« Il faut relocaliser et déprolétariser le numérique - Pierre-Yves Gosset - Commission enquête suivi du Covid-19 - France insoumise » : différence entre les versions
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Version du 20 mai 2020 à 16:25
Titre : Il faut relocaliser et déprolétariser le numérique
Intervenant·e·s : Pierre-Yves Gosset - Sabine Rubin - Alexandre Schon
Lieu : Commission d’enquête de suivi du Covid-19 lancée par les parlementaires de la France insoumise
Date : 19 mai 2020
Durée : 35 min
Écouter ou enregistrer la vidéo ici ou ici
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration :
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcrit : MO
Transcription
Sabine Rubin : Bonjour à tous. Merci d’être présent Monsieur Gosset. Vous vous présenterez tout à l’heure.
Je rappelle simplement le cadre de ces auditions que nous menons à La France insoumise. Je m’occupe plus particulièrement d’auditionner toute la communauté éducative et tout ce qui a à voir avec l’enseignement dans cette période de confinement. L’idée est de pouvoir faire une analyse, d’avoir une réflexion sur cette crise, en l’occurrence aujourd’hui avec ce zoom avec vous sur les outils informatiques, tout numérique, tout l’ensemble du numérique, numérique et école finalement.
Je vais laisser la parole à mon collègue Alexandre pour conduire cette audition très technique mais fondamentale pour la période que l’on vient de traverser et probablement pour l’avenir. Merci.
Alexandre Schon : Merci beaucoup Sabine.
Pierre-Yves Gosset, bonjour. Moi c’est Alexandre Schon, je suis animateur du livret numérique de la France insoumise, co-animateur. Juste pour vous repréciser, on a un programme général qui s’appelle L’Avenir en commun et autour de lui il y a une quarantaine de livres thématiques dont le livret numérique qui sont en fait deux livrets qui traitent notamment des questions du Libre, de la licence globale et de ce genre d’éléments-là.
L’objectif de cette audition du groupe interparlementaire LFI c’est de rédiger un rapport global qui pourra servir dans la réflexion, dans les débats parlementaires, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au Parlement européen et, dans ce cadre-là, on vous remercie vraiment beaucoup d’avoir accepté notre invitation à parler, notamment mais pas que, de la question du Libre aujourd’hui, à la fois dans la société, dans la période de confinement covid qu’on vit actuellement et, plus largement, de la place du logiciel libre, de l’ouvert et du domaine commun informationnel. Vous pourrez nous expliquer plus simplement cette notion dans le monde d’après que l’on appelle de nos vœux.
Pour vous présenter rapidement Framasoft, Sabine, c’est une association dont le lien peut paraître assez tenu d’un premier abord avec l’éducation et, en fait, pas du tout, puisque les racines mêmes de Framasoft sont issues de l’éducation.
C’est une association de la loi de 1901, 35 bénévoles qui habitent à peu près 27 villes différentes partout en France, une équipe de neuf salariés qui sont en situation de télétravail actuellement. Née à la toute fin des années 90 dans un petit collège de Bobigny, pas très loin de ta circonscription Sabine, et qui fait partie de ta circonscription, non ?, en tout cas qui n’est pas loin. Je vais vous laisser développer un petit peu cette histoire qui peut être intéressante.
Juste pour finir Framasoft devient une association en 2004. Pendant longtemps, elle s’est harnachée, elle a gardé une relation de proximité avec le milieu de l’Éducation nationale jusqu’à un certain nombre d’événements, notamment novembre 2015, où le ministre de l’Éducation nationale, à l’époque c’était Najat Vallaud-Belkacem, signe un partenariat avec Microsoft, qui a été dénoncé devant la justice par le Collectif Edunathon. C’est vrai qu’il y a eu différents tournants dans votre rapport avec l’Éducation nationale, on vous laissera le préciser, mais en tout cas c’est peut-être à ce moment-là où le logiciel libre est un peu apparu comme une sorte de levier de pression de négociation des prix avec Microsoft plus que vraiment une véritable alternative.
Je vous laisse présenter rapidement l’origine de Framasoft et un petit peu ce que vous défendez à la fois au niveau technique mais aussi comme philosophie de société.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait. Déjà merci de poser toutes ces questions. Framasoft, effectivement, est né fin des années 90, début des années 2000, dans un collège de Bobigny. Au départ, Framasoft vient d’un projet qui s’appelle FramaNet, comme français et mathématiques, pour le « fra » et le « ma, c’est-à-dire de deux enseignants, un prof de mathématiques et une prof de français qui souhaitaient mieux comprendre cet outil qu’était Internet et son impact avec son arrivée au collège et au lycée.
Sur ce site FramaNet existait une page qui s’appelait à l’époque Framasoft, qui était une page qui recensait non pas des ressources pédagogiques mais des logiciels qui pouvaient être utiles au niveau éducatif. Dans ces premiers temps on ne parlait pas du tout de logiciel libre ou très peu, je reviendrai éventuellement sur une définition de ce qu’est le logiciel libre, mais l’idée était de dire « on est enseignant, il y a cette nouvelle chose technique qui arrive au collège ou au lycée, qui s’appelle Internet, qu’est-ce qu’on peut en faire ? » Ces enseignants ont créé un site web. La partie français deviendra à terme le WebLettres et la partie logiciels deviendra Framasoft en 2004, lorsque les enseignants auront quitté ce collège en question.
À partir de 2004 Framasoft devient un site web, devient une communauté et devient une association. L’objet de cette association est de faire la promotion notamment du logiciel libre et de la culture libre. Je vais aller très vite parce je pense qu’on a qu’on a plein d’autres sujets à voir, mais quand on parle de logiciel libre ce n’est pas le logiciel qui est libre, c’est l’utilisateur ou l’utilisatrice du logiciel, c’est-à-dire que vous avez non seulement le droit de l’utiliser, mais vous avez le droit de le modifier, de le partager, de le redistribuer autour de vous, etc.
Donc le principe, effectivement, et on va dire dans l’ADN de Framasoft, on retrouve les mêmes valeurs que dans l’éducation c’est-à-dire les valeurs de partage de savoir, de partage de connaissances. L’idée, pendant très longtemps et encore aujourd’hui d’ailleurs à Framasoft, c’était d’essayer de sensibiliser le plus large public possible à cette question : est-ce qu’on peut réellement avoir une éducation libre et une société libre sans logiciel libre ? Pour nous la réponse est non, on pourrait dire que peut-être on a un regard biaisé sur la chose, mais en tout cas ça va forcément de pair.
Je vous passe très rapidement ce qui s’est passé dans les dix années qui ont suivi la création de l’association, mais il y a un ou deux temps que je voudrais quand même rappeler. En 2013, ce sont les révélations d’Edward Snowden, en mai ou juin 2013. On est une association qui est effectivement très proche du milieu enseignant, on se rend bien compte que les révélations d’Edward Snowden viennent confirmer ce que tout le monde savait depuis longtemps mais qui n’était pas prouvé jusqu’à présent c’est-à-dire qu’il y a un système de surveillance globalisée par des services de renseignement américains qui utilisent massivement les ressources de neuf entreprises à savoir Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Cisco, Yahoo et IBM, de mémoire, c’est donc grâce aux accès de ces neufs entreprises-là que la NSA peut avoir accès a à peu toutes les informations, c’est-à-dire la position GPS d’un téléphone Android, d’un ordinateur Apple, etc. Ça soulève du coup plein d’autres questions en dehors même de la question de la surveillance d’État, ça pose la question de qu’est-ce qui est fait de toutes ces données qui sont collectées en permanence, ce qu’on appelle d’un point de vue journalistique le big data, cce qui ne veut pas dire grand-chose, en fait, mais ça pose cette question de où sont les données, où est-ce qu’elles vont, commente est-ce qu’elles sont utilisées.
Nous on se rend compte à ce moment-là, on est en 2013/2014, que nous mêmes, qui sommes une association qui est issue de l’Éducation nationale, qui se rend bien compte qu’elle est complètement dépendante de Google. C’est à-dire que nous, alors qu’on est plutôt pointus sur la question, on s’aperçoit que nos mails sont gérés chez Gmail, qu’on utilise des Google Groups pour échanger entre nous, etc. Donc on décide de se « dégoogliser » dans l’association. En gros, la répartition était à peu près moitié profs, un tiers d’informaticiens et le reste étant des comptables, des profs de ski , etc. On se rend compte en fait assez vite qu’on va mettre plus de six mois à se « dégoogliser », donc à sortir des services de Google pour, finalement, ne plus utiliser des services de Google, de Facebook.
Là on a une prise de conscience qui est assez tragique, on se dit que si nous on a mis six mois, combien de temps vont mettre les gens qui n’y connaissent pas grand-chose et qui ne sont pas forcément bien informés sur le sujet ? On décide fin 2014, en septembre 2014, de lancer une campagne qui s’appellera Dégooglisons Internet pendant laquelle quasiment tous les mois, pendant trois ans, on va sortir un outil libre, alternatif à ceux de Google, de Facebook ou d’autres et on s’engage à ce que ces outils soient basés exclusivement sur du logiciel libre, à ce qu’ils n’exploitent pas de données personnelles, c’est-à-dire que lorsque vous laissez votre nom, votre prénom sur des services de Framasoft on n’exploite pas ces données, elles sont enregistrées chez nous parce qu’il faut bien que vous puissiez vous identifier, aller dessus, etc., mais on ne les exploite pas tout simplement parce qu’on décide de rester une association loi 1901. On a eu beaucoup de pression de l’extérieur disant « mais ça marche tellement bien votre truc qu’il faudrait vous transformer en entreprise ». On est avant tout militants associatifs, donc on décide de ne pas devenir une entreprise, de rester une association, ce qui nous permet d’assurer et de rassurer les visiteurs et visiteuses de notre réseau de sites web qu’on n’exploitera pas leurs données tout simplement parce qu’on n’a aucun intérêt commercial à le faire et qu’on essaie, justement, de défendre un autre type de système qui ne soit pas basé sur ce qu’on appelle le capitalisme de surveillance.
On arrive, du coup, fin 2017/2018, avec une offre qui représente en gros une grosse trentaine de services en ligne, alternatifs à ceux de Google et autres. Aujourd’hui notre association reçoit – c’est forcément difficile de vous donner un chiffre précis puisqu’on ne trace pas le nombre de visiteurs précis –, mais on estime, en gros, vu le nombre de visites qu’on a mensuellement, qu’on reçoit entre 500 000 et 700 000 visiteurs et visiteuses par mois sur notre réseau, sachant que le modèle économique de notre association est basé exclusivement sur le don, c’est-à-dire que nous ne dépendons d’aucune subvention ce qui assure une liberté totale de parole, on est une association a-partisane ce qui ne veut pas dire apolitique, et, du coup, on n’a pas de dépendance à une quelconque collectivité ou à un quelconque modèle de financement qui nous mettrait en soumission.
Aujourd’hui on opère cette quarantaine de services, on opère en fait au total un réseau d’une centaine de sites web différents pour, à peu près, 700 000 personnes qui viennent utiliser nos services.
On a effectivement pris un virage, sur lequel je reviendrai peut-être, en laissant de côté un peu plus l’Éducation nationale et en nous investissant beaucoup plus en tant qu’association d‘éducation populaire cette fois, notamment en ne nous limitant plus à la question du logiciel libre mais en l’élargissant, finalement, à celle des enjeux du numérique. Donc aujourd’hui, Framasoft est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et ce depuis 2015 où on a vraiment pris de virage-là.
Alexandre Schon : Merci.
Juste pour terminer ce petit développement, un mot aussi Pierre-Yves Gosset sur la décision que vous avez prise en 2019, en septembre 2019, de réduire un certain nombre d’applicatifs, de services sur les 30/40 que vous avez faits. Ça s’inscrit dans cette démarche non pas de « dégoogliser » mais de décentraliser aussi l’Internet pour ne pas se transformer en fournisseur de services libres. J’ai notamment lu un billet très intéressant que vous aviez émis sur un autre mot que j’ai trouvé très intéressant, Contributopia. Est-ce que vous pouvez nous dire pourquoi vous avez fait ce choix de réduire un peu le faisceau de services que vous mettiez à disposition des utilisateurs ?
Pierre-Yves Gosset : La réponse est assez simple, c’est que ce qu’on dénonce c’est aussi la centralisation des données. À partir du moment où on reçoit 700 000 personnes par mois sur nos services, très honnêtement on aurait pu passer à 2 millions, 5 millions. Là typiquement, lorsqu’on est passé en période de confinement, on aurait pu accueillir probablement le double, le triple, le quadruple de personnes en investissant dans les serveurs, en recrutant des personnes, mais on défend un autre type de modèle de société. En fait, pour simplifier, vous pouvez considérer Framasoft comme une AMAP du numérique. Les AMAP sont des associations de maintien d’une agriculture paysanne où, normalement, on met en relation des citoyens/des citoyennes, des agriculteurs/agricultrices de façon à ce qu’ils se mettent ensemble à partager ensemble les fruits, les légumes et partager l’argent de façon à ce que l’agriculteur ou l’agricultrice puisse anticiper un petit peu les commandes dans l’année et ça crée un rapport qui est complètement différent entre ce qu’on mange, comment est-ce qu’on le mange, qui l’a produit, dans quelles conditions, etc. Framasoft est exactement sur ce modèle-là, c’est-à-dire qu’on estimait qu’on avait atteint la taille maximum que l’on devait atteindre – on pourrait croître – on a fait le choix d’arrêter notre croissance ; tout va bien. Concrètement on est association qui aujourd’hui souffre assez peu, en tout cas financièrement, de la pandémie, alors qu’en tant que militants associatifs on voit toutes les autres associations qui vont durement souffrir, à mon avis, dans les mois qui viennent. Du coup, on se rend bien compte qu’il y a une logique à faire de la proximité et, finalement, on se considère comme une grosse AMAP, mais on a préféré essaimer notre démarche plutôt que de croître de façon verticale. On a préféré essaimer de façon plutôt horizontale, donc on a impulsé, fin 2016, un collectif qui s’appelle CHATONS, parce qu’évidemment quand on fait un peu d’informatique on aime bien rigoler sur les chatons sur Internet et CHATONS signifie Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts Neutres et Solidaires.
Aujourd’hui ce collectif compte en gros 70 structures qui peuvent être des particuliers, des petites entreprises, etc., qui, elles aussi, s’engagent un peu sur le modèle de ce que fait Framasoft finalement à accueillir des citoyens et citoyennes qui ont des besoins en services informatiques sans exploiter les données. Donc c’est encore une fois le principe de l’AMAP : vous allez pouvoir rencontrer le chaton proche de chez vous qui est souvent un informaticien ou une informaticienne, ils peuvent être plusieurs, ça peut être un petit collectif. Pour nous, cette notion-là est extrêmement importante, je pense que j’y reviendrai plus tard, mais c’est vraiment de refaire du lien parce que sur ces questions du numérique, on a été ce que Bernard Stiegler appelle prolétarisés, c’est-à-dire qu’on a perdu la connaissance de savoir ce qu’était le numérique, de savoir comment ça fonctionnait. On a perdu, finalement, notre outil de production et on est juste devenus des consommateurs.
À partir du moment où on se rapproche de quelqu’un qui va opérer, je ne sais pas, un service e-mail, qui ne soit pas Gmail mais qui soit chatonmail, un petit hébergeur local par exemple associatif, eh bien quand le mail est en panne la personne peut vous dire « le mail était en panne parce qu’il y a eu tel problème sur la machine et du coup, moi je devais m’occuper de mon enfant et je n’ai pas pu réparer ce soir-là, donc les mails sont revenus le lendemain.
Expliquer ça, effectivement, c’est complètement basculer de système et c’est se rendre compte, finalement, que l’informatique ce n’est pas de la magie et on voit bien, notamment dans le débat autour de Stop-Covid, qu’on est vraiment dans ce qu’on appelle du solutionnisme technologique, c’est-à-dire une application magique qui va venir arrêter un virus. Or une technologie n’a jamais arrêté le moindre virus, ça n’est jamais arrivé et ça n’arrivera jamais puisque ce sont des technologies numériques, ça n’arrête pas des virus biologiques ! Il faut des hommes et des femmes pour ça. Du coup, quand on a pris un petit peu conscience de ça, on s’est dit qu’on allait arrêter la campagne Dégooglisons Internet qui marchait très bien, encore une fois, on est des spécialistes pour se tirer des balles dans le pied mais volontairement, parce qu’on est effectivement persuadés qu’il faut amener autre chose et ce qu’on a essayé d’amener c’est un autre modèle de société, donc on a créé un mot-valise entre la question de la contribution et la question de l’utopie, puisque utopie ne signifie pas quelque chose qui n’arrive pas, ça signifie quelque chose qui n’existe en aucun lieu. On trouvait que ça correspondait assez bien à la définition d’Internet.
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Alexandre Schon : Merci.
On reviendra sur la vision politique de tout ça. Juste en deux trois petites phrases pour bien repréciser aux gens qui nous écoutent, quelles sont les différences fondamentales et un exemple concret, mais très rapide si ça vous est possible, entre ce qui relève du logiciel libre et des solutions qu’on appelle des solutions propriétaires, comme Google, Microsoft, Facebook, etc., concrètement ça change quoi dans ma vie d’utiliser Framapad au lieu de Google Drive ?
Pierre-Yves Gosset : Eh bien vous êtes libre ! Lorsque vous utilisez Google Docs c’est Google qui va décider où sont stockées vos données. C’est Google qui va décider où s’affiche tel ou tel bouton ; c’est Google qui va décider si c’est gratuit ou pas ; c’est Google qui va décider s’il y a de la publicité ou pas ; c’est Google qui va décider, finalement, de l’ensemble du fonctionnement du système ; c’est lui qui vous le propose, il vous y donne accès le plus souvent gratuitement, donc vous l’utilisez et point barre. Vous êtes utilisateur-consommateur.
La différence avec le logiciel libre, c’est qu’avec le service est fournie la recette de cuisine de ce logiciel, ce qu’on appelle le code source, donc le principe c’est qu’en vous fournissant finalement la recette de cuisine du logiciel, vous allez pouvoir l’adapter à vos besoins ; vous allez me dire je ne suis pas informaticien ou informaticienne, je ne sais pas comment modifier tel ou tel logiciel. Oui, mais il y a des gens qui savent le faire. Et le fait d’avoir la possibilité de le faire remet de la transparence et remet de la confiance dans l’ensemble du système. Si je prends un cadre plus élevé, les comptes de la nation sont publiés chaque année, on peut savoir combien coûte tel ou tel rond-point. Moi, personnellement, ça ne m’intéresse pas forcément, mais le fait se savoir qu’est publié le prix et le coût de tel ou tel rond-point est quelque chose qui me donne confiance, normalement, dans la façon dont est géré l’argent public.
Alexandre Schon : Je comprends et ça fait écho à beaucoup d’auditions que nous avons faites sur la nécessité et la soif de la société dans la confiance. Il y a besoin de reconstituer cette confiance dans tous les pans de la société et notamment dans le numérique sur le code source qui soit auditable aussi, que ce ne soit pas noyé dans une impossibilité technique d’auditer ce code source, de voir s’il est bien transparent, etc., de voir quelles données rentrent dans le système et sont passées à la moulinette, etc. Vous, vous essayez, à votre niveau, à l’échelle non pas simplement de relation de consommateur, mais dans une relation de coopération, de coconstruction avec les utilisateurs qui sont aussi les artisans de leurs propres solutions, de reconnecter l’outil numérique avec une relation de confiance.
Pierre-Yves Gosset : C’est exactement ça. On essaye de faire des communs, finalement, à partir du logiciel.
Alexandre Schon : On repartira sur une définition du commun informationnel un petit peu plus tard. On va rentrer vraiment dans des questions plus précises et plus concrètes maintenant.
Question tout à fait concrète, Pierre-Yves Gosset, comment est-ce que vous avez vécu et comment est-ce que vous avez pu pallier progressivement à la saturation des services Framasoft depuis le début des politiques de confinement en Europe ? Vous avez subi de plein fouet d’abord, avant même la vague française, les vagues espagnole et italienne sur vos services. Je sais que vous avez fait un mémo pour le télétravail libre, vous avez fait plusieurs éléments. C’est une association dont les services sont des ressources communes qui peuvent être utilisées par des personnes qui parfois n’ont pas d’autre moyen, comme des malades isolés dans leur famille, donc il y a aussi l’idée de ménager cette ressource afin qu’elle reste partagée. Vous avez dû faire un travail d’optimisation logicielle, de redimensionnement des infrastructures techniques, de répartition des demandes parmi un ensemble d’hébergeurs éthiques et solidaires. Concrètement, comment est-ce qu’au quotidien neuf salariés et 35 bénévoles ont pu faire face à une telle vague d’abord espagnole et italienne puis française ?
Pierre-Yves Gosset : On n’a pas bien fait face, je pense comme tout le monde. Il y a eu une phase de sidération. On avait deux avantages, j’ai envie de dire. Le premier c’est que l’équipe salariée de Framasoft travaille essentiellement en télétravail depuis toujours, donc on était habitués, finalement, à pouvoir travailler de chez soi avec uniquement une connexion internet, puisque les salariés de Framasoft sont à Lyon, en Ariège, à Toulouse, à Nancy, à Nantes, en Picardie, on est répartis sur le territoire, donc on n’a pas eu la phase de « il va falloir bouger son outil de travail et réadapter ses méthodes de travail au confinement et au télétravail. » C’était le premier avantage, c’est-à-dire que le lendemain de l’annonce du confinement on était opérationnels le matin comme à peu près n’importe quel jour.
La différence, effectivement, c’est que quand différents pays se sont confinés, notamment l’Italie et l’Espagne, ils ont eu le même problème qu’a eu la France quelques jours plus tard, c’es-à-dire qu’une grosse partie de la population s’est retrouvée à devoir faire du télétravail, à devoir faire de la visioconférence, à devoir travailler sur des documents collaboratifs, etc., et ils ne savaient pas où aller. Si je prends le cas spécifique de l’Éducation, typiquement, en tout cas en France, les enseignants et les élèves étaient invités à aller sur les ENT, effectivement si on y revient, je ne vais pas développer maintenant, mais en gros ça n’a pas fonctionné dans les premiers jours. Il y a une petite partie de 12 millions d’élèves et 800 000 enseignants qui connaissaient Framasoft parce que, historiquement comme je l’ai expliqué en introduction, on est proches du milieu enseignant, forcément ils se sont dit « on va aller utiliser les services de Framasoft ». Et notre réaction a été un petit peu dure pour ce milieu historique, sachant que, encore aujourd’hui, il y a pas mal d’enseignants dans l’association Framasoft, on ne les a pas empêchés de rentrer sur nos services, mais on a mis un gros bandeau expliquant « si vous êtes enseignant ou enseignante, eh bien vous êtes gentil, mais vous allez voir votre ministère de tutelle et vous lui dites qu’en tant que service public il doit fournir un service pour vous, puisque c’est son rôle, et que ça n’est pas à une association de supporter, finalement, les défaillances d’un service public. » Encore une fois, on aurait pu faire un tout autre choix et dire tous les enseignants de France et de Navarre sont bienvenus chez nous, peut-être qu’on aurait ou multiplier le nombre de services assez rapidement, etc. Si je prends la visioconférence, quasiment du jour lendemain on a fait X 8 fois, X 10 en nombre de visioconférences, on est passé à 1600 conférences par jour en quelques heures et il a fallu assumer ça.
Donc on ne l’a pas forcément bien vécu et, toujours vis-à-vis de l’Éducation nationale, on a trouvé un petit peu difficile de dire aux enseignants qu’ils devaient assurer la continuité pédagogique, c’est un terme qui nous a paru assez dur, puisqu’ils n’étaient pas prêts. Clairement, pour moi, le ministre a menti en disant « on est prêt, nos services sont prêts, les enseignants sont prêts. » Non ! Ils ne l’étaient absolument pas, ils ont fait du mieux qu’ils ont pu et c’est déjà formidable. Ce qui paraissait le plus important pour nous c’était comment est-ce qu’on peut continuer à opérer nos services, y compris pour les gens qui ne viennent pas du milieu de l’éducation, c’est-à-dire des collectifs, de syndicats et autres.
Alexandre Schon : Donc votre choix ça a été de dire si on accueille l’Éducation nationale maintenant on ne pourra plus faire face pour ceux qui sont encore plus dans le besoin qu’eux. En même temps on fait le choix, pas de sacrifier, mais de mettre un peu de côté les enseignants parce qu’ils sont censés avoir des solutions de leur propre ministère, donc il faut, limite, se retourner vers le ministère pour trouver les solutions adéquates, nous ce n’est pas notre rôle.
Pierre-Yves Gosset : Je vais prendre une métaphore assez dure sans doute, mais c’est un petit peu comme si on avait dit à tous les élèves, du jour au lendemain, d’aller non plus à la cantine mais d’aller aux Restos du cœur. Je ne dis pas qu’on est des restos du cœur on ne sauve pas à des gens de la faim, mais, à un moment donné, c’est un peu ce type de service qu’on essaye de rendre, c’est-à-dire un service qui permet de démontrer qu’il est possible de faire autrement, notamment pour les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer des licences Google, Microsoft, etc. Du coup, si les Restos du cœur passaient de 10 000 repas par jour à 1 million de repas par jour ça ne marcherait et ça n’est pas leur rôle, en tant qu’association, de nourrir les élèves qui sont, eux, dans un service public.
Alexandre Schon : Vu qu’on est rentré carrément dans le sujet éducation, je reviendrai après deux secondes sur le confinement, comment vous avez dû faire face au confinement de façon tout public. Là on est rentré dans la thématique éducation donc autant y aller à fond. Rapidement, moi ce qui m’a beaucoup interpellé avant de vous démarcher, de vous proposer de vous inviter avec Sabine, c’est effectivement ce bandeau que vous avez mis. Moi je suis un utilisateur très régulier des solutions Framasoft, c’est la première fois que j’ai vu ce bandeau et je l’ai vu en situation d’enseignant. Je me suis senti un petit peu comme un réfugié climatique et, en même temps, j’ai tout à fait compris votre position. Je lis rapidement le bandeau parce que je l’ai gardé en copie pour montrer et c’est aussi une façon d’interpeller les acteurs publics : « C’est un crève-cœur de demander ça malgré le lien très fort que nous avons avec les enseignants. Nous avons aussi une longue histoire de désaccord avec le ministère, notamment au sujet de Microsoft. On sait qu’il y a des talents dans l’Éducation nationale, mais il n’y a pas de volonté et de vision politique pour équiper de manière sereine le personnel et leurs élèves avec des logiciels libres. Ce n’est pas à nous de pallier les carences du ministère ». Ce n’était pas exactement ce bandeau-là mais c’était une des déclarations. Vous avez dit : « Si vous êtes élève ou professionnel de l’Éducation nationale, dans la mesure du possible, n’utilisez pas notre service ». C’est la première fois que vous devez demander un truc comme ça, donc c’est un choix terrible de votre part mais, en même temps, j’en suis totalement convaincu, un vrai crève-cœur.
Du coup, on va juste rentrer très rapidement sur le domaine vraiment de l’éducation. Il y a plus de 12 millions d’élèves qui sont en situation de confinement en France comme vous l’avez dit. Il y a pratiquement un million de personnels, qu’ils soient administratifs ou de direction, eux aussi en situation de confinement et de télétravail. Le ministère devait faire face à plus de sept millions de connexions journalières sur ses services. Il y a visiblement eu un certain nombre de problèmes au début de ce que j’ai cru comprendre. Comment vous expliquez ces problématiques que le ministère de l’Éducation nationale a rencontrées pour offrir un service qui soit tout de suite réactif à son personnel ? Comment vous expliquez ?
Pierre-Yves Gosset : La réponse est assez simple. On parle souvent d’autoroutes de l’information quand on parle d’Internet et c’est vrai que la métaphore tient assez bien. Moi je préfère celle de la fonderie, mais retenons celle des autoroutes, c’est assez vrai. Internet, si ce sont des autoroutes, si vous dites du jour au lendemain à 12 millions d’élèves rendez-vous tous Place Bellecour à Lyon lundi matin, vous anticipez que ça ne va pas marcher ; c’est impossible ! Vous envoyez des voitures, des cars, des bus, etc., 12 millions de personnes au même endroit, c’est-à-dire des élèves sur les ENT des différentes académies, juste ça ne pouvait pas fonctionner !
Je ne connais absolument pas Jean-Michel et ses compétences, mais je ne pense pas qu’il soit si mal entouré que ça, que personne ne lui ait dit la veille « non, mais en fait ça ne va pas fonctionner ». C’était une évidence ! Il n’y a pas un informaticien qui va dire « oui, oui, bien sûr, du jour au lendemain, vos Espaces numériques de travail vont pouvoir multiplier par 100 leur charge. Les ENT étaient utilisés mais quelques fois par jour, voire quelques fois par semaine par les enseignants et par les élèves. À partir du moment où ils deviennent utilisés huit heures par jour par 12 millions d’élèves et 800 000 profs, c’était une évidence que ça n’allait pas fonctionner.
Ça c’est pour répondre à la question pourquoi finalement ça ne fonctionne pas ? Juste parce qu’on a redirigé des millions de personnes dessus du jour au lendemain.
La réponse qui pouvait être apportée, elle était soit de tout basculer chez des services notamment américains, étasuniens, qui sont capables, eux, de monter en capacité quasiment sans limites avec évidemment une question de coût qui peut être très importante.
Alexandre Schon : Ils l’ont prouvé d’ailleurs.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait. Effectivement, on voit bien que du jour au lendemain il y a des millions de personnes sur la planète, des centaines de millions de personnes sur la planète qui se sont mises à utiliser massivement Google, Facebook, etc., de façon plus intensive et on n’a pas eu de panne de Facebook, on n’a pas eu de panne de Google. Donc il y a un moment donné où il faut reconnaître à ces entreprises-là une capacité technique qui est extrêmement forte. Le plus gros hébergeur mondial aujourd’hui c’est Amazon. Tout le monde parle d’Amazon la boutique en ligne, mais, en fait, ils ont un business d’hébergement de données et d’hébergement de trafic Internet qui est extrêmement fort ; Netflix passe utilise les services d’Amazon.
On est sur des entreprises qui, elles, pouvaient accueillir ce volume-là et, pour des raisons heureusement logiques sur lesquelles on pourra revenir, l’Éducation nationale n’avait pas le choix d’aller s’héberger en masse chez Amazon ce qui aurait coûté en plus un coût absolument monstrueux à partir du moment où ils auraient multiplié par 100, ça sortait du contrat ça aurait coûté très cher.
L’autre solution qui est celle que vous on préconise, c’est qu’on refasse du local, c’est-à-dire que les services, les ENT et autres, soient finalement en termes de proximité au plus proche non seulement des académies, des élèves et autres. Typiquement, je ne vais pas aller dire jusqu’à chaque lycée, mais si chaque groupe d’établissements avait finalement son service