« De la dame du digit@l aux travailleurs du clic - technocritique en bibliothèque avec Julie Brillet » : différence entre les versions

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<b>Julie Brillet : </b>Je me souviens avoir écouté un épisode
<b>Julie Brillet : </b>Je me souviens avoir écouté un épisode de <em>Deux connards dans un bibliobuss</em> où tu disais ça sur la question des collections, je me souviens avoir été blessée.
 
<b>Quentin : </b>Je sais. Je pense que c’est un trait de bibliothécaire d’avoir un petit ego et je le comprends à 2 000 %. Quand je dis ça, l’axe BU est aussi là. Parfois le poids disciplinaire, quand tu es face à des enseignants, ce sont eux qui ont écrit les bouquins, du coup toi, tu dois sélectionner des ressources et ils te regardent un peu genre « vous n’avez pas ce livre. OK, moi je n’aurais pas fait comme ça », mais ça marche aussi en bibliothèque de lecture publique quand madame Michu vient te demander pourquoi tu n’as pas tel roman dont il a été question dans telle émission ou qui a été chroniqué dans <em>Notre Temps</em> numéro 72.
 
<b>Julien : </b>Non, c’est le Collège de France ! Elle est allée au Collège de France ce matin et pourquoi n’avez-vous pas ?
 
<b>Quentin : </b>Ces espèces de Parisiens de merde !
 
<b>Julien : </b>Mon expérience est aussi utile que la tienne, d’accord, tu ne me nieras pas !
 
<b>Quentin : </b>Du coup, tu as cette expérience-là qui tient vraiment à pas grand-chose, il suffit qu’il y ait quelqu’un qui soit un peu vénère en face de toi, qui aies un peu de flex ??? [17 min 38], qui soit un peu sûr de lui, etc., du coup, en formation accueil, c’est ce que je vois : des gens sont véners parce qu’il y a eu des situations de tension, parce que machin est arrivé en disant « je suis docteur en machin, moi je connais machin », du coup les gens sont tout désemparés.<br/>
Donc, quand on revient sur ces questions-là, ce que tu décrivais très bien, que face à un nouvel outil, avec des nouvelles perspectives, avec un nouveau paradigme, quand tu prends tout ça, ça fait effectivement fondre des boulons aux collègues. Du coup, on en revient toujours à la même question : comment fait-on pour ne pas être juste une profession entière de gens en train de baver ?
 
<b>Julie Brillet : </b>C’est une vraie question. Je crois notamment que sur la question de l’accès aux droits – peut-être qu’à un moment on pourra revenir aussi sur de la médiation numérique qui donne un peu plus envie que l’accès aux droits et qui rend un peu moins triste –, il y a un constat assez partagé de tous les champs qui font de l’accompagnement à l’accès aux droits. En fait, cette question de la numérisation des démarches administratives a fait bouger énormément de métiers, que ce soit des métiers du social qui se sont retrouvés à faire de l’accompagnement numérique, justement des métiers du numérique, genre animateur multimédia où tu te retrouves à faire de l’inscription sur Pôle emploi, alors que, objectivement, ce n’est pas forcément pour ça que tu avais signé au départ.<br/>
Là-dessus, des chercheuses qui sont vraiment intéressantes, ont travaillé précisément sur la médiation numérique, notamment une qui s’appelle Céline Borelle que j’avais eu l’occasion d’entendre en table ronde et qui a un peu publié avec ses collègues Anne-Sylvie Pharabod et Valérie Peugeot [<em>Digitisation of Administrative Procedures</em>]. On connaît un peu Valérie Peugeot parce qu’elle travaille beaucoup autour des communs numériques et je pense qu’elle a pas mal inspiré beaucoup de bibliothécaires qui ont promu et qui promeuvent encore les communs numériques. En tout cas, elles ont fait pas mal de recherches, notamment autour du dispositif Solidarité Numérique. Je sais pas si vous vous en souvenez, au moment du premier confinement il y a eu la mise en place, je pense spontanée, d’un numéro de téléphone avec, au bout du fil, des bénévoles notamment de la médiation numérique et aussi des bénévoles plutôt de l’action sociale qui voulaient bien filer un coup de main pour accompagner les Françaises et les Français qui étaient complètement désemparés face au numérique. Lors du premier confinement, on se retrouvait vraiment forcés. Bref !
 
<b>Julien : </b>C’est peut-être la seule fois qu’un numéro de téléphone vert du gouvernement a servi à quelque chose.
 
<b>Quentin : </b>C’est beau quand même ! Après le Covid, tout le monde a été formé aux démarches numériques et il n’y avait plus besoin du numéro vert, parce que le Covid te fait notamment perdre le goût, l’odorat, mais te fait gagner aussi un sixième sens, le « numsens », et, après, tu peux remplir tes démarches.
 
<b>Julie Brillet : </b>Il faudrait vérifier parce que Solidarité Numérique, je ne sais plus quelle est l’histoire, ça a été soutenu par le gouvernement, mais, au départ, je ne suis pas sûre que ce n’était pas une initiative spontanée des médiateurs numériques, je ne sais plus, il faudrait vérifier.
 
<b>Quentin : </b>Gardons cette histoire, elle est plus jolie. On garde ça.
 
<b>Voix off : </b>Salut c’est Jean-Michel le monteur. Effectivement, c’est bien ça.
 
<b>Julie Brillet : </b>En tout cas, ces chercheuses ont observé ce qui s’est passé sur cette plateforme Solidarité Numérique, elles en ont déduit plein de trucs. Ce qui m’a marquée c’est ce constat partagé, que ce soit des professionnels de la médiation numérique ou des professionnels de l’accueil social ou autres, que ce qu’ils font là, c’est-à-dire l’accompagnement à l’accès aux droits, eh bien c’est la faillite de l’État social, c’est comme ça qu’elles le disent. J’ai vraiment entendu en cours de formation, ateliers, discussions, etc., par exemple de la part de conseillers numériques qui font beaucoup d’accès aux droits, de gens qui travaillent dans les maisons France services, etc., cette sensation « d’être une rustine », je cite, ce n’est pas moi qui le dis.<br/>
Je crois qu’une des grandes difficultés de cet aspect-là, que ce soit en bibliothèque ou ailleurs, c’est d’être le réceptacle d’une politique publique qui est tout à fait discutable, voire révoltante, j’adore manier l’euphémisme, « c’est tout à fait discutable ». Que peut-on faire concrètement, à ce moment-là, si on peut aider la personne ?, et encore pas tout le temps, parce qu’il y a aussi des situations complètement insolubles ou sur lesquelles on n’a pas la main ou pas des compétences, etc., mais ça ne change pas le problème de fond.<br/>
Pour moi, ce qui est important sur cet aspect-là, alors je rêve un peu, mais ce serait une espèce de conscientisation collective des bibliothécaires et au-delà, en tout cas peut-être des fonctionnaires confrontés à ces questions-là sur, justement, l’importance de re-politiser le numérique, de ne pas voir le numérique comme synonyme d’un progrès, de se poser la question de quel numérique, collectivement, on veut, qu’est-ce que produit, justement, la numérisation des démarches administratives, par exemple qu’est-ce que produit Parcoursup ? On peut trouver plein d’exemples.<br/>
Avec cette évolution des publics, des besoins des publics, justement les chercheuses dont je parlais tout à l’heure parlent de deux visées de la médiation numérique : une visée émancipatrice, dont on a un peu parlé, et une visée réparatrice, vraiment ce truc d’aider les populations les plus vulnérables. On voit bien que la visée réparatrice a pris énormément d’espace, elle demande énormément de temps aux professionnels ou aux bénévoles, il faut se souvenir qu’il y a aussi des bénévoles qui font de l’accompagnement, du coup on n’a plus le temps, ou moins de temps, pour un aspect émancipateur, pour une sensibilisation aux enjeux, pour des espaces de débat.<br/>
En ce moment, on parle plein tout plein de l’IA, je vois partout fleurir des propositions d’ateliers créatifs autour de l’IA, etc. Je ne sais pas exactement ce qui se passe dans ces ateliers créatifs, peut-être qu’il y a des espaces de débat et de réflexion, que ce n’est pas juste s’amuser à créer une image d’Emmanuel Macron qui fait du surf, je ne sais pas ! En tout cas ce serait intéressant, par exemple sur l’IA, de se poser la question de son impact environnemental, de son impact en termes de droits humains puisqu’on sait qu’il y a plein de travailleurs du clic dans des conditions vraiment révoltantes. Ça pose vraiment plein de questions et, en fait, non, ce n’est pas parce que l’IA paraît révolutionnaire, le progrès, etc., qu’on est obligé d’y aller ou qu’on est obligé d’y aller dans ces conditions-là.<br/>
Je trouve qu’il n’y a pas assez d’espaces technocratiques, j’allais dire dans les bibliothèques, mais, en en vrai, ça vaut pour plein d’espaces, parce que, dès qu’on parle de technocritique, on est vite vu comme des personnes qui veulent revenir à la bougie, qui discutent le progrès, alors que le progrès c’est cool ; plein de choses se discutent et je trouve qu’il y a vraiment plein d’espaces de réflexion, de trucs chouettes à faire, à discuter, à mettre en débat, à proposer en bibliothèque ou ailleurs.
 
<b>Emmanuel Macron, voix off : </b>La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile, je ne crois pas au modèle Amish et je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine.
 
<b>Julien : </b>Déjà, autour de ça, il faut quand même acter le fait que le numérique ne peut pas être politique parce qu’il y a numérique en bibliothèque et que les bibliothèques ne sont pas politiques. Puisqu’il y a du numérique en bibliothèque, il n’est pas politique. Je voudrais déjà qu’on se rassure là-dessus. Je me demande aussi si dans tout cet échec, un peu notre logique de politisation du numérique, en tout cas d’avoir un discours critique là-dessus, ce n’est pas aussi, d’une certaine manière, l’échec de notre capacité à faire du lien avec nos communautés autour du numérique. J’ai l’impression que c’est ce qu’on peut retrouver, par exemple, dans les clichés de <em>fab lab</em>. Tu as investi 5 000 balles pour avoir ton imprimante numérique, ta découpeuse vinyle, tes ??? [25 min 57], tes machins, tes trucs, et c’est à ce moment-là, généralement, que tu vas sur Google, après deux semaines et on te dit qu’il y a un <em>fab lab</em> qui fait exactement la même chose, à 120 mètres de chez toi, de manière associative, depuis 12 ans. Blague à part, j’ai l’impression qu’on a une défiance du numérique sur ces questions de compétences dont on parlait tout à l’heure, par exemple, mais aussi sur les questions de légitimité, « est-ce que c’est mon rôle ? », qui fait que s’emparer, là-dessus, d’un discours critique, être capable de le retransmettre à des usagers, c’est déjà faire un pas de plus que ce qu’on est prêt à faire autour du numérique.<br/>
L’autre versant de ça c’est que, généralement, on est ravi, je pense, de faire une conférence sur l’IA par un chercheur très connu, mais qui va avoir les mêmes effets que la conférence sur le racisme quand, dans le même temps, tu prêtes des <em>Valeurs actuelles</em> au quotidien, dans ta bibliothèque, que tu vas faire une conférence comme quoi tu peux avoir un numérique par exemple vert et pas à base de bitcoins – je schématise absolument, c’est répugnant, j’en ai bien conscience – que, dans le même temps, tu es dans les pires pratiques du numérique au quotidien et, du coup, ton discours n’a absolument aucun sens.<br/>
Avec ça, mais c’est peut-être moi qui connais bien trop mal le sujet, je vois des tonnes de formations autour du numérique en bibliothèque qui sont axées autour d’une maîtrise de l’outil, mais pas du tout sur la culture du numérique en bibliothèque qui sont axées autour d’une maitrise de l’outil, mais pas du tout de la culture numérique qui est, sans doute aussi, la pierre angulaire pour avoir ce regard technocratique dont tu parles.
 
<b>Quentin : </b>En fait, on revient un peu aux mêmes questions qu’on se pose hyper régulièrement et on s’aperçoit que le numérique ne change pas forcément la pratique.<br/>
Quand tu parles du fait qu’il n’y a pas assez de technocritique et que les bibliothèques pourraient l’être. David ???, dont on parlait dans un numéro précédent, qui invite les bibliothèques à se saisir de l’IA sous l’angle critique, à s’en saisir comme d’un outil de documentation des populations qui sont minorisées, il y a effectivement un truc de fou à jouer là-dessus, c’est trop bien.
 
<b>Julien : </b>C’est sans doute le truc le plus de techno ??? [27 min 52] que j’ai entendu de ma vie que d’appeler un épisode de podcast un numéro. C’était mon insert.
 
<b>Quentin : </b>Enfoiré !
 
<b>Julien : </b>En même temps, dans la réalité du vrai monde, tu n’as pas le temps de faire ça soit parce que tu ramasses du vomi parce que tu es l’espace jeunesse, soit tu ramasses du vomi symbolique parce que tu es en train d’aider des gens qui sont dans une galère monstre, que tu es sous l’eau avec ces trucs-là. On est donc vraiment dans ce que tu décrivais : l’émancipation doit passer en deuxième temps parce que la réparation prend tout l’espace. Comment ne devient-on pas guedin ?
 
<b>Julie Brillet : </b>En fait, tout ce que tu dis là, me fait penser notamment à la façon dont on aborde l’éducation aux médias et à l’information en bibliothèque : on l’aborde très souvent sous un angle, on va dire, presque utilitaire simpliste de « est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux » et on analyse une information au regard de ce seul prisme : à quelle date ça a été publié, quelle est la source, etc., le fameux document de ??? [28 min 53] sur les questions à se poser, qui sont des questions très classiques de <em>fact-checking</em>. Sur l’EMI [Éducation aux médias et à l’information] c’est pareil : quand on se pose les questions des enjeux qu’il y a derrière, on voit bien, par exemple avec l’exemple de l’influence de Bolloré sur l’imaginaire qui est défendu dans toutes les chaînes de son groupe, imaginaire réactionnaire d’extrême droite, etc., et le traitement des informations, eh bien ce n’est pas une question de vrai/faux, CNEWS ne fait pas que des <em>fake news</em>.<br/>
Du coup, analyser simplement les informations sur un prisme vrai/faux, c’est complètement dépolitiser les enjeux d’EMI, les enjeux de ligne éditoriale, les enjeux de « vous adorez la neutralité des journalistes, l’objectivité des journalistes, etc. » Pour moi, ça fait vraiment ça fait vraiment écho et tout ça. En effet, on a beaucoup de formations, d’ateliers, etc., autour de l’outil, mais qui ne vont pas creuser plus loin.<br/>
Là on fait beaucoup de généralités, il existe bien sûr des bibliothèques qui proposent des espaces technocratiques, il y a des bibliothécaires qui proposent des réflexions intéressantes, par exemple Thomas Fourmeux, etc.
 
<b>Julien : </b>Du coup, Julie, pourquoi n’es-tu plus en bibliothèque ?
 
<b>Julie Brillet : </b>Pour un peu tout ça. J’ai eu une espèce d’épiphanie, je peux dire la date précise, c’est horrible, le 21 octobre 2017.
 
<b>Julien : </b>Tu as vraiment vécu une rupture.
 
<b>Julie Brillet : </b>C’est ça. Le 21 octobre 2017, dans la bibliothèque dans laquelle je travaillais, j’ai accueilli ce qu’on appelle un Café vie privée, qui un atelier autour des questions de vie privée sur Internet, pour aller vite. C’est vraiment là que j’ai pris conscience, grâce à un atelier, de l’impact qu’avaient les GAFAM sur bien plus de choses que de la simple publicité ciblée. J’avais un peu ce truc-là de « je privilégie le logiciel libre parce que c’est mieux, les GAFAM, bouh ! », mais je n’avais pas forcément creusé plus que ça.
 
<b>Quentin : </b>Tu dirais que le petit colibri est devenu un énorme corbeau après cet atelier ?
 
<b>Julie Brillet : </b>C’est là que j’ai pris la mesure, notamment de l’influence que ça avait sur notre façon de s’informer : les recommandations algorithmiques, la collecte massive de données, etc., je pense que vous voyez exactement ce dont je veux parler, et que ça a une influence sur la façon dont on voit le monde, ça a déjà influencé des élections, c’est documenté – on dirait que je suis complotiste, mais vous ne le savez pas ! Ça a donc des influences sur les élections et c’est là que je me suis dit « il faut qu’on se bouge là-dessus ! ». Le fait est que j’ai pu faire des choses en bibliothèque autour de ces questions-là, mais on n’a pas la liberté qui permet de porter des discours radicaux comme j’aurais aimé les porter, on n’est pas tout seul, il y a des services informatiques, il y a une hiérarchie, il y a un mandat du conseil municipal à respecter, etc En tout cas, ça m’a beaucoup frustrée de ne pas pouvoir aller plus loin que quelques actions culturelles, des discussions avec des collègues, etc., le fait de changer nos Google Forms en Framaforms.
 
<b>Quentin : </b>Et six ans et demi après, avec tout le recul que tu as là-dessus, qu’est-ce que tu conseillerais des collègues qui décideraient d’essayer de hacker leur politique numérique pour, justement, produire du contenu radicalisé, en passant quand même sous le radar du service informatique, de la tutelle et ainsi de suite ? Même si, évidemment, pour ceux qui nous écoutent, il ne faut pas le faire. Mais si jamais, par exemple, quelqu’un te posait la question, peut-être pour éviter de le faire sans le savoir, qu’est-ce que tu lui répondrais ?
 
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<b>Julie Brillet : </b>Je

Version du 16 août 2024 à 14:12


Titre : De la dame du digit@l aux travailleurs du clic - technocritique en bibliothèque avec Julie Brillet

Intervenant·es : Julie Brillet - Quentin - Julien

Lieu : Podcast Deux connards dans un bibliobus

Date : 5 avril 2024

Durée : 1 h 04 min 16

Podcast

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Quentin : Eh, Julien, tu sais ce qui est beau dans un monde moderne ?

Julien : Le wifi ?

Quentin : Alors déjà, ??? [0 min 15] mais dans mon salon où ton chien ne va pas tenter de me bouffer.

Julien : Mais là, ton chat me regarde d’un air vraiment malaisant.

Quentin : Après, il est quand même au courant des deux ans de harcèlement que je viens vivre de manière semi-systématique et avec ses outils de chat peut-être peu véners, je compte quand même sur lui pour rétablir un peu l’équilibre relationnel.
Maintenant, ce qui est beau dans ce monde moderne, c’est surtout de pouvoir avoir à côté de nous la dame du digit@l. Je vous présente Julie Brillet qui nous fait le plaisir d’être avec nous. Est-ce que tu veux bien nous dire deux/trois mots sur qui tu es ?

Julie Brillet : Je suis la dame du digital et c’est important de préciser que j’écris, bien sûr, digit@l avec une arobase, bien évidemment, comme les meilleures animations numériques de bibliothèque des années 2000.

Quentin : D’ailleurs, est-ce que c’est vrai que si tu n’écris pas ton nom en Word art, ton nom s’efface et que tu n’es plus autorisée à donner des formations ?

Julie Brillet : Oui. Par contre, mon site est intégralement en Comic Sans MS.
Qui suis-je à part ça ? Je suis une ancienne bibliothécaire et, depuis quelques années, je suis formatrice, j’interviens notamment beaucoup sur les questions numériques, numérique et bibliothèques, éducation aux médias et à l’information aussi.

Quentin : On t’a invitée pour nous parler de la grande thématique du lien entre le cirque et les bibliothèques.

Julien : Vu que ça fait quand même deux ans que notre grand truc c’est de parler de sujets qu’on maîtrise pas, on s’était dit que ce serait intéressant. On te demande vraiment si tu pouvais nous parler, notamment s’il te plaît, du rapport entre quota de souffleur de feu, abonnement dans les bibliothèques et si on pouvait rajouter un petit axe sur l’inclusion de la panthère noire dans les bibliothèques, ça serait vraiment intéressant.

Julie Brillet : Oui, mais là je pense qu’on va toucher un point très précis de différence entre corrélation et causalité

Julien : Je sens qu’on va se faire défoncer !

Voix off : En voiture tout le monde. J’espère qu’on fera un voyage tranquille.

Quentin : Ce qui serait hyper intéressant, c’est de voir avec toi si la politique numérique en bibliothèque ça veut dire avoir du budget numérique dans ta BNR où tu as acheté douze caisses de ??? [2 min 35], 18 tablettes, qui sont toutes bien archivées et cataloguées dans un placard, personne ne sait qu’elles sont là depuis à peu près trois ans et tout le monde a peur que si tu ouvres le placard tu atterrisses dans ??? [2 min 43] où tout le monde vit. Ou s’il y a peut-être d’autres axes intéressants autour du numérique en bibliothèque.

Julie Brillet : Il y a plein de choses à dire sur le numérique en bibliothèque. Avant de parler des bibliothèques, je pense qu’il faut revenir à ce qu’on appelle la médiation numérique, un peu l’histoire de la médiation numérique, ses grands penseurs, etc.
Plus sérieusement, la question du numérique en bibliothèque n’est pas étrangère à la question de la médiation numérique, des CyberCentres, des EPN [espaces publics numériques], même des fablabs, etc. Quand on regarde un petit peu, justement, l’histoire de la médiation numérique, on s’aperçoit que les bibliothèques s’inscrivent vraiment là-dedans avec tout ce qui est émergence des premiers espaces multimédias, etc., dans les années 90, avec des animateurs multimédia très éducation populaire, des ateliers pour comprendre comment fonctionne Internet, monter des vidéos, etc., avec vraiment un côté appréhension des outils mais aussi des enjeux.
Petit à petit ça a évolué et ce qui a été vraiment un tournant c’est, notamment, tout ce qui est lié à la dématérialisation des démarches administratives et, on va dire, le côté 2010, la numérisation forcée des démarches. En fait, on a vu un nouveau public dans les espaces numériques et dans bon nombre de bibliothèques qui venait autour des questions d’accès aux droits qui ont beaucoup cristallisé les débats autour de ces questions-là.
J’ai travaillé en bibliothèque, j’ai commencé en 2003 et, du coup, en 2003, au milieu des années 2000, c’était exactement ça : on avait des personnes qui venaient à l’espace numérique pour plein de choses et puis, petit à petit, après les années 2010, on a commencé à avoir des publics différents qui venaient justement pour de l’accès aux droits, qui parfois étaient dans une situation de détresse très impressionnante et nous étions un peu perdus face à ces questions-là.

Julien : Là tu parles de médiation numérique. À un moment, on parlait de médiation numérique des savoirs. Je me demande quand même s’il n’y a pas toujours deux loups : tu as le gentil loup de gauche qui est le loup de la médiation par l’inclusion et le méchant loup de droite qu’est le numérique des jeux vidéo qui coûtent très cher et qui ont un bilan carbone. N’y a-t-il pas deux loups du numérique aussi ?

Julie Brillet : Pour moi, la médiation numérique des savoirs fait partie de la médiation numérique. C’est-à-dire que la médiation numérique c’est vraiment le fait d’accompagner un public vers un usage, un outil numérique ou une meilleure compréhension des enjeux numériques. Donc, tout ce qui est sélection de contenus on va dire culturels, informatifs et permettre un large public de pouvoir les consulter, les appréhender – c’est souvent ce qu’on met derrière tout ce qu’est médiation numérique des savoirs, qui a été porté par bon nombre de bibliothèques – ça a fait partie de ça. Mais la médiation numérique c’est quand même vraiment plus large avec souvent, derrière, quelque chose qu’on retrouve dans la médiation numérique des savoirs, à savoir une dimension émancipatrice, c’est-à-dire vraiment mieux appréhender le monde qui nous entoure, être un citoyen/une citoyenne éclairés, découvrir plein de trucs au travers du numérique. Quelque chose qui a toujours été largement porté par les bibliothécaires et puis, globalement, par tous les acteurs de la médiation numérique.

Julien : Si je comprends bien la médiation numérique des savoirs, c’est vraiment la version snob. Genre, on a un outil numérique qui nous permet d’œuvrer à l’émancipation de gens qui galèrent, mais on décide plutôt d’essayer de mettre Proust en e-pub pour le lecteur ??? [6 min 34]. C’est ça ?

Quentin : Donc, il y a bien un loup de droite !

Julie Brillet : Je dirais qu’il y a la version snob, il y a aussi la version centrée sur les ressources numériques telles qu’on les connaît, avec un modèle économique. Comment dire ça ?

Julien : Un peu nul !

Quentin : Dégueulasse, franchement capitalisto-merdique.

Julie Brillet : Il y a aussi le fait que c’est comme si on essayait de transposer ce qu’on sait faire en tant que bibliothécaire, c’est-à-dire constituer des collections, les mettre à disposition du public, faire des sélections thématiques, faire de la médiation de savoirs qui sont physiquement dans nos collections, justement sur le côté numérique avec des ressources numériques, des bouquets de sélections, etc.

Julien : Dans ce que tu dis là, j’ai l’impression qu’il y a aussi une question qui revient souvent. Attention, je vais sortir les très gros mots, j’aime bien, ça me permet de ??? [7 min 35] de temps en temps un mot qu’on n’entend pas trop. Est-ce le numérique, là-dedans, c’est la continuation par un nouvel outil cool et innovant de ce qu’on faisait déjà avant ou est-ce que c’est un nouveau paradigme ?

Quentin : À un moment, j’aimais bien dire que le métier de bibliothécaire c’est un truc en trois temps :
au début on était des pourvoyeurs d’informations, de références, de doc, on a besoin de nous pour accéder aux bouquins, à tout ça ;
ensuite, on s’est institué médiateur, on doit faire le lien entre vous et les références qui vous conviennent. On est là pour vous faire découvrir des trucs, à la fois pour vous rendre service quand vous cherchez un truc précis, mais aussi pour vous faire découvrir, parce que vous êtes un peu trop con pour y aller tout seul ;
la troisième étape est, pour moi, l’étape de facilitation.
Il y a une espèce de montée en compétences, une montée en conscience, une émancipation collective qui se passe et on partage un peu ces rôles-là, à la fois d’accès mais aussi de production des contenus.
Du coup il me semble que dans ce que tu décris de la médiation numérique, on met un peu de côté la médiation numérique des savoirs, il y a encore ce rôle de médiation, pas aussi dégueulasse que ce que je viens de décrire, parce que ce n’est clairement pas ça, mais on est un peu dans ce truc-là et on essaye d’aller vers une émancipation, donc vers une construction collective.

Julie Brillet : Je suis plutôt d’accord, mais j’ai l’impression que ça varie beaucoup en fonction des bibliothèques. J’interviens beaucoup en bibliothèque départementale pour donner des formations, souvent dans les personnes que je forme, il y a des bibliothécaires qui sont dans des petites structures, voire qui sont des bibliothécaires bénévoles, qui sont dans des équipes strictement bénévoles, ou qui sont, par exemple, seuls professionnels dans des petites bibliothèques rurales. J’ai l’impression que ces questions de facilitation, etc., dépendent beaucoup des représentations qu’ont les bibliothécaires sur leur propre métier et aussi des besoins qu’ont leurs usagers et usagères quand ils viennent à la bibliothèque.
Un petit exemple : dans les formations que je donne, j’aime bien faire bouger les gens et, on va dire, les faire se mettre sur une ligne dans l’espace en fonction de s’ils sont d’accord, pas d’accord, etc., ça permet de faire des débats sympas, etc., notamment, j’aime bien les tester en donnant des exemples d’actions, les tester sur le côté « est-ce que vous pensez que ça a sa place en bibliothèque ou pas ? ». Ça donne des choses très contrastées. Suivant les départements où je vais, suivant les bibliothécaires, suivant les lieux où elles travaillent, suivant même leur poste, ça donne vraiment des choses très contrastées. Du coup, j’ai l’impression que ce qui met tout le monde d’accord, c’est vraiment tout ce qui est médiation culturelle, médiation des savoirs, tout ce qui est éducation aux médias et à l’information qui a quand même une bonne part de numérique dedans, parce qu’il y a l’accès à l’information qui est, quand même, une mission historique des bibliothèques. Il y a plus de débats sur les questions de l’accès à Internet. Il reste encore des bibliothécaires qui ne voient pas pourquoi, en bibliothèque, on sera obligé d’avoir un accès à internet, du wifi ou des choses comme ça. Encore une fois, ce que je dis n’est pas du tout scientifique ; c’est ce que j’entends sur le terrain. Il y a des représentations vraiment très différentes entre des personnes qui sont vraiment centrées, on va dire, sur le cœur de métier, c’est-à-dire la médiation de collections, de savoirs, de loisirs, etc., l’accès à l’information, et puis d’autres qui diront « si on a un public qui a besoin qu’on l’accompagne à prendre rendez-vous chez sur Doctolib, en fait on est là pour rendre service aux besoins du public, d’autant plus que c’est souvent dans des lieux qui sont isolés, seul service public ouvert avec un accès à Internet gratuit, etc. On ne va pas refaire tout le truc. !
J’ai l’impression, au-delà de ces trucs de cœur qui mettent vraiment tout le monde d’accord.

Quentin : La question cœur de métier, je la trouve souvent située là-dessus, mais pour moi il y a aussi une team qui est assez balèze qui est la team « le cœur de métier c’est l’accueil, le cœur de métier ce sont les gens ». Du coup, il y a peut-être plus de facilités à faire passer dans cette ligne « c’est notre métier, ce n’est pas notre métier » tout ce qui est l’accompagnement. Peut-être qu’on a deux expériences différentes là-dessus.

Julie Brillet : J’ai l’impression que ça vient toucher à des questions d’expertise et de compétences. En fait, quand on se retrouve face à une personne qui a besoin d’aide, par exemple pour sa demande de naturalisation ou des choses comme ça, il y a vraiment cette impression, qui est tout à fait justifiée, de ne pas être compétent pour ça. En tout cas, de ce que j’entends dans les formations des bibliothécaires qui ont vraiment un profil tout à fait classique, avec une très forte expertise de l’accueil du public, des collections, de l’animation, etc., et qui ont l’habitude de vraiment très bien maîtriser leur sujet, là, en fait, le côté numérique les bouscule un peu parce qu’on ne sait jamais à l’avance ce qu’on va avoir ; en fait, on fait du vrai accompagnement, c’est-à-dire qu’on se met au même niveau que la personne, on essaye de trouver des solutions ensemble, etc. Je me souviens avoir vu déjà pas mal de bibliothécaires en formation qui se sentaient un peu bousculés, y compris dans leur expertise, donc dans leur légitimité, pour autant ils disaient bien « quand on est face à une personne dont, par exemple, les moyens de subsistance dépendent des trucs sur lesquels on va l’aider, bien sûr qu’on l’aide ! ». Les choses ont un peu changé avec les France services, le développement des conseillers numériques, etc. J’ai beaucoup fait de formations autour de l’accompagnement aux démarches administratives en bibliothèque en 2019/2020, à une époque où, vraiment, il y avait des endroits entiers où le seul lieu où il était possible de se faire aider ou d’avoir une connexion interne, dans bon nombre de lieux ruraux ou de quartiers, c’étaient les bibliothèques.

Quentin : C’est vrai que j’ai l’impression que ça marque aussi une coupure qui est celle de se dire : apprendre, se former en tant que collègues sur ces démarches-là, c’est, de fait, devenir un interlocuteur légitime pour aider les gens à ces démarches. Je pense qu’il y a aussi quelque chose qui joue là-dessus, c’est la violence sociale qu’on peut se prendre dans la gueule quand on commence à entrer dans des démarches d’accompagnement, dans cette idée-là de poursuite logique, un peu par le numérique, de ce qui se faisait déjà. Cela questionne aussi, à mon avis, pas mal de collègues. En tout cas, de ce que j’ai pu voir autour de moi, dans mon petit microcosme, ça peut aussi passer comme le fait de se dire « non seulement je ne suis pas outillé émotionnellement pour faire face à ça au quotidien, c’est trop dur, mais en plus, maintenant, je dois aussi me heurter à cette barrière de la compétence et ça commence à devenir embêtant de me faire envoyer dans les cordes sur autant de champs différents dans une journée professionnelle.

Julien : C’est là où j’ai plus de doutes sur le côté cœur de métier. Même au niveau des acquisitions, il y a des fois où tu grattes un peu. Collectivement, on manque un peu de poids là-dessus. Parfois, quand tu checkes un peu les fonds des bibliothèques, tu te poses quelques questions sur la façon dont les acquisitions sont faites et tout, parce que apprendre ça, ce n’est pas si évident pour tout le monde. Quand tu passes le concours, personne ne ckecke si tu es capable, par exemple, de gérer correctement les acquisitions d’un fonds de sciences, par exemple.

Quentin : Déjà, on peut vraiment soigner un cancer par l’imposition de pierres sacrées, il suffit de les rechanger à la pleine lune. J’aimerais déjà qu’on se calme avec les agressions gratuites sur la médecine moderne et non capitaliste.

Julien : non, il n’y a pas d’agression. Nous vous rappelons que nous avons une méthode, sur deuxconnards.fr, qui permet de soigner tous les problèmes statutaires, de faciliter les promotions.

Quentin : Par apposition d’un podcast.

Julien : Absolument, une fois par mois, c’est relativement simple.

16’ 22

Julie Brillet : Je me souviens avoir écouté un épisode de Deux connards dans un bibliobuss où tu disais ça sur la question des collections, je me souviens avoir été blessée.

Quentin : Je sais. Je pense que c’est un trait de bibliothécaire d’avoir un petit ego et je le comprends à 2 000 %. Quand je dis ça, l’axe BU est aussi là. Parfois le poids disciplinaire, quand tu es face à des enseignants, ce sont eux qui ont écrit les bouquins, du coup toi, tu dois sélectionner des ressources et ils te regardent un peu genre « vous n’avez pas ce livre. OK, moi je n’aurais pas fait comme ça », mais ça marche aussi en bibliothèque de lecture publique quand madame Michu vient te demander pourquoi tu n’as pas tel roman dont il a été question dans telle émission ou qui a été chroniqué dans Notre Temps numéro 72.

Julien : Non, c’est le Collège de France ! Elle est allée au Collège de France ce matin et pourquoi n’avez-vous pas ?

Quentin : Ces espèces de Parisiens de merde !

Julien : Mon expérience est aussi utile que la tienne, d’accord, tu ne me nieras pas !

Quentin : Du coup, tu as cette expérience-là qui tient vraiment à pas grand-chose, il suffit qu’il y ait quelqu’un qui soit un peu vénère en face de toi, qui aies un peu de flex ??? [17 min 38], qui soit un peu sûr de lui, etc., du coup, en formation accueil, c’est ce que je vois : des gens sont véners parce qu’il y a eu des situations de tension, parce que machin est arrivé en disant « je suis docteur en machin, moi je connais machin », du coup les gens sont tout désemparés.
Donc, quand on revient sur ces questions-là, ce que tu décrivais très bien, que face à un nouvel outil, avec des nouvelles perspectives, avec un nouveau paradigme, quand tu prends tout ça, ça fait effectivement fondre des boulons aux collègues. Du coup, on en revient toujours à la même question : comment fait-on pour ne pas être juste une profession entière de gens en train de baver ?

Julie Brillet : C’est une vraie question. Je crois notamment que sur la question de l’accès aux droits – peut-être qu’à un moment on pourra revenir aussi sur de la médiation numérique qui donne un peu plus envie que l’accès aux droits et qui rend un peu moins triste –, il y a un constat assez partagé de tous les champs qui font de l’accompagnement à l’accès aux droits. En fait, cette question de la numérisation des démarches administratives a fait bouger énormément de métiers, que ce soit des métiers du social qui se sont retrouvés à faire de l’accompagnement numérique, justement des métiers du numérique, genre animateur multimédia où tu te retrouves à faire de l’inscription sur Pôle emploi, alors que, objectivement, ce n’est pas forcément pour ça que tu avais signé au départ.
Là-dessus, des chercheuses qui sont vraiment intéressantes, ont travaillé précisément sur la médiation numérique, notamment une qui s’appelle Céline Borelle que j’avais eu l’occasion d’entendre en table ronde et qui a un peu publié avec ses collègues Anne-Sylvie Pharabod et Valérie Peugeot [Digitisation of Administrative Procedures]. On connaît un peu Valérie Peugeot parce qu’elle travaille beaucoup autour des communs numériques et je pense qu’elle a pas mal inspiré beaucoup de bibliothécaires qui ont promu et qui promeuvent encore les communs numériques. En tout cas, elles ont fait pas mal de recherches, notamment autour du dispositif Solidarité Numérique. Je sais pas si vous vous en souvenez, au moment du premier confinement il y a eu la mise en place, je pense spontanée, d’un numéro de téléphone avec, au bout du fil, des bénévoles notamment de la médiation numérique et aussi des bénévoles plutôt de l’action sociale qui voulaient bien filer un coup de main pour accompagner les Françaises et les Français qui étaient complètement désemparés face au numérique. Lors du premier confinement, on se retrouvait vraiment forcés. Bref !

Julien : C’est peut-être la seule fois qu’un numéro de téléphone vert du gouvernement a servi à quelque chose.

Quentin : C’est beau quand même ! Après le Covid, tout le monde a été formé aux démarches numériques et il n’y avait plus besoin du numéro vert, parce que le Covid te fait notamment perdre le goût, l’odorat, mais te fait gagner aussi un sixième sens, le « numsens », et, après, tu peux remplir tes démarches.

Julie Brillet : Il faudrait vérifier parce que Solidarité Numérique, je ne sais plus quelle est l’histoire, ça a été soutenu par le gouvernement, mais, au départ, je ne suis pas sûre que ce n’était pas une initiative spontanée des médiateurs numériques, je ne sais plus, il faudrait vérifier.

Quentin : Gardons cette histoire, elle est plus jolie. On garde ça.

Voix off : Salut c’est Jean-Michel le monteur. Effectivement, c’est bien ça.

Julie Brillet : En tout cas, ces chercheuses ont observé ce qui s’est passé sur cette plateforme Solidarité Numérique, elles en ont déduit plein de trucs. Ce qui m’a marquée c’est ce constat partagé, que ce soit des professionnels de la médiation numérique ou des professionnels de l’accueil social ou autres, que ce qu’ils font là, c’est-à-dire l’accompagnement à l’accès aux droits, eh bien c’est la faillite de l’État social, c’est comme ça qu’elles le disent. J’ai vraiment entendu en cours de formation, ateliers, discussions, etc., par exemple de la part de conseillers numériques qui font beaucoup d’accès aux droits, de gens qui travaillent dans les maisons France services, etc., cette sensation « d’être une rustine », je cite, ce n’est pas moi qui le dis.
Je crois qu’une des grandes difficultés de cet aspect-là, que ce soit en bibliothèque ou ailleurs, c’est d’être le réceptacle d’une politique publique qui est tout à fait discutable, voire révoltante, j’adore manier l’euphémisme, « c’est tout à fait discutable ». Que peut-on faire concrètement, à ce moment-là, si on peut aider la personne ?, et encore pas tout le temps, parce qu’il y a aussi des situations complètement insolubles ou sur lesquelles on n’a pas la main ou pas des compétences, etc., mais ça ne change pas le problème de fond.
Pour moi, ce qui est important sur cet aspect-là, alors je rêve un peu, mais ce serait une espèce de conscientisation collective des bibliothécaires et au-delà, en tout cas peut-être des fonctionnaires confrontés à ces questions-là sur, justement, l’importance de re-politiser le numérique, de ne pas voir le numérique comme synonyme d’un progrès, de se poser la question de quel numérique, collectivement, on veut, qu’est-ce que produit, justement, la numérisation des démarches administratives, par exemple qu’est-ce que produit Parcoursup ? On peut trouver plein d’exemples.
Avec cette évolution des publics, des besoins des publics, justement les chercheuses dont je parlais tout à l’heure parlent de deux visées de la médiation numérique : une visée émancipatrice, dont on a un peu parlé, et une visée réparatrice, vraiment ce truc d’aider les populations les plus vulnérables. On voit bien que la visée réparatrice a pris énormément d’espace, elle demande énormément de temps aux professionnels ou aux bénévoles, il faut se souvenir qu’il y a aussi des bénévoles qui font de l’accompagnement, du coup on n’a plus le temps, ou moins de temps, pour un aspect émancipateur, pour une sensibilisation aux enjeux, pour des espaces de débat.
En ce moment, on parle plein tout plein de l’IA, je vois partout fleurir des propositions d’ateliers créatifs autour de l’IA, etc. Je ne sais pas exactement ce qui se passe dans ces ateliers créatifs, peut-être qu’il y a des espaces de débat et de réflexion, que ce n’est pas juste s’amuser à créer une image d’Emmanuel Macron qui fait du surf, je ne sais pas ! En tout cas ce serait intéressant, par exemple sur l’IA, de se poser la question de son impact environnemental, de son impact en termes de droits humains puisqu’on sait qu’il y a plein de travailleurs du clic dans des conditions vraiment révoltantes. Ça pose vraiment plein de questions et, en fait, non, ce n’est pas parce que l’IA paraît révolutionnaire, le progrès, etc., qu’on est obligé d’y aller ou qu’on est obligé d’y aller dans ces conditions-là.
Je trouve qu’il n’y a pas assez d’espaces technocratiques, j’allais dire dans les bibliothèques, mais, en en vrai, ça vaut pour plein d’espaces, parce que, dès qu’on parle de technocritique, on est vite vu comme des personnes qui veulent revenir à la bougie, qui discutent le progrès, alors que le progrès c’est cool ; plein de choses se discutent et je trouve qu’il y a vraiment plein d’espaces de réflexion, de trucs chouettes à faire, à discuter, à mettre en débat, à proposer en bibliothèque ou ailleurs.

Emmanuel Macron, voix off : La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile, je ne crois pas au modèle Amish et je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine.

Julien : Déjà, autour de ça, il faut quand même acter le fait que le numérique ne peut pas être politique parce qu’il y a numérique en bibliothèque et que les bibliothèques ne sont pas politiques. Puisqu’il y a du numérique en bibliothèque, il n’est pas politique. Je voudrais déjà qu’on se rassure là-dessus. Je me demande aussi si dans tout cet échec, un peu notre logique de politisation du numérique, en tout cas d’avoir un discours critique là-dessus, ce n’est pas aussi, d’une certaine manière, l’échec de notre capacité à faire du lien avec nos communautés autour du numérique. J’ai l’impression que c’est ce qu’on peut retrouver, par exemple, dans les clichés de fab lab. Tu as investi 5 000 balles pour avoir ton imprimante numérique, ta découpeuse vinyle, tes ??? [25 min 57], tes machins, tes trucs, et c’est à ce moment-là, généralement, que tu vas sur Google, après deux semaines et on te dit qu’il y a un fab lab qui fait exactement la même chose, à 120 mètres de chez toi, de manière associative, depuis 12 ans. Blague à part, j’ai l’impression qu’on a une défiance du numérique sur ces questions de compétences dont on parlait tout à l’heure, par exemple, mais aussi sur les questions de légitimité, « est-ce que c’est mon rôle ? », qui fait que s’emparer, là-dessus, d’un discours critique, être capable de le retransmettre à des usagers, c’est déjà faire un pas de plus que ce qu’on est prêt à faire autour du numérique.
L’autre versant de ça c’est que, généralement, on est ravi, je pense, de faire une conférence sur l’IA par un chercheur très connu, mais qui va avoir les mêmes effets que la conférence sur le racisme quand, dans le même temps, tu prêtes des Valeurs actuelles au quotidien, dans ta bibliothèque, que tu vas faire une conférence comme quoi tu peux avoir un numérique par exemple vert et pas à base de bitcoins – je schématise absolument, c’est répugnant, j’en ai bien conscience – que, dans le même temps, tu es dans les pires pratiques du numérique au quotidien et, du coup, ton discours n’a absolument aucun sens.
Avec ça, mais c’est peut-être moi qui connais bien trop mal le sujet, je vois des tonnes de formations autour du numérique en bibliothèque qui sont axées autour d’une maîtrise de l’outil, mais pas du tout sur la culture du numérique en bibliothèque qui sont axées autour d’une maitrise de l’outil, mais pas du tout de la culture numérique qui est, sans doute aussi, la pierre angulaire pour avoir ce regard technocratique dont tu parles.

Quentin : En fait, on revient un peu aux mêmes questions qu’on se pose hyper régulièrement et on s’aperçoit que le numérique ne change pas forcément la pratique.
Quand tu parles du fait qu’il n’y a pas assez de technocritique et que les bibliothèques pourraient l’être. David ???, dont on parlait dans un numéro précédent, qui invite les bibliothèques à se saisir de l’IA sous l’angle critique, à s’en saisir comme d’un outil de documentation des populations qui sont minorisées, il y a effectivement un truc de fou à jouer là-dessus, c’est trop bien.

Julien : C’est sans doute le truc le plus de techno ??? [27 min 52] que j’ai entendu de ma vie que d’appeler un épisode de podcast un numéro. C’était mon insert.

Quentin : Enfoiré !

Julien : En même temps, dans la réalité du vrai monde, tu n’as pas le temps de faire ça soit parce que tu ramasses du vomi parce que tu es l’espace jeunesse, soit tu ramasses du vomi symbolique parce que tu es en train d’aider des gens qui sont dans une galère monstre, que tu es sous l’eau avec ces trucs-là. On est donc vraiment dans ce que tu décrivais : l’émancipation doit passer en deuxième temps parce que la réparation prend tout l’espace. Comment ne devient-on pas guedin ?

Julie Brillet : En fait, tout ce que tu dis là, me fait penser notamment à la façon dont on aborde l’éducation aux médias et à l’information en bibliothèque : on l’aborde très souvent sous un angle, on va dire, presque utilitaire simpliste de « est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux » et on analyse une information au regard de ce seul prisme : à quelle date ça a été publié, quelle est la source, etc., le fameux document de ??? [28 min 53] sur les questions à se poser, qui sont des questions très classiques de fact-checking. Sur l’EMI [Éducation aux médias et à l’information] c’est pareil : quand on se pose les questions des enjeux qu’il y a derrière, on voit bien, par exemple avec l’exemple de l’influence de Bolloré sur l’imaginaire qui est défendu dans toutes les chaînes de son groupe, imaginaire réactionnaire d’extrême droite, etc., et le traitement des informations, eh bien ce n’est pas une question de vrai/faux, CNEWS ne fait pas que des fake news.
Du coup, analyser simplement les informations sur un prisme vrai/faux, c’est complètement dépolitiser les enjeux d’EMI, les enjeux de ligne éditoriale, les enjeux de « vous adorez la neutralité des journalistes, l’objectivité des journalistes, etc. » Pour moi, ça fait vraiment ça fait vraiment écho et tout ça. En effet, on a beaucoup de formations, d’ateliers, etc., autour de l’outil, mais qui ne vont pas creuser plus loin.
Là on fait beaucoup de généralités, il existe bien sûr des bibliothèques qui proposent des espaces technocratiques, il y a des bibliothécaires qui proposent des réflexions intéressantes, par exemple Thomas Fourmeux, etc.

Julien : Du coup, Julie, pourquoi n’es-tu plus en bibliothèque ?

Julie Brillet : Pour un peu tout ça. J’ai eu une espèce d’épiphanie, je peux dire la date précise, c’est horrible, le 21 octobre 2017.

Julien : Tu as vraiment vécu une rupture.

Julie Brillet : C’est ça. Le 21 octobre 2017, dans la bibliothèque dans laquelle je travaillais, j’ai accueilli ce qu’on appelle un Café vie privée, qui un atelier autour des questions de vie privée sur Internet, pour aller vite. C’est vraiment là que j’ai pris conscience, grâce à un atelier, de l’impact qu’avaient les GAFAM sur bien plus de choses que de la simple publicité ciblée. J’avais un peu ce truc-là de « je privilégie le logiciel libre parce que c’est mieux, les GAFAM, bouh ! », mais je n’avais pas forcément creusé plus que ça.

Quentin : Tu dirais que le petit colibri est devenu un énorme corbeau après cet atelier ?

Julie Brillet : C’est là que j’ai pris la mesure, notamment de l’influence que ça avait sur notre façon de s’informer : les recommandations algorithmiques, la collecte massive de données, etc., je pense que vous voyez exactement ce dont je veux parler, et que ça a une influence sur la façon dont on voit le monde, ça a déjà influencé des élections, c’est documenté – on dirait que je suis complotiste, mais vous ne le savez pas ! Ça a donc des influences sur les élections et c’est là que je me suis dit « il faut qu’on se bouge là-dessus ! ». Le fait est que j’ai pu faire des choses en bibliothèque autour de ces questions-là, mais on n’a pas la liberté qui permet de porter des discours radicaux comme j’aurais aimé les porter, on n’est pas tout seul, il y a des services informatiques, il y a une hiérarchie, il y a un mandat du conseil municipal à respecter, etc En tout cas, ça m’a beaucoup frustrée de ne pas pouvoir aller plus loin que quelques actions culturelles, des discussions avec des collègues, etc., le fait de changer nos Google Forms en Framaforms.

Quentin : Et six ans et demi après, avec tout le recul que tu as là-dessus, qu’est-ce que tu conseillerais des collègues qui décideraient d’essayer de hacker leur politique numérique pour, justement, produire du contenu radicalisé, en passant quand même sous le radar du service informatique, de la tutelle et ainsi de suite ? Même si, évidemment, pour ceux qui nous écoutent, il ne faut pas le faire. Mais si jamais, par exemple, quelqu’un te posait la question, peut-être pour éviter de le faire sans le savoir, qu’est-ce que tu lui répondrais ?

33’ 11

Julie Brillet : Je