« Réparer le présent, bricoler le futur » : différence entre les versions

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<b>Pierre Letellier : </b>Sur cette distinction
<b>Pierre Letellier : </b>Sur cette distinction entre le rapport au modèle lucratif ou classique de réparateur, j’ajouterais qu’on se situe dans une branche de la réparation qu’est le domaine non-marchand, c’est porté par des assos, notre but n’est de faire de l’argent. Il ne faudrait pas qu’on se fasse enfermer dans la logique qui veut nous imposer celle de la réparation, celle des labels qualité sur les produits de seconde main, etc. C’est un peu le discours qu’on entend partout aujourd’hui : il faut de la qualité pour donner des gages aux consommateurs. Je suis persuadé qu’il faut aussi proposer une alternative et que tout le monde n’a pas forcément envie ou besoin de ça. Ces labels, ces garanties sont des choses qui, quelque part, nous enferment parce qu’on ne sera pas en capacité de les donner, du coup il ne faudrait pas qu’on soit disqualifié dans ce qu’on propose parce que les pouvoirs publics mettraient des obligations que ce soit sur des qualifications métier pour les réparateurs, etc. En fait, on est dans la marge, mais ça fonctionne et c’est ça que je trouve intéressant : si on prend les ateliers de réparation de vélos, les Repair Cafés, etc. on voit qu’il y a un engouement extrêmement fort et que, finalement, en termes de nombre de réparations qui sont effectuées, ce n’est pas déconnant. Si je prends les vélos oui, il y a le secteur lucratif classique : vous aller chez un réparateur, vous payez vos réparations, effectivement, il vaut mieux qu’il vous propose une garantie parce que si, ça ne fonctionne pas, c’est peut-être normal que vous vous retourniez contre lui. Mais, dans les ateliers vélo et je pense que c’est pareil dans les Repair Cafés, on explique très clairement que l’engagement de la réparation porte sur le détenteur du produit et que le réparateur va bien l’ouvrir, mais, finalement il ne faudra pas venir se plaindre derrière si ça ne fonctionne pas.<br/>
Il y a effectivement aussi cette démarche d’apprentissage par l’échec ou par la répétition. On est principalement sur des vélos qui ne sont pas à 5 000 euros. Je pense que quand vous avez un vélo à 5 000 euros soit vous le réparez parce que vous savez le faire et vous ne prenez pas de risques soit vous le mettez chez un réparateur. On est sur des vélos où, en fait, on peut presque se permettre l’échec et la casse parce qu’on a des pièces détachées.
 
<b>Isabelle Carrère : </b>On a besoin d’un vélo à 5000 euros ?
 
<b>Pierre Letellier : </b>Moi non. Il y a des gens qui s’amusent avec des vélos à 5000 euros, on ne les voit pas passer chez nous ! Enfin, ce n’est tout à fait vrai : il y a des gens qui viennent faire de l’auto-réparation dans nos ateliers avec de très beaux vélos aussi. Parfois, on n’est juste pas en capacité de les aider, c’est ce qu’on disait sur la technologie : les vélos aussi deviennent des choses qui sont de plus en plus difficilement réparables.<br/>
En tout cas, on n’aimerait pas qu’on nous impose, quelque part, des obligations de formation même pour animer des permanences d’auto-réparation. Aujourd’hui, on a beaucoup de bénévoles, on a des gens qui peuvent tenir une permanence et être en capacité de dire à la cycliste qui vient « désolé, aujourd’hui, moi ni personne ici ne saura t’aider sur la réparation, donc on ne va pas pouvoir la faire ». Il ne faut pas non plus qu’on se force à dire qu’on est en capacité de tout faire et tout réparer. Il faut vraiment qu’on ait cette place et qu’on défende cette alternative aux circuits de réparation classique, sinon on ne va jamais réussir à maintenir notre modèle face à une réparation qui est soutenue, aujourd’hui, par les pouvoirs publics, parce qu’il y a de plus en plus d’aides qui sont dirigées pour relancer et c’est très bien de relancer l’activité de réparation, etc. mais il ne faudrait pas que ça se fasse au détriment des activités associatives non lucratives.
 
<b>Paul Dumayet : </b>J’aimerais bien rebondir sur un élément que tu as dit tout à l’heure sur la réception par les usagers et les cyclistes qui viennent chez vous du fait qu’un bénévole puisse dire « en fait, je ne vais pas pouvoir t’aider, c’est trop compliqué » ou « je ne peux pas te garantir que ça va marcher ». Quelles sont les réactions, en général, des gens ? Est-ce que c’est bien pris ? Est-ce qu’il y en a qui s’en vont, qui claquent la porte en disant « je ne vais jamais revenir ici, ces gens ne servent à rien ! » ? Je caricature, mais ce sujet-là, culturel, est ancré dans des réactions quotidiennes, dans des comportements qu’on a tous et toutes. Je ne sais pas si vous avez en tête des exemples ou un truc un peu général sur cela.
 
<b>Pierre Letellier : </b>Je veux bien rebondir là-dessus. Des gens viennent, mais, en fait, ce qu’on fait dans les ateliers d’auto-réparation vélo est très peu connu. On voit une asso de quartier qui fait du vélo, on se dit que c’est un réparateur classique. Il y a donc beaucoup de gens qui passent la porte, qui disent « mon vélo a quelque chose, est-ce que je peux laisser ? – Non. En fait, ici, c’est toi qui vas réparer le vélo, on va t’aider, t’accompagner si tu ne sais pas faire ». Et là, il arrive que la personne dise non, parfois pour des raisons légitimes qui sont « je n’ai pas le temps » et c’est extrêmement important. On est dans une société où il n’y a plus le temps, justement, d’avoir ces pratiques de bricolage. Les gens qui restent chez nous, qui bricolent et qui s’investissent bénévolement, sont des gens qui prennent le temps, justement, pour faire cette activité-là et tout le monde ne le fait pas, tout le monde ne peut pas non plus le faire ; nos modes de vie, nos temps pleins nous empêchent aussi de participer à ces activités. En tout cas, quand les gens arrivent à atelier, on l’explique, on est très clair sur le fait qu’il n’y a pas d’engagement sur les réparations qui pourraient être produites et c’est déjà un filtre à l’entrée.
 
<b>Benoit Engelbach : </b>Sur la même question, nous avons tous types de réaction. La plupart des gens comprennent tout à fait, d’ailleurs on affiche une charte. J’étais à la Cyclofficine, il y avait aussi une charte à l’entrée, quand on arrive. On demande donc aux gens de lire la charte où tout cela est expliqué, ils l’acceptent de fait. Après, il y a tous types de réaction, mais je dirais que c’est comme à l’école, comme dans les services publics, comme chez le fromager ; il y a des gens qui se sentent très frustrés, qui ont de la colère, mais ça fait aussi partie du truc de gérer ces personnes-là et d’arriver à leur expliquer en sorte qu’elles repartent avec le sourire, parce qu’il faut aussi qu’elles passent un bon moment. L’objectif n’est pas de virer ceux qui sont chiants, c’est que tout le monde passe un bon moment et que ça se passe bien.
 
<b>Paul Dumayet : </b>OK. Cool.
 
<b>Isabelle Carrère : </b>Si, si, quand même, virer ceux qui sont chiants, ce n’est pas drôle.<br/>
Je pense que c’est ce que tu as dit tout à l’heure, Paul, on a tous toutes des choses à déconstruire, on a donc aussi à déconstruire des rapports sociaux. Par exemple, à Antanak, on voit notamment des gens qui vont venir et qui vont comme nous forcer, vouloir nous forcer à nous mettre dans une position marchande ou autoritaire ou je ne sais pas, parce que c’est de cela dont ils ont l’habitude. Là, on parle de réparations, mais je pourrais parler des permanences d’écrivain public qu’on fait, c’est la même chose : les gens viennent, ils te poussent parce que c’est ça qu’ils connaissent et c’est là où ils sont « bien », entre guillemets, en fait ils y sont très mal, mais ils pensent qu’ils y sont bien, en tout cas que les relations sociales avec quelqu’un doivent être comme ça. C’est du service, c’est de la consommation. Donc oui, on a à déconstruire, mais on ne peut pas le faire tout seul. En tant que mammifères, on vit avec d’autres, donc il faut déconstruire ensemble, sinon ça ne marche pas
 
<b>Paul Dumayet : </b>Du coup, depuis combien de temps, chacun, avez-vous cette sensation-là ? Depuis 10/15 ans que vous existez chacun, 20 ans pour certains, vous êtes super jeunes, vos associations, vous avez un génie, est-ce que vous avez cette sensation-là malgré tout ? On a parlé un peu des gens, de notre manière et du chemin qu’on a à parcourir. Vous avez l’impression qu’on l’a déjà un peu parcouru ? Qu’on a gagné un peu de terrain d’un point de vue encore une fois culturel, politique, par rapport au nombre d’usagers que vous avez, au discours que les usagers ont ? Vos rapports avec des élus par rapport aux politiques publiques ? Avez-vous là-dessus l’impression qu’on avance depuis la création de vos assos, depuis 10 ans, 15 ans, 20 ans ?
 
<b>Pierre Letellier : </b>Du côté des ateliers vélo, on va dire qu’on se sent avancer parce qu’on est de plus en plus nombreux et nombreuses à participer, à bénévoler, à monter des structures et ça se voit dans le nombre des structures. Ça se voit aussi dans la reconnaissance par les autorités de ce qu’on fait, en tout cas au niveau local. On surfe aussi beaucoup sur la vague de la mobilité à vélo. Si on avait été dans de la réparation d’autres produits, je pense qu’on aurait eu plus de mal à atteindre le niveau où on est aujourd’hui.<br/>
Cela dit je pense qu’il y a vraiment la question du local, des élus locaux qui savent ce qu’on fait, qui nous soutiennent, voire d’autres types d’institutions qui vont nous soutenir et puis la question de la reconnaissance dans les politiques plus larges au niveau national où ce sont des sujets qui sont encore très éloignés des considérations que peuvent avoir les élus sur la manière de développer la réparation. Je vais prendre pour exemple, c’est intéressant : il y a un an, il y a eu un plan vélo national. On a réussi à avoir des mesures de soutien pour le développement. Ils ont appelé ça des ateliers de réparation assistée, c’est le texte réglementaire, et puis dans la communication grand public c’était des Repair Cafés. Au début, je n’ai pas trop compris, je me suis dit « tien, il y a de l’argent pour les Repair Cafés sur le vélo, c’est bizarre ! Peut-être que c’est pour monter de l’éclairage ! » ; ce n’était pas ça !<br/>
On a réussi à avoir ça parce que, au moment de la loi AGEC, anti-gaspillage, économie circulaire, il y a quatre ans maintenant, il y a eu la création de dispositifs qui sont les fonds réparation. Que sont les fonds réparation ? Dans les filières à responsabilité élargie des producteurs, les filières de produits sur lesquelles on met en place un principe de pollueur-payeur : vous achetez une télévision, vous allez payer une éco-contribution qui va financer la fin de vie une fois que la télévision deviendra un déchet et, si possible, ça finance aussi l’écoconception, la réparation, etc. On a donc créé des fonds réparations pour relancer la réparation des produits en France, avec des sommes qui sont considérables. Sur les D3E, déchets d’équipements électriques et électroniques, on parle de plus de 100 millions d’euros chaque année qui sont fléchés, pas pour augmenter le nombre de réparateurs, pour faire baisser le prix de la réparation quand vous allez chez un réparateur classique. Donc 100 millions d’euros par an pour le secteur marchand de la réparation, combien pour les Repair Cafés ? Zéro ! C’est là on voit qu’il y a quand même un écart entre ce qu’on fait sur le terrain et puis à quel point on est considéré.<br/>
Sur le sur les vélos, c’est pareil, il y a une filière déchets, comme ça, spécifique. Il y a eu, pareil, 130 millions d’euros qui sont fléchés sur le développement de la réparation, zéro sur les ateliers de réparation assisté. Depuis plusieurs années, on a des études qui montrent que la réparation dans les ateliers vélo c’est 10 % du total des réparations qui sont effectuées ; les réparations chez les réparateurs classiques c’est 25 % et les réparations, on va dire à domicile, où les gens font chez eux sans passer par un soutien quelconque, c’est 65 %. En proportion, ce qui est fait par les ateliers vélo c’est quand même assez significatif et on a eu zéro soutien. On a donc râlé, on a fini par réussir à gratter deux millions d’euros de soutien. Mais, quand vous prenez la proportion et le rapport avec le secteur marchand, on voit qu’on est encore très en dessous de ce qu’on pourrait légitimement avoir.<br/>
À mon avis, il y a là un enjeu, mais aussi de connaissance et de diffusion de ce qu’on fait. Aujourd’hui, nous sommes peu visibles. Quand je parle à des gens, que je présente l’activité des ateliers vélo, c’est encore peu connu par le grand public.<br/>
Je pense qu’on a une chance de se développer, de s’accroitre, mais on a besoin de davantage de soutien des pouvoirs publics pour le faire.
 
<b>Isabelle Carrère : </b>Si je peux me permettre, je trouve que cette position-là est quand même assez ambiguë, pas la tienne, celle que nous pouvons ou ne pouvons pas avoir, dans le sens où est-ce qu’on a vraiment envie, besoin, d’être soutenus, comme tu le dis, par les pouvoirs publics, dans la mesure où, tu le disais tout à l’heure, on a le risque de se faire rattraper par la question des labels ; de se faire mettre sur la tête des demandes et des exigences, et ça serait légitime puisque qui utilise tel argent public doit pouvoir dire à quoi il s’en sert. Je trouve que ce n’est pas simple et c’est une ambiguïté dans laquelle on est tous et toutes, collectifs, associations, etc. On a besoin de soutien politique, mais aussi financier ?, point d’interrogation, versus ils ont le pouvoir, mais on a de la puissance, versus on est dans des choix de fonctionnement, d’autogestion, d’autonomie même si ce n’est pas une autonomie complète, en tout cas quelque chose qui tendrait vers une autonomie. Je trouve que cette navigation-là est très fine à jouer et je suis heureuse quand je vois combien de groupes ou de collectifs ont des façons différentes de traiter cette question. Pour moi une des horreurs, une des terreurs serait qu’il y ait, comme sur d’autres sujets, une centralisation, une concentration des pouvoirs, des façons de faire, etc., et c’est là où les réseaux comme le réseau REFER ou le RéFIS qu’on a tenté de monter aussi sur les ordinateurs, sont utiles. Autant c’est bien qu’on puisse se regrouper, qu’on se parle, qu’on aille vers des mêmes choses, si on a envie d’aller vers les mêmes choses, mais surtout pas, je trouve, qu’on soit soutenu malgré nous en ayant des obligations derrière qu’on n’a peut-être pas envie d’avoir.
 
<b>Pierre Letellier : </b>C’est vrai et c’est la question de qui gère l’argent au final, parce que l’argent pour avoir des locaux de qualité, pour pouvoir mener son activité, on le prend si on en a besoin. Il y a des assos qui n’en ont pas besoin parce qu’elles ont des modèles ou elles sont complètement autofinancées. Mais effectivement, garder la main sur la distribution et les fonds, c’est un enjeu primordial, mais on s’en sort.<br/>
C’est vraiment ambigu. Je prends un exemple : il y a eu les fonds réparation pour la loi Agec et les fonds réemploi qui financent nos activités de ressourceries, de recycleries, etc. Sauf que, historiquement, on était très peu financé, en fait, on faisait du boulot bout de chaîne et on touchait vraiment des clopinettes, donc, on a dit « ce n’est normal, vous mettez tout le pognon sur le recyclage des produits, vous n’avez rien à foutre d’allonger la durée de vie, il faut agir en amont. » On a obtenu les fonds réemploi, on voulait avoir la gestion de ces fonds, parce que c’est beaucoup d’argent, on ne l’a pas. Donc, effectivement, d’un côté on est rémunéré pour des activités, on ne l’était pas, et, d’un autre côté, on a des obligations de traçabilité, des trucs vraiment chiants et c’est une vraie question : comment est-ce qu’on arrive à promouvoir notre modèle ? Est-ce qu’il faut rester dans la marge ? Est-ce qu’il faut s’institutionnaliser ? Une question sans fin et je n’ai pas de réponse, de bonne réponse et c’est vrai que chacun fait ses choix dans ses structures et tant mieux, aujourd’hui, qu’on ait justement cette liberté-là.
 
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<b>Paul Dumayet : </b>Benoît.

Version du 15 juillet 2024 à 06:16


Titre : Réparer le présent, bricoler le futur

Intervenant·e·s : Isabelle Carrère - Benoit Engelbach - Pierre-Eric Letellier - Paul Dumayet

Lieu : Émission La place aux gens - Radio Cause Commune

Date : 1er juin 2024

Durée : 57 min 38

Podcast

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Le Réseau Francilien du réemploi — REFER — est fort de plus de 60 structures : ressourceries, recycleries, autant de lieux en Île de France adhérentes réparties dans une centaine de boutiques solidaires, qui donnent du sens à des actions non lucratives et non concurrentielles, portant majoritairement sur la baisse des déchets, la sensibilisation de toustes au réemploi et à la solidarité, et la mutualisation des pratiques d’auto-réparation. Samedi 1er juin 2024, malgré la pluie, rassemble dans le 18° arrondissement de Paris, dans des sites emblématiques de recherche de même nature, pas mal de monde pour le Festival de la Récup‘. Une table ronde a été organisée et animée par Paul Dumayet, avec pour questions : Quels sens peut-on donner à ces gestes amateurs du quotidien ? Quelle place ont-ils dans notre vie citoyenne et politique ? Que manque-t-il pour qu’ils (re)deviennent une habitude?

Transcription

Voix off : Cause Commune comme si vous y étiez

Paul Dumayet : Réparer le présent, construire le futur. Nous sommes au Shakirail, un superbe lieu culturel et solidaire, qui accueille des artistes et des associations pour faire vivre le quartier de Goutte-d’Or dans lequel nous sommes aujourd’hui, et vous nous écoutez également sur la radio Cause Commune qu’on remercie pour cette diffusion en direct. Nous avons une heure devant nous et, sans plus tarder, je vais rappeler un peu le contexte puis laisser nos trois invités se présenter.
Les discussions que nous allons avoir se font dans le cadre du Festival de la Récup‘ qu’organise le REFER. Le REFER, c’est le Réseau francilien du réemploi, un réseau de 62 associations du réemploi solidaire, des ressourceries, des recycleries spécialisées, des Emmaüs et des ateliers vélo. L’association du REFER existe depuis dix ans, elle accompagne les porteurs de projets et les collectivités à ouvrir de nouveaux lieux du réemploi solidaire en Île-de-France, elle porte tout type d’action collective, avec ses 62 adhérents, pour promouvoir la seconde main associative d’intérêt général, non lucrative et porteuse d’emplois en insertion.

[Applaudissements]

Paul Dumayet : Merci public.
Ce septième Festival de la Récup‘, qui nous accueille, est effectivement la plus emblématique des actions du REFER, qui l’organise tous les ans ou tous les deux ans. Je vous invite donc à consulter la très riche programmation du festival qui se déroule au CENTQUATRE où se trouvent les 17 espaces de boutique des ressourceries, au Jardin d’Éole avec une cinquantaine d’ateliers autour de la récup et de la réparation et enfin le Shakirail, où nous sommes aujourd’hui, qui accueille notre table ronde du jour, de très belles expositions et un faux procès qui aura lieu à 15 heures 30. Nous avons aussi deux concerts dont un au Jardin d’Éole ce soir avec les Underground Cosmic Didgs et un bal pop récup au CENT QUATRE. Et enfin, pour demain, je me dois de mentionner la vente aux enchères de 123 trésors, des petits objets découverts chez nos adhérents ressourceries, qui aura lieu au CENT QUATRE dans la boutique d’Emmaüs défi de 14 heures à 15 heures 30 et enfin le carnaval porté par le collectif Haut les Masques qui partira à 16 heures de la Halle Pajol jusqu’au Jardin d’Éole. C’est donc une énergie de dingue qui est déployée par toutes les associations adhérentes du réseau. Ça fait au moins un an et demi qu’on travaille sur l’organisation de ce festival, 270 bénévoles sont mobilisés, une équipe salariée de 12 personnes incroyablement dédiées. C’est important de leur rendre hommage aussi aujourd’hui. Ils ne sont pas là, mais ils vous entendent, les énergies passent.
Je m’appelle Paul Dumayet, je suis un ancien salarié de la jolie bande du REFER, aujourd’hui bénévole pour organiser cette table ronde.
Je vous ai tout dit. Je vous propose de rentrer dans le vif de la table ronde, donc de présenter nos trois invités : Isabelle Carrère, Pierre-Eric Letellier et Benoit Engelbach, pour qu’ils nous racontent ce qui les anime, quelles sont les initiatives qui les rassemblent autour de notre table aujourd’hui et je commence par Isabelle.
Isabelle, dites-nous, qui êtes-vous ? Que faites-vous ?

Isabelle Carrère : Oh ! Tu me vouvoies !

Paul Dumayet : On se tutoie ?

Isabelle Carrère : On se tutoie ! C’est pour de vrai.
Merci de cette introduction. Je suis d’accord : le REFER a mis une belle énergie pour tout ça.
J’ai plusieurs casquettes. Là j’ai un petit peu celle de la radio Cause Commune 93.1, mais j’ai aussi et surtout, aujourd’hui, la casquette pour un Antanak, qui est une association dans laquelle nous récupérons des ordinateurs, fixes, portables, quelques téléphones, nous les reconditionnons, nous les libérons, nous mettons des systèmes d’exploitation libres et nous les donnons à ceux et celles qui le souhaitent, individus, particuliers, collectifs, etc. Nous avons créé un réseau RéFIS, dont j’aurai peut-être l’occasion de reparler tout à l’heure.

Paul Dumayet : Parfait. Je le note. Tu prends la suite.

Benoit Engelbach : Merci Paul. Benoit Engelbach, je suis là au nom de l’association Repair Café de Paris ; je précise que je ne suis plus bénévole aujourd’hui de cette association, mais j’ai participé à sa création et j’y ai été très actif pendant plusieurs années. Les Repair Cafés sont des ateliers de réparation bénévoles ; l’objectif c’est de réunir à la fois des bénévoles réparateurs, des bénévoles qui organisent et des personnes qui ont des choses chez elles qui ne fonctionnent plus et qui, en général, ne sont pas assez chères pour être réparées par un professionnel, donc d’essayer de les réparer avec ces personnes dans une ambiance conviviale. Le slogan des Repair Cafés c’est vraiment réparer pour éviter de jeter.
J’ai été très actif à Repair Café Paris pendant plusieurs années, également, pendant plusieurs années, très actif dans une association qui s’appelle Repair Café France, où on a essayé de fédérer l’énergie, de capitaliser ce que tous faisaient. Ça s’est développé très vite, il y a des Repair Cafés vraiment partout maintenant.
À titre personnel, je précise que je suis aussi élu dans mon entreprise, depuis six mois, au nom du syndicat Printemps écologique, là où on essaye de faire bouger les lignes dans les entreprises.

Paul Dumayet : OK. Cool, Parfait. Il ne reste plus que Pierre.

Pierre Letellier : Bonjour Paul. Je suis salarié de L’Heureux Cyclage, qui est un réseau national d’ateliers vélo participatifs et solidaires. Qu’est-ce qu’on fait dans un atelier vélo participatif et solidaire ? On accueille le public que sont des cyclistes qui ont besoin d’entretenir ou de réparer leur vélo. On les conseille, on les accompagne dans les réparations, si besoin, on leur apprend même à monter en compétences et pour eux-mêmes devenir bénévoles et pouvoir accompagner d’autres personnes. C’est le la première activité.
La deuxième : on a aussi une activité de recyclerie spécialisée sur le vélo. On va collecter des vieux vélos en fin de vie, on va les réparer si c’est possible ou on va les démonter pour récupérer les pièces détachées pour pouvoir réparer d’autres vélos avec ces mêmes pièces détachées.
La troisième mission qu’on se donne aussi, c’est d’être des lieux de vie dans lesquels on favorise le vivre ensemble, dans lesquels on arrive à faire des choses en faisant fi de nos différences, en luttant contre les discriminations qu’on peut vivre au quotidien. C’est vraiment l’idée d’utiliser le vélo comme un outil de lien social, de convivialité, et pouvoir aussi aborder, avec cet outil, plein d’enjeux, des enjeux d’écologie, de gestion de déchets, etc. Il y a donc une vraie fonction, je pense, d’animation de la vie de quartier.
L’Heureux Cyclage est un jeu de mots qui ne passe pas la radio, mais, pour expliquer c’est heureux comme content et cyclage. C’est une époque où on ne faisait pas bien la différence entre le réemploi et le recyclage chez nous, ce sont des sujets techniques, mais c’est la fête de la récup, on peut en parler.
Dans ce réseau, aujourd’hui, on a 250 ateliers en France sur à peu près 500 structures ; ce sont des structures qui sont de petite taille, des petites assos de quartier dans lesquelles il y a parfois du salariat, mais, en majorité, ce sont des structures qui sont portées uniquement par des bénévoles et ça se développe de plus en plus. Dans les années 90, il y en avait une poignée en France, les premières, et puis ça a très fortement augmenté, maintenant on en retrouve un peu partout, notamment dans les agglomérations, mais aussi, de plus en plus, dans les zones peu denses, les territoires ruraux, parce que, quelque part, on vient aussi offrir un service là où il y avait plus d’offre de réparation classique.

Paul Dumayet : Vous avez en commun, tous les trois, le fait d’être des structures ou d’être membres de structures très bénévoles, de travailler avec des personnes à qui on apprend à réparer, donc le geste d’auto-réparation qui se distingue de celui de réparation. Pour vous, quel sens ce geste-là, de la pratique amateur, de l’apprentissage de la réparation, du bricolage, a-t-il ? Isabelle.

Isabelle Carrère : C’est bien que tu le présentes comme ça, parce que, en tout cas à Antanak et, je pense, sans doute aussi ailleurs, ce n’est pas tellement la question des gens qui savent et qui apprennent à d’autres, mais, pour moi dans « autoréparation » il y a aussi qu’on est ensemble pour apprendre à. En tout cas, à Antanak, nous sommes très attentifs à ça et, pour moi, le sens de ces questions, il y a des sens pluriels, mais ce sont des sens très politiques dans lesquels on essaye de faire en sorte que ça soit abordable à tous et toutes et, quand je dis toutes, c’est aussi parce que – on en a parlé en préparant cette table ronde –, on a une vraie problématique. Je ne sais pas si elle est simplement liée au numérique, à l’informatique, en tout cas, chez nous, elle est là. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de femmes qui réparent des vélos, en tout cas on ne voit pas beaucoup de femmes qui réparent des ordinateurs et malheureusement, quand des stagiaires nous demandent à venir dans l’association ou des personnes qui viennent et qui osent prendre un tournevis et ouvrir leur ordinateur, ce sont très souvent des hommes ! Donc, pour moi, bizarrement, cette affaire de bricolage, de réparation, est, jusqu’à présent, une activité genrée. Il y a des évolutions, on avance un petit peu, mais je trouve vraiment qu’on avance beaucoup trop doucement sur ces questions.
Le premier sens de la réparation c’est évidemment ce que vous avez dit, Benoît et Pierre, c’est la question de « tant que ça peut servir, on a envie que ça serve », c’est donc la limite qu’on peut donner avec une toute petite part de ce qu’on peut faire, tels les colibris disaient d’autres personnes à certains moments, de limiter les déchets. En informatique, il s’agit de limiter les D3E [déchets d’équipement électrique et électronique], il s’agit également de limiter la consommation qu’on pourrait avoir en rachetant un produit plutôt que de le réparer, donc racheter un autre ordinateur plutôt que de réparer celui qu’on a, ça veut dire, également, limiter notre contribution ou notre participation à de l’extraction ici ou là, mais surtout là, de minerai, de matériaux, de terres rares, etc., qu’on voit et dont on voit bien les désastres tant pour les habitants et les habitantes qui sont dans les pays dans lesquels il y a ces extractions, qu’en termes d’environnement, en termes de pollution de l’eau, de pollution de l’air, etc.
Je pense que c’est une conscience qui est de plus en plus existante, on en reparlera sûrement tout à l’heure aussi, je pense que ça existe pour de vrai et, du coup, je ne sais pas si, à chaque fois qu’on ouvre un ordinateur, qu’on répare une casserole, une bouilloire ou que sais-je, on a ce sens-là, mais un peu quand même, c’est-à-dire quelque chose qui est « je contribue à ce qu’on ne soit pas en train de faire tout et n’importe quoi sur cette planète », quelque chose comme ça !
Ça veut dire aussi prendre soin et qui dit prendre soin d’un objet, c’est qu’on est capable de prendre soin des autres, de soi, des objets des autres et des autres personnes autour de soi, de l’environnement et des siens au sens large, de sa communauté d’intérêt, de ses communautés d’intérêt. Donc, les lieux conviviaux d’autoréparation ou autres sont aussi des apprentissages de faire quelque chose ensemble au-delà de sa famille, son couple, ses amis, etc. ; ça permet donc cela. Ça permet aussi de faire autre chose que consommer ensemble, qu’aller boire une bière ensemble, même si j’adore boire une bière avec d’autres gens, mais ça permet de faire d’autres choses ensemble.

Paul Dumayet : On peut même boire une bière et réparer.

Isabelle Carrère : Et en même temps réparer, tout à fait ! Je dis une bière, ça pourrait être du vin ou un jus de fruit, on peut boire ce qu’on veut.
L’autre chose qui est importante, après je m’arrête pas, non, il y a encore deux choses que je voulais dire sur la question du sens.
Il y a aussi la question du sens politique qui est le droit d’usage : à partir du moment où on s’autorise à réparer quelque chose, on le répare soit pour soi, soit on le répare pour qu’il continue une vie même chez d’autres ou avec d’autres. À Antanak, notamment, on n’est vraiment pas pour la question de la propriété. On pense qu’on n’a pas besoin d’être propriétaire d’un objet pour s’en servir, donc, on milite pour un droit d’usage et, petit à petit, ça passe aussi dans l’esprit des gens. Quand on leur dit « cet ordinateur est pour toi, on te le donne. La seule chose qu’on te demande c’est de nous le rapporter le jour où tu n’en as plus besoin pour qu’on puisse leur redonner à quelqu’un d’autre », et ça commence bien à rentrer ça aussi, c’est plutôt pas mal.

Paul Dumayet : Vous avez déjà des adhérents qui ont rapporté des ordinateurs.

Isabelle Carrère : Oui absolument. Soit quelqu’un le rapporte en disant « maintenant ma situation a changé, j’ai besoin d’un ordinateur portable alors que j’avais pris un fixe » ou bien « d’un portable qui soit plus qualifié, plus calibré parce que je vais faire de la vidéo », je dis n’importe quoi. Oui, il y a ça, et aussi des gens qui ont dit, et c’est là où on n’a pas gagné mais ce n’est pas grave, « je vous rapporte l’ordinateur parce qu’en fait je m’en suis acheté un », et c’est une des limites, on le verra à autre moment, peut-être dans le point 2 ou 3 de tes questions, mais c’est une des limites aussi sur la capacité des gens à trouver sur le temps long c’est vrai.
Et puis, je ne peux pas ne pas dire, quand même, un mot du Libre ; je ne sais pas si ça parle à tout le monde dans le public et à la radio. C’est cette question des systèmes d’exploitation qui ne sont pas privateurs, propriétaires, ce sont donc toutes les distributions sous GNU/Linux qui permettent de se libérer de l’obligation d’acheter toujours de nouvelles licences, puis un matériel qui suit la licence, etc.
J’arrête là ! Je pourrais parler trois heures !

Paul Dumayet : Benoit, j’ai l’impression qu’Isabelle t’a regardé. Vas-y.

13’ 38

Benoit Engelbach : Je pense qu’elle a dit beaucoup de choses. Sur la dimension écologique de la réparation, en plus de l’évitement de l’extraction de nouvelles ressources, il y a aussi le fait que, notamment sur un ordinateur ou un smartphone, la consommation d’énergie est beaucoup plus importante pour la fabrication que pour l’utilisation, donc c’est aussi de l’énergie évitée, et puis il y a tous les transports pour que le matériel vienne de Chine jusque jusqu’en Europe, là où il est acheté. Tu as dit le principal sur la dimension écologique.
Pour compléter un peu sur la dimension humaine, il y a évidemment le plaisir d’apprendre, de faire des choses ensemble, mais ça peut être aussi une manière de passer à l’action face à une situation où on se sent déprimé, un peu anxieux, eh bien, finalement, faire des choses, c’est une manière de se sentir mieux, ça fait du bien et ça va même, dans certains cas, jusqu’à de la mobilisation. Je voulais prendre l’exemple d’un Repair Café qu’on faisait dans un lycée de décrocheurs dans le 13e arrondissement. L’équipe pédagogique était géniale, utilisait la réparation : ils avaient un atelier fabuleux, ils stockaient tout un tas d’ordinateurs qui ne marchaient plus et, en fait, ils remettaient les élèves décrocheurs au travail scolaire grâce à la réparation, en les remettant en selle. Il y a donc vraiment cette idée de se mobiliser et se mobiliser ça fait du bien.

Paul Dumayet : OK. Cool.

Pierre Letellier : Sur le recyclage, on a un concept qu’on appelle la « vélonomie », un mot-valise contraction de « vélo » et d’« autonomie ». C’est ce qu’on met en avant quand on l’explique qu’on cherche à faire en sorte que les cyclistes soient en capacité de faire les réparations sur leur vélo, parce qu’on estime que c’est, encore aujourd’hui, un des rares objets du quotidien qui va nécessiter un entretien et, en termes de compétences mécaniques, cela reste relativement accessible à acquérir si on veut faire son entretien.
Je pense que derrière la notion d’auto-réparation, pour moi, il y a vraiment d’abord un besoin finalement premier qui est celui de prendre soin des choses, parce qu’elles s’usent et, du coup, si on veut qu’elles durent, il va falloir soit y consacrer du temps pour les réparer soi-même soit avoir un budget qui peut être assez conséquent, notamment pour un vélo : pour un vélo qu’on utilise tous les jours, ça peut se chiffrer rapidement en plusieurs centaines d’euros quand on passe dans le circuit marchand, classique, pour l’entretenir. Je pense que le premier besoin des gens qui viennent chez nous, dans les ateliers, est à la fois sur ce besoin de réparation pour alléger leur budget et, à la fois, sur cette envie d’être à l’aise, d’être autonomes, de pouvoir aller peut-être plus loin à vélo, de pouvoir se projeter sur des déplacements plus longs, de pouvoir partir en vacances, se dire « je ne vais pas être en galère si jamais j’ai une crevaison qui arrive ». C’est donc une demande qui est assez forte et je pense qu’aujourd’hui on est quand même assez dépossédés des objets de notre quotidien : on ne sait plus comment c’est fabriqué, on ne sait plus où ça a été fabriqué, on ne sait pas du tout où toucher sur la plupart des objets, même on n’ose pas, d’ailleurs tout est enfermé, caché, on ne voit rien, c’est un peu le principe du design moderne. Je pense que la culture du do it yourself c’était un peu ça à un moment, c’était de remettre les mains dans le cambouis, se dire qu’en fait c’est aussi une activité qui est plaisante ; c’est quelque chose qui est enrichissant d’un point de vue humain de pouvoir se réapproprier cet objet qui nous paraissait lointain et se dire « je le comprends, je maîtrise, je sais quoi en faire. »
Dans les ateliers, et dans les Repair Cafés, je pense qu’on bascule un peu du do it yourself, du faire soi-même au faire ensemble et on se rend compte qu’on n’est pas seul, qu’on n’est pas isolé dans cette démarche et là on entame une réflexion. C’est ce que tu disais par rapport à la consommation. La consommation, aujourd’hui, c’est quand même un acte qui est très individuel : on va dans un magasin, on achète, on se retrouve avec son objet. Quand on est dans une démarche de réparation collective, comme ça, je pense qu’on se rend compte qu’on peut questionner collectivement ce rapport à l’objet, ce rapport à la consommation, et pourquoi pas, après, envisager des formes de possession différentes, propriété d’usage, etc., et là aussi c’est intéressant.
Je dirais que sur la notion de propriété, finalement, dans ce rapport aux objets qu’on construit, on construit aussi une histoire et on construit un lien qui va permettre, quelque part, de prendre davantage soin. C’est-à-dire qu’on va faire attention à un objet qu’on a déjà réparé deux fois, qu’on connaît.
Ce n’est pas tout à fait la propriété d’usage, mais si on prend de la location longue durée, notamment les Vélib' à Paris, il y a énormément de dégradations, les gens n’en prennent pas soin ; on ne voit pas trop de cyclistes jeter leur propre vélo dans la Seine ou dans le canal, heureusement.
Je pense qu’il y a aussi cet enjeu de se dire « cet objet a une histoire, il m’appartient je le connais bien ».
Je pense que le dernier point sur le sens de l’auto-réparation c’est aussi que, finalement, on voit la nécessité du low-tech, la basse technologie, la technologie accessible, dans les objets si on veut qu’ils soient accessibles.
L’acte de réparation, chez soi, ça va être fixer un mobilier avec une vis, recoudre une chemise, ça va être resserrer quelque chose qui est en train de se desserrer. Dès qu’on arrive sur des objets qui demandent des outils spécifiques, des compétences faramineuses, on sort complètement de ce qui est accessible en termes d’auto-réparation, de réparation collective, et c’est un gros enjeu de sens derrière les objets.

Paul Dumayet : Très bien. Merci beaucoup Pierre.
Ce que tu viens de dire me fait penser que j’ai vu ça dans <em<Socialter sur le bricolage et la réparation, que je recommande à toutes et tous, qui est excellent, le vélo est apparemment l’objet le plus réparé, en tout cas en France : 63 % du temps il est réparé, je pensais que c’est même plus, parce que cela requiert des compétences qui sont effectivement transmissibles entre cyclistes, de parents à enfants, etc., donc ça donne un truc un peu moins compliqué qu’ouvrir le capot d’un ordinateur ou d’un autre objet électrique, électronique. Du coup ça m’amène à vous poser un peu cette question-là, je me tourne pas mal vers Benoit, de ce rapport à l’objet qui est effectivement souvent assez passif, consumériste et, du coup, les gens ont tendance à avoir envie d’avoir une garantie. Du coup, cette question de la garantie qui, par essence, ne peut pas exister dans les trois activités que vous menez, qui est aussi une question pour les ressourceries : chaque fois qu’on vend des objets, les gens nous demandent combien de temps de garantie ils vont avoir et c’est toujours une question délicate parce que, par essence, la seconde main qu’on leur vend, même si on l’a vérifiée, même si on l’a nettoyée, etc., on a du mal à avoir une garantie « très sérieuse », entre guillemets, comme les magasins neufs peuvent l’offrir.
Je voulais donc vous poser cette question, particulièrement à toi, Benoît, qui travailles avec des objets un peu plus technologiques.

Benoit Engelbach : Effectivement, des personnes pointent parfois du doigt le risque lié à la garantie quand on vient dans un Repair Café ou à la qualité de la réparation, au risque de casse même. Je pense effectivement qu’elles ont tout à fait raison, également parce que, quand on parle de garantie, on parle de réparation professionnelle et, pour moi, il y a vraiment de la place pour la réparation professionnelle et pour l’auto-réparation, pour la réparation amateur, ce n’est donc pas du tout antinomique.
Je précise quand même que, dans les Repair Cafés, on manipule les objets électriques, parfois avec des tensions fortes, donc on forme les réparateurs ; ils sont formés, ils sont ils sont informés, a minima, des risques électriques, ce qui fait qu’en général on prend la bière après le Repair Café mais pas pendant ! Je précise, c’est important, parce que, mine de rien, il faut être concentré. Je pense aux micro-ondes, par exemple, si on ne fait pas gaffe, on peut vraiment s’électrocuter même quand ils sont débranchés.
Pour revenir à cette question de garantie, de qualité, je pense que c’est ça qui fait la différence avec les professionnels, mais, encore une fois, il y a de la place pour les deux et les Repair Cafés, les ateliers bénévoles ou les autres initiatives de réparation bénévoles, sont aussi des outils super intéressants.
Je ne l’ai pas dit tout à l’heure sur le sens, mais, socialement, c’est déjà un outil vachement intéressant parce qu’on va réunir des gens qui sont là pour des questions écologiques, des gens qui sont là pour des questions plus sociales, qui n’ont pas les moyens de racheter, tu l’as dit tout à l’heure. On va réunir des réparateurs qui sont peut-être des geeks qui, eux, sont là uniquement pour se faire plaisir, parce qu’ils adorent, ils ont ils ont tout réparé chez eux, chez leurs voisins, dans leur famille, chez leurs amis, ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent, donc ils sont là ! Et des gens qui sont un peu démunis, qui ont envie d’apprendre.
C’est donc un outil social vraiment super intéressant, mais c’est aussi un lieu pour apprendre à prendre des risques, à faire confiance : le risque que ça ne marche pas, le risque que ça casse, le risque que ça marche là et puis, dans deux semaines, ça ne marche plus.
D’une certaine manière, en dehors de l’écologie c’est une dimension politique importante. J’ai l’impression, je n’invente rien, je pense que l’avenir sera fait à la fois de nombreuses incertitudes avec un « s », sera fait de situations où il va falloir se débrouiller, bricoler, j’aimais bien l’histoire de « bricoler le futur ». Donc démonter les objets, comprendre comment ça marche, essayer de trouver des solutions, même si on n’a pas tout sous la main même, si on n’a pas l’outil parfait, on peut aussi fabriquer l’outil ; si on n’a pas la compétence, on peut demander à son voisin, etc. Apprendre à se débrouiller, c’est politiquement intéressant parce que, encore une fois, je pense que, dans l’avenir, ce sont des compétences qui seront nécessaires au niveau du quotidien mais aussi à un niveau plus politique.
Je ne sais pas si on aura le temps de parler des questions d’autonomie. Ce n’est même pas qu’il faille ou qu’il ne faille pas, mais je ne pense pas qu’on puisse aller, individuellement, vers l’autonomie totale, parce que, finalement, on est tellement interdépendant de l’environnement dans lequel on est. En tout cas, de toute façon, il va falloir apprendre à renoncer, il va donc falloir apprendre à faire des choix.
Réparer c’est aussi mieux comprendre comment fonctionne un objet.
Choisir la low tech, c’est, par exemple, choisir de supprimer une fonctionnalité pour préserver l’objet, je pense à un ampli que j’avais réparé au Repair Café et le bénévole qui m’aidait m’avait dit « écoute je ne sais pas te mettre la stéréo, est-ce que tu le prends en mono ? – OK, je le prends en mono, ce n’est pas grave, je n’aurai pas la stéréo, mais mon ampli va continuer à fonctionner ». Donc apprendre à faire des renoncements en décortiquant, en voyant comment ça fonctionne et en faisant des choix avec toujours l’idée qu’il faut essayer de limiter l’empreinte qu’on peut avoir sur l’environnement

Isabelle Carrère : Tu dis renoncement ; on pourrait parler de sobriété. Oui, peut-être que ça peut paraître comme des renoncements, mais, pour moi, la sobriété peut aussi être joyeuse. Ce n’est pas simplement « je me prive de », c’est aussi « j’arrive à faire avec moins, j’arrive à faire avec moins de besoins, je réévalue à l’aune de ce qu’on voit de l’environnement, de notre environnement à tous, toutes, puis aux suivants, à ceux qui vont arriver, qui sont tout petits maintenant ou qui ne sont encore là ». Je trouve que la question de la garantie est hallucinante parce que, quand tu répares toi-même, en fait ton SAV, le service après-vente, c’est toi. Cela veut dire que si tu es en capacité de faire évoluer toi-même l’engin que tu as réparé – si je parle d’un ordinateur ou d’une cafetière, c’est un peu un peu la même chose –, demain matin si elle a quelque chose d’autre à faire, eh bien, évidemment elle sera à nouveau entre tes mains.
Je pense que le politique est déjà, dès maintenant, c’est-à-dire que ce n’est pas simplement « demain ça sera politique », c’est maintenant que c’est politique. La sobriété a un sens politique ; le fait de ne pas racheter et d’arrêter de faire des usines à n’en plus finir et une production consumériste phénoménale, c’est maintenant qu’on s’en occupe et ça fait partie, à une toute petite échelle, d’une lutte contre un capitalisme outrancier, forcené, dans lequel on fait tout et n’importe quoi. Ça paraît énorme de faire ce grand pas, mais ce pas-là existe, c’est-à-dire que oui, avec nos petites actions de récupération, de remise en cause de ce avec quoi on vit, pourquoi et ce qu’on utilise au quotidien, on est aussi sur cette lutte-là. Il y en a d’autres, les luttes de sabotage, etc., c’est autre chose. En tout cas, là où on est aujourd’hui, la récup, on est sur ce terrain-là, et si on n’y est pas, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas et que, socialement, on pense que la récupération ce n’est que pour les pauvres.
Je disais tout à l’heure que la personne qui nous rapporte un ordinateur en nous disant « maintenant j’ai l’argent, j’ai de quoi me payer pour en acheter un » pour moi c’est désolant, c’est-à-dire que le reconditionnement ne marchera pas, ne fonctionnera pas, la récupération ne fonctionnera pas si on pense et on considère que ce n’est que pour les pauvres et les gens qui n’ont pas d’argent ; c’est juste improbable.

Paul Dumayet : Il y a donc un sujet de bataille culturelle là-dessus et de déconstruction de la pensée ; il y a un peu un sujet de pensée dominante par rapport à notre rapport à la consommation et notre rapport à l’objet qui est quand même un sujet de fond auquel, j’imagine, vous êtes confrontés quotidiennement, mais qui n’est pas facile à démonter.

Isabelle Carrère : Même pour nous, ce n’est pas facile. Du coup, on est encore en train d’apprendre avec les personnes avec qui on fait des choses. Nous ne savons pas déjà tout et on va venir apporter la bonne parole, en tout cas ce n’est pas notre la posture, on ne se positionne pas comme ça.

28’ 09

Pierre Letellier : Sur cette distinction entre le rapport au modèle lucratif ou classique de réparateur, j’ajouterais qu’on se situe dans une branche de la réparation qu’est le domaine non-marchand, c’est porté par des assos, notre but n’est de faire de l’argent. Il ne faudrait pas qu’on se fasse enfermer dans la logique qui veut nous imposer celle de la réparation, celle des labels qualité sur les produits de seconde main, etc. C’est un peu le discours qu’on entend partout aujourd’hui : il faut de la qualité pour donner des gages aux consommateurs. Je suis persuadé qu’il faut aussi proposer une alternative et que tout le monde n’a pas forcément envie ou besoin de ça. Ces labels, ces garanties sont des choses qui, quelque part, nous enferment parce qu’on ne sera pas en capacité de les donner, du coup il ne faudrait pas qu’on soit disqualifié dans ce qu’on propose parce que les pouvoirs publics mettraient des obligations que ce soit sur des qualifications métier pour les réparateurs, etc. En fait, on est dans la marge, mais ça fonctionne et c’est ça que je trouve intéressant : si on prend les ateliers de réparation de vélos, les Repair Cafés, etc. on voit qu’il y a un engouement extrêmement fort et que, finalement, en termes de nombre de réparations qui sont effectuées, ce n’est pas déconnant. Si je prends les vélos oui, il y a le secteur lucratif classique : vous aller chez un réparateur, vous payez vos réparations, effectivement, il vaut mieux qu’il vous propose une garantie parce que si, ça ne fonctionne pas, c’est peut-être normal que vous vous retourniez contre lui. Mais, dans les ateliers vélo et je pense que c’est pareil dans les Repair Cafés, on explique très clairement que l’engagement de la réparation porte sur le détenteur du produit et que le réparateur va bien l’ouvrir, mais, finalement il ne faudra pas venir se plaindre derrière si ça ne fonctionne pas.
Il y a effectivement aussi cette démarche d’apprentissage par l’échec ou par la répétition. On est principalement sur des vélos qui ne sont pas à 5 000 euros. Je pense que quand vous avez un vélo à 5 000 euros soit vous le réparez parce que vous savez le faire et vous ne prenez pas de risques soit vous le mettez chez un réparateur. On est sur des vélos où, en fait, on peut presque se permettre l’échec et la casse parce qu’on a des pièces détachées.

Isabelle Carrère : On a besoin d’un vélo à 5000 euros ?

Pierre Letellier : Moi non. Il y a des gens qui s’amusent avec des vélos à 5000 euros, on ne les voit pas passer chez nous ! Enfin, ce n’est tout à fait vrai : il y a des gens qui viennent faire de l’auto-réparation dans nos ateliers avec de très beaux vélos aussi. Parfois, on n’est juste pas en capacité de les aider, c’est ce qu’on disait sur la technologie : les vélos aussi deviennent des choses qui sont de plus en plus difficilement réparables.
En tout cas, on n’aimerait pas qu’on nous impose, quelque part, des obligations de formation même pour animer des permanences d’auto-réparation. Aujourd’hui, on a beaucoup de bénévoles, on a des gens qui peuvent tenir une permanence et être en capacité de dire à la cycliste qui vient « désolé, aujourd’hui, moi ni personne ici ne saura t’aider sur la réparation, donc on ne va pas pouvoir la faire ». Il ne faut pas non plus qu’on se force à dire qu’on est en capacité de tout faire et tout réparer. Il faut vraiment qu’on ait cette place et qu’on défende cette alternative aux circuits de réparation classique, sinon on ne va jamais réussir à maintenir notre modèle face à une réparation qui est soutenue, aujourd’hui, par les pouvoirs publics, parce qu’il y a de plus en plus d’aides qui sont dirigées pour relancer et c’est très bien de relancer l’activité de réparation, etc. mais il ne faudrait pas que ça se fasse au détriment des activités associatives non lucratives.

Paul Dumayet : J’aimerais bien rebondir sur un élément que tu as dit tout à l’heure sur la réception par les usagers et les cyclistes qui viennent chez vous du fait qu’un bénévole puisse dire « en fait, je ne vais pas pouvoir t’aider, c’est trop compliqué » ou « je ne peux pas te garantir que ça va marcher ». Quelles sont les réactions, en général, des gens ? Est-ce que c’est bien pris ? Est-ce qu’il y en a qui s’en vont, qui claquent la porte en disant « je ne vais jamais revenir ici, ces gens ne servent à rien ! » ? Je caricature, mais ce sujet-là, culturel, est ancré dans des réactions quotidiennes, dans des comportements qu’on a tous et toutes. Je ne sais pas si vous avez en tête des exemples ou un truc un peu général sur cela.

Pierre Letellier : Je veux bien rebondir là-dessus. Des gens viennent, mais, en fait, ce qu’on fait dans les ateliers d’auto-réparation vélo est très peu connu. On voit une asso de quartier qui fait du vélo, on se dit que c’est un réparateur classique. Il y a donc beaucoup de gens qui passent la porte, qui disent « mon vélo a quelque chose, est-ce que je peux laisser ? – Non. En fait, ici, c’est toi qui vas réparer le vélo, on va t’aider, t’accompagner si tu ne sais pas faire ». Et là, il arrive que la personne dise non, parfois pour des raisons légitimes qui sont « je n’ai pas le temps » et c’est extrêmement important. On est dans une société où il n’y a plus le temps, justement, d’avoir ces pratiques de bricolage. Les gens qui restent chez nous, qui bricolent et qui s’investissent bénévolement, sont des gens qui prennent le temps, justement, pour faire cette activité-là et tout le monde ne le fait pas, tout le monde ne peut pas non plus le faire ; nos modes de vie, nos temps pleins nous empêchent aussi de participer à ces activités. En tout cas, quand les gens arrivent à atelier, on l’explique, on est très clair sur le fait qu’il n’y a pas d’engagement sur les réparations qui pourraient être produites et c’est déjà un filtre à l’entrée.

Benoit Engelbach : Sur la même question, nous avons tous types de réaction. La plupart des gens comprennent tout à fait, d’ailleurs on affiche une charte. J’étais à la Cyclofficine, il y avait aussi une charte à l’entrée, quand on arrive. On demande donc aux gens de lire la charte où tout cela est expliqué, ils l’acceptent de fait. Après, il y a tous types de réaction, mais je dirais que c’est comme à l’école, comme dans les services publics, comme chez le fromager ; il y a des gens qui se sentent très frustrés, qui ont de la colère, mais ça fait aussi partie du truc de gérer ces personnes-là et d’arriver à leur expliquer en sorte qu’elles repartent avec le sourire, parce qu’il faut aussi qu’elles passent un bon moment. L’objectif n’est pas de virer ceux qui sont chiants, c’est que tout le monde passe un bon moment et que ça se passe bien.

Paul Dumayet : OK. Cool.

Isabelle Carrère : Si, si, quand même, virer ceux qui sont chiants, ce n’est pas drôle.
Je pense que c’est ce que tu as dit tout à l’heure, Paul, on a tous toutes des choses à déconstruire, on a donc aussi à déconstruire des rapports sociaux. Par exemple, à Antanak, on voit notamment des gens qui vont venir et qui vont comme nous forcer, vouloir nous forcer à nous mettre dans une position marchande ou autoritaire ou je ne sais pas, parce que c’est de cela dont ils ont l’habitude. Là, on parle de réparations, mais je pourrais parler des permanences d’écrivain public qu’on fait, c’est la même chose : les gens viennent, ils te poussent parce que c’est ça qu’ils connaissent et c’est là où ils sont « bien », entre guillemets, en fait ils y sont très mal, mais ils pensent qu’ils y sont bien, en tout cas que les relations sociales avec quelqu’un doivent être comme ça. C’est du service, c’est de la consommation. Donc oui, on a à déconstruire, mais on ne peut pas le faire tout seul. En tant que mammifères, on vit avec d’autres, donc il faut déconstruire ensemble, sinon ça ne marche pas

Paul Dumayet : Du coup, depuis combien de temps, chacun, avez-vous cette sensation-là ? Depuis 10/15 ans que vous existez chacun, 20 ans pour certains, vous êtes super jeunes, vos associations, vous avez un génie, est-ce que vous avez cette sensation-là malgré tout ? On a parlé un peu des gens, de notre manière et du chemin qu’on a à parcourir. Vous avez l’impression qu’on l’a déjà un peu parcouru ? Qu’on a gagné un peu de terrain d’un point de vue encore une fois culturel, politique, par rapport au nombre d’usagers que vous avez, au discours que les usagers ont ? Vos rapports avec des élus par rapport aux politiques publiques ? Avez-vous là-dessus l’impression qu’on avance depuis la création de vos assos, depuis 10 ans, 15 ans, 20 ans ?

Pierre Letellier : Du côté des ateliers vélo, on va dire qu’on se sent avancer parce qu’on est de plus en plus nombreux et nombreuses à participer, à bénévoler, à monter des structures et ça se voit dans le nombre des structures. Ça se voit aussi dans la reconnaissance par les autorités de ce qu’on fait, en tout cas au niveau local. On surfe aussi beaucoup sur la vague de la mobilité à vélo. Si on avait été dans de la réparation d’autres produits, je pense qu’on aurait eu plus de mal à atteindre le niveau où on est aujourd’hui.
Cela dit je pense qu’il y a vraiment la question du local, des élus locaux qui savent ce qu’on fait, qui nous soutiennent, voire d’autres types d’institutions qui vont nous soutenir et puis la question de la reconnaissance dans les politiques plus larges au niveau national où ce sont des sujets qui sont encore très éloignés des considérations que peuvent avoir les élus sur la manière de développer la réparation. Je vais prendre pour exemple, c’est intéressant : il y a un an, il y a eu un plan vélo national. On a réussi à avoir des mesures de soutien pour le développement. Ils ont appelé ça des ateliers de réparation assistée, c’est le texte réglementaire, et puis dans la communication grand public c’était des Repair Cafés. Au début, je n’ai pas trop compris, je me suis dit « tien, il y a de l’argent pour les Repair Cafés sur le vélo, c’est bizarre ! Peut-être que c’est pour monter de l’éclairage ! » ; ce n’était pas ça !
On a réussi à avoir ça parce que, au moment de la loi AGEC, anti-gaspillage, économie circulaire, il y a quatre ans maintenant, il y a eu la création de dispositifs qui sont les fonds réparation. Que sont les fonds réparation ? Dans les filières à responsabilité élargie des producteurs, les filières de produits sur lesquelles on met en place un principe de pollueur-payeur : vous achetez une télévision, vous allez payer une éco-contribution qui va financer la fin de vie une fois que la télévision deviendra un déchet et, si possible, ça finance aussi l’écoconception, la réparation, etc. On a donc créé des fonds réparations pour relancer la réparation des produits en France, avec des sommes qui sont considérables. Sur les D3E, déchets d’équipements électriques et électroniques, on parle de plus de 100 millions d’euros chaque année qui sont fléchés, pas pour augmenter le nombre de réparateurs, pour faire baisser le prix de la réparation quand vous allez chez un réparateur classique. Donc 100 millions d’euros par an pour le secteur marchand de la réparation, combien pour les Repair Cafés ? Zéro ! C’est là on voit qu’il y a quand même un écart entre ce qu’on fait sur le terrain et puis à quel point on est considéré.
Sur le sur les vélos, c’est pareil, il y a une filière déchets, comme ça, spécifique. Il y a eu, pareil, 130 millions d’euros qui sont fléchés sur le développement de la réparation, zéro sur les ateliers de réparation assisté. Depuis plusieurs années, on a des études qui montrent que la réparation dans les ateliers vélo c’est 10 % du total des réparations qui sont effectuées ; les réparations chez les réparateurs classiques c’est 25 % et les réparations, on va dire à domicile, où les gens font chez eux sans passer par un soutien quelconque, c’est 65 %. En proportion, ce qui est fait par les ateliers vélo c’est quand même assez significatif et on a eu zéro soutien. On a donc râlé, on a fini par réussir à gratter deux millions d’euros de soutien. Mais, quand vous prenez la proportion et le rapport avec le secteur marchand, on voit qu’on est encore très en dessous de ce qu’on pourrait légitimement avoir.
À mon avis, il y a là un enjeu, mais aussi de connaissance et de diffusion de ce qu’on fait. Aujourd’hui, nous sommes peu visibles. Quand je parle à des gens, que je présente l’activité des ateliers vélo, c’est encore peu connu par le grand public.
Je pense qu’on a une chance de se développer, de s’accroitre, mais on a besoin de davantage de soutien des pouvoirs publics pour le faire.

Isabelle Carrère : Si je peux me permettre, je trouve que cette position-là est quand même assez ambiguë, pas la tienne, celle que nous pouvons ou ne pouvons pas avoir, dans le sens où est-ce qu’on a vraiment envie, besoin, d’être soutenus, comme tu le dis, par les pouvoirs publics, dans la mesure où, tu le disais tout à l’heure, on a le risque de se faire rattraper par la question des labels ; de se faire mettre sur la tête des demandes et des exigences, et ça serait légitime puisque qui utilise tel argent public doit pouvoir dire à quoi il s’en sert. Je trouve que ce n’est pas simple et c’est une ambiguïté dans laquelle on est tous et toutes, collectifs, associations, etc. On a besoin de soutien politique, mais aussi financier ?, point d’interrogation, versus ils ont le pouvoir, mais on a de la puissance, versus on est dans des choix de fonctionnement, d’autogestion, d’autonomie même si ce n’est pas une autonomie complète, en tout cas quelque chose qui tendrait vers une autonomie. Je trouve que cette navigation-là est très fine à jouer et je suis heureuse quand je vois combien de groupes ou de collectifs ont des façons différentes de traiter cette question. Pour moi une des horreurs, une des terreurs serait qu’il y ait, comme sur d’autres sujets, une centralisation, une concentration des pouvoirs, des façons de faire, etc., et c’est là où les réseaux comme le réseau REFER ou le RéFIS qu’on a tenté de monter aussi sur les ordinateurs, sont utiles. Autant c’est bien qu’on puisse se regrouper, qu’on se parle, qu’on aille vers des mêmes choses, si on a envie d’aller vers les mêmes choses, mais surtout pas, je trouve, qu’on soit soutenu malgré nous en ayant des obligations derrière qu’on n’a peut-être pas envie d’avoir.

Pierre Letellier : C’est vrai et c’est la question de qui gère l’argent au final, parce que l’argent pour avoir des locaux de qualité, pour pouvoir mener son activité, on le prend si on en a besoin. Il y a des assos qui n’en ont pas besoin parce qu’elles ont des modèles ou elles sont complètement autofinancées. Mais effectivement, garder la main sur la distribution et les fonds, c’est un enjeu primordial, mais on s’en sort.
C’est vraiment ambigu. Je prends un exemple : il y a eu les fonds réparation pour la loi Agec et les fonds réemploi qui financent nos activités de ressourceries, de recycleries, etc. Sauf que, historiquement, on était très peu financé, en fait, on faisait du boulot bout de chaîne et on touchait vraiment des clopinettes, donc, on a dit « ce n’est normal, vous mettez tout le pognon sur le recyclage des produits, vous n’avez rien à foutre d’allonger la durée de vie, il faut agir en amont. » On a obtenu les fonds réemploi, on voulait avoir la gestion de ces fonds, parce que c’est beaucoup d’argent, on ne l’a pas. Donc, effectivement, d’un côté on est rémunéré pour des activités, on ne l’était pas, et, d’un autre côté, on a des obligations de traçabilité, des trucs vraiment chiants et c’est une vraie question : comment est-ce qu’on arrive à promouvoir notre modèle ? Est-ce qu’il faut rester dans la marge ? Est-ce qu’il faut s’institutionnaliser ? Une question sans fin et je n’ai pas de réponse, de bonne réponse et c’est vrai que chacun fait ses choix dans ses structures et tant mieux, aujourd’hui, qu’on ait justement cette liberté-là.

42’ 49

Paul Dumayet : Benoît.