« Internet et Confinement par Stéphane Bortzmeyer » : différence entre les versions

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Donc de toute façon le réseau croit, c’est sa nature. Là encore c’est un point qui est à discuter. Vous savez qu’aujourd’hui, avec la prise de conscience des risques environnementaux, il y a une réflexion sur est-ce que c’est une bonne idée cette croissance permanente ? C’est une question complexe, je repousserais ça à d’autres conférences qui auront pendant Entrée libre, ce que je veux dire c’est que, pour l’instant en tout cas, la croissance continue, à la fois la croissance en nombre d’utilisateurs – des gens qui n’avaient accès à l’Internet ou qui l’utilisaient très peu, qui l’utilisent maintenant, des fois contraints et forcés, comme dans l’exemple que je citais de la dématérialisation des services publics – et à la fois en augmentation en nombre d’utilisateurs et en augmentation des usages ; on envoie de plus en plus de vidéos avec des chats mignons !
Donc de toute façon le réseau croit, c’est sa nature. Là encore c’est un point qui est à discuter. Vous savez qu’aujourd’hui, avec la prise de conscience des risques environnementaux, il y a une réflexion : est-ce que cette croissance permanente est une bonne idée ? C’est une question complexe, je repousserai ça à d’autres conférences qui auront pendant Entrée Libre, ce que je veux dire c’est que, pour l’instant en tout cas, la croissance continue, à la fois la croissance en nombre d’utilisateurs – des gens qui n’avaient accès à Internet ou qui l’utilisaient très peu, qui l’utilisent maintenant, des fois contraints et forcés, comme dans l’exemple que je citais de la dématérialisation des services publics – et à la fois en augmentation en nombre d’utilisateurs et en augmentation des usages ; on envoie de plus en plus de vidéos avec des chats mignons !


Il y a aussi une autre raison qui fait que l’Internet a tenu c’est que tous les opérationnels, tous les gens qui font fonctionner l’Internet, l’Internet ne marche pas tout seul ce n’est pas un objet naturel, le soleil nous éclaire – si, aujourd’hui ça va – que l’on bosse ou pas. Que vous restiez au lit ou que vous travailliez intensément le soleil va fonctionner de la même façon et nous dispenser sa chaleur et sa lumière quoi qu’on fasse. L’Internet ce n’est pas comme ça. Ce n’est pas un objet naturel, c’est un objet technique qui fonctionne parce qu’il y a des gens qui s’en occupent. On ne les voit pas sauf des fois dans la rue on voit des gens qui sont occupés à creuser pour installer des câbles ou à réparer des câbles, mais il y a tout un tas de gens qui travaillent sur le fonctionnement de l’Internet pour s’assurer que ça fonctionne, qui regardent comment ça marche, qui disent « là, je vois tel problème qui va se produire, il va falloir agir de telle façon » et ces gens-là ne sont pas restés les bras croisés pendant la pandémie. En urgence, ils ont réussi à ajouter des ressources, ajouter de la capacité, adapter ce qui existait, faire tout un tas de réglages, dire « bon, allez cette connexion qu’on ne voulait activer que dans deux semaines on va l’activer tout de suite ». OK. Des gens ont aussi travaillé pour que ça fonctionne. Le fait que l’Internet ait tenu ce n’était une résistance d’un objet passif, c’était une adaptation d’une communauté humaine. Les techniciens et techniciennes ont agi, ont rajouté de la capacité. Ici vous voyez une armoire avec des serveurs et des câbles de jolies couleurs, donc il y a eu, en urgence, ajout de nouveaux serveurs dans ces armoires, rajout de câbles, de connexions supplémentaires entre opérateurs, augmentation de la capacité, augmentation des capacités des liaisons individuelles, etc. Toute une activité a eu lieu pendant les premières semaines du confinement, qui a permis d’écluser également la brusque montée du trafic.<br/>
Il y a aussi une autre raison qui fait que l’Internet a tenu c’est que tous les opérationnels, tous les gens qui font fonctionner l’Internet, l’Internet ne marche pas tout seul ce n’est pas un objet naturel, le soleil nous éclaire – si, aujourd’hui ça va – que l’on bosse ou pas. Que vous restiez au lit ou que vous travailliez intensément, le soleil va fonctionner de la même façon et nous dispenser sa chaleur et sa lumière quoi qu’on fasse. L’Internet ce n’est pas comme ça. Ce n’est pas un objet naturel, c’est un objet technique qui fonctionne parce qu’il y a des gens qui s’en occupent. On ne les voit pas sauf des fois, dans la rue, on voit des gens qui sont occupés à creuser pour installer des câbles ou pour réparer des câbles. Il y a tout un tas de gens qui travaillent sur le fonctionnement de l’Internet pour s’assurer que ça fonctionne, qui regardent comment ça marche, qui disent « là, je vois tel problème qui va se produire, il va falloir agir de telle façon » et ces gens-là ne sont pas restés les bras croisés pendant la pandémie. En urgence, ils ont réussi à ajouter des ressources, ajouter de la capacité, adapter ce qui existait, faire tout un tas de réglages, dire « bon, allez cette connexion qu’on ne voulait activer que dans deux semaines on va l’activer tout de suite ». OK. Des gens ont travaillé pour que ça fonctionne. Le fait que l’Internet ait tenu ce n’était une résistance d’un objet passif, c’était aussi une adaptation d’une communauté humaine. Les techniciens et techniciennes ont agi, ont rajouté de la capacité. Ici vous voyez une armoire avec des serveurs et des câbles de jolies couleurs, donc il y a eu, en urgence, ajout de nouveaux serveurs dans ces armoires, rajout de câbles, de connexions supplémentaires entre opérateurs, augmentation de la capacité, augmentation des capacités des liaisons individuelles, etc. Toute une activité a eu lieu pendant les premières semaines du confinement, qui a également permis d’écluser la brusque montée du trafic.<br/>
C’est ça aussi qui est important, c’est que pendant que les ministres faisaient des discours et disaient « il faut arrêter YouTube en haute définition », il y a des gens qui bossaient pour mettre davantage de capacité sur le réseau.
C’est ça aussi qui est important : pendant que les ministres faisaient des discours et disaient « il faut arrêter de regarder YouTube en haute définition », il y a des gens qui bossaient pour mettre davantage de capacité sur le réseau.


Alors si tout va bien, si les techniciens bossent, si le réseau a tenu parce qu’il était surdimensionné, etc., revenons à l’expérience des utilisateurs. Beaucoup d’utilisateurs et d’utilisatrices ramaient, disaient « ça ne marche pas, ça plante, ça rame, c'est insupportable !» Pourquoi ? Si on sait faire, pourquoi, y a-t-il quand même des services qui ont craqué ?<br/>
Alors si tout va bien, si les techniciens bossent, si le réseau a tenu parce qu’il était surdimensionné, etc., revenons à l’expérience des utilisateurs. Beaucoup d’utilisateurs et d’utilisatrices ramaient, disaient « ça ne marche pas, ça plante, ça rame, c'est insupportable !». Pourquoi ? Si on sait faire, pourquoi y a-t-il quand même des services qui ont craqué ?<br/>
Il y a des tas de raisons qui sont difficiles à expliquer à un ministre surtout quand il est de mauvaise foi.
Il y a des tas de raisons qui sont difficiles à expliquer à un ministre, surtout quand il est de mauvaise foi.


D’abord il y a des sites web plus ou moins bien conçus. Quand je dis « on sait faire » et c’est un truc qu’on entend dire souvent « on sait faire des services qui résistent à la charge, qui résistent à une activité massive ». Mais le fait qu’on sache faire ne veut pas dire que ça soit systématiquement fait comme il faut. Il y a des tas de sites web qui sont mal conçus, qui sont faits, je dirais pas des amateurs – c’est méchant pour les amateurs parce que des fois ce sont des gens qui sont payés pour ça, donc techniquement des professionnels mais qui se comportent comme des amateurs. Un exemple typique ce sont les sites web qui sont trop dynamiques, c'est-à-dire que le contenu du site web que vous voyez s’afficher est généré dynamiquement au moment où vous faites votre requête, par opposition au contenu statique qui a été fabriqué avant et que vous vous contentez de récupérer.<br/>
D’abord il y a des sites web plus ou moins bien conçus. Quand je dis « on sait faire » et c’est un truc que vous entendrez dire souvent « on sait faire des services qui résistent à la charge, qui résistent à une activité massive ». Mais le fait qu’on sache faire ne veut pas dire que ça soit systématiquement fait comme il faut. Il y a des tas de sites web qui sont mal conçus, qui sont faits, je dirais, par des amateurs – c’est méchant pour les amateurs parce que des fois ce sont des gens qui sont payés pour ça, donc techniquement des professionnels mais qui se comportent comme des amateurs. Un exemple typique ce sont les sites web qui sont trop dynamiques, c'est-à-dire que le contenu du site web que vous voyez s’afficher est généré dynamiquement au moment où vous faites votre requête, par opposition au contenu statique, qui a été fabriqué avant, et que vous vous contentez de récupérer.<br/>
Les serveurs web savent servir du contenu statique de manière très efficace. Pour prendre l’exemple du CNED, le CNED servait des documents au format PDF, qui étaient des documents statiques, qui étaient juste sur le disque en attente d’être servis. Mais le site du CNED était tellement mal fichu que, pour accéder à un de ces documents, il fallait dérouler plein de lignes de code, il fallait que le serveur du CNED exécute plein de lignes de code pour envoyer un document qui, de toute façon, existait déjà. Le site du CNED était tellement inaccessible qu’un certain nombre d’internautes ont récupéré ce contenu, non sans mal, et ensuite l’ont servi à partir de serveurs à eux distribués un peu partout, alors qu’ils n’avaient pas de moyens, c’étaient des bénévoles qui faisaient ça, ils avaient comme serveurs des petits machins qu’ils avaient loués pas cher et ils ont réussi à servir ces fichiers, ce que les serveurs professionnels du CNED, faits par des professionnels, n’arrivaient pas à faire. Et comme récompense, inutile de dire qu’on a évidemment reçu une jolie lettre du service juridique du CNED expliquant que ce qu’on faisait était très mal, qu’on était des pirates, qu’il fallait qu’on arrête.<br/>  
Les serveurs web savent servir du contenu statique de manière très efficace. Pour prendre l’exemple du CNED, le CNED servait des documents au format PDF, qui étaient des documents statiques, qui étaient juste sur le disque en attente d’être servis. Mais le site du CNED était tellement mal fichu que, pour accéder à un de ces documents, il fallait dérouler plein de lignes de code, il fallait que le serveur du CNED exécute plein de lignes de code pour envoyer un document qui, de toute façon, existait déjà. Le site du CNED était tellement inaccessible qu’un certain nombre d’internautes ont récupéré ce contenu, non sans mal, et ensuite l’ont servi à partir de serveurs à eux distribués un peu partout, alors qu’ils n’avaient pas de moyens, c’étaient des bénévoles qui faisaient ça, ils avaient comme serveurs des petits machins qu’ils avaient loués pas cher et ils ont réussi à servir ces fichiers, ce que les serveurs professionnels du CNED, faits par des professionnels, n’arrivaient pas à faire. Et comme récompense, inutile de dire qu’on a évidemment reçu une jolie lettre du service juridique du CNED expliquant que ce qu’on faisait était très mal, qu’on était des pirates, qu’il fallait qu’on arrête.<br/>  
Donc le point ici, ce que je veux dire c’est qu’il y a des choix techniques qui sont faits et qui ont des conséquences. On aurait pu faire mieux, tout un tas de sites web auraient pu être mieux conçus et plus adaptés à des cas comme ça d’usage massif.
Donc le point ici, ce que je veux dire c’est qu’il y a des choix techniques qui sont faits et qui ont des conséquences. On aurait pu faire mieux, tout un tas de sites web auraient pu être mieux conçus et plus adaptés à des cas, comme ça, d’usage massif.


Est-ce que ça veut dire que les gens qui travaillent au CNED sont des imbéciles ou des incompétents ? Non, c’est plus compliqué que ça. C’est plus compliqué que ça parce que c’est un problème d’ordre social. Il y a des tas de gens compétents mais qui reçoivent, par exemple, des instructions absurdes et qui les exécutent sans réfléchir, par exemple le développement logiciel. Le logiciel, comme que vous le savez, c’est un beau bordel. Si vous êtes informaticien, que vous avez interagi avec des informaticiens, vous savez que le développement logiciel est souvent un gros bordel, souvent c’est mal maîtrisé. Le chef, par exemple, va dire « on va confier ça à telle boîte ». La boîte en question fait n’importe quoi et après on paye une autre boîte pour réparer ce qu’a fait la première. En général elle aggrave le problème, à ce moment-là on fait appel à une troisième boîte. Inutile de dire qu’au bout d’un moment le logiciel qui propulse le site web devient incompréhensible, fonctionne mal, est très lent, etc. Souvent, la défense des boîtes qui ont assuré le développement logiciel c’est de dire « ah mais ce n’était pas dans le cahier des charges ». Souvent le système de sous-traitance, pour le développement logiciel, développe des phénomènes de type « j’obéis bêtement ; dans le cahier des charges il y a écrit ça, je sais que c’est absurde, mais c’est dans le cahier des charges donc je le fais. Et si on me dit ce site ne marche pas, ah !, j’ai fait ce qu’il y avait dans le cahier des charges. »<br/>
Est-ce que ça veut dire que les gens qui travaillent au CNED sont des imbéciles ou des incompétents ? Non, c’est plus compliqué que ça parce que c’est un problème d’ordre social. Il y a des tas de gens compétents mais qui reçoivent, par exemple, des instructions absurdes et qui les exécutent sans réfléchir, par exemple le développement logiciel. Le logiciel, comme que vous le savez, c’est un gros bordel. Si vous êtes informaticien, que vous avez interagi avec des informaticiens, vous savez que le développement logiciel est souvent un gros bordel, souvent c’est mal maîtrisé. Le chef, par exemple, va dire « on va confier ça à telle boîte ». La boîte en question fait n’importe quoi et après on paye une autre boîte pour réparer ce qu’a fait la première. En général elle aggrave le problème, à ce moment-là on fait appel à une troisième boîte. Inutile de dire qu’au bout d’un moment le logiciel qui propulse le site web devient incompréhensible, fonctionne mal, est très lent, etc. Souvent, la défense des boîtes qui ont assuré le développement logiciel c’est de dire « ah !, mais ce n’était pas dans le cahier des charges ». Souvent le système de sous-traitance, pour le développement logiciel, développe des phénomènes de type « j’obéis bêtement ; dans le cahier des charges il y a écrit ça, je sais que c’est absurde, mais c’est dans le cahier des charges donc je le fais. Et si on me dit ce site ne marche pas, ah !, j’ai fait ce qu’il y avait dans le cahier des charges. »<br/>
Donc il y a tout un système, toute une organisation du travail dans le domaine du Web, du développement logiciel, qui produit souvent des résultats de très mauvaise qualité, aggravés par des problèmes. Pour reprendre l’exemple de l’Éducation nationale, aggravés par le problème des marchés publics où c’est une galère pour faire modifier quelque chose, où on ne peut pas changer un cahier des charges une fois qu’il a été établi, des problèmes comme ça.<br/>
Donc il y a tout un système, toute une organisation du travail dans le domaine du Web, du développement logiciel, qui produit souvent des résultats de très mauvaise qualité, aggravés par des problèmes. Pour reprendre l’exemple de l’Éducation nationale, aggravés par le problème des marchés publics où c’est une galère pour faire modifier quelque chose, où on ne peut pas changer un cahier des charges une fois qu’il a été établi, des problèmes comme ça.<br/>
Donc on a un système, qui n’est pas le cas de tout le monde parce que je le redis, il y a des services qui ont marché et ce n’est pas non plus une opposition public/privé, c’est bien plus compliqué que ça. En tout cas, il y a tout un tas d’endroits où les développements, les choix qui ont été faits pour les sites web étaient mauvais et ça avait des conséquences en termes d’utilisation.<br/>
Donc on a un système mais ce n’est pas le cas de tout le monde parce que, je le redis, il y a des services qui ont marché et ce n’est pas non plus une opposition public/privé, c’est bien plus compliqué que ça. En tout cas, il y a tout un tas d’endroits où les développements, les choix qui ont été faits pour les sites web, étaient mauvais et ça avait des conséquences en termes d’utilisation.<br/>
Un autre exemple, une autre excuse typique qui a souvent été donnée par les développeurs des sites web qui ont craqué c’était « mais on ne m’a pas demandé ça ». Par exemple le serveur avait été dimensionné pour être utilisé de temps en temps, par quelques personnes, et tout à coup tout le monde se précipite en même temps, ça s’écroule. C’est l’exemple typique de la mentalité dont je parlais qui est « moi j’ai fait ce qu’on m’a dit, je n’ai pas réfléchi, j’ai fait ce qu’on m’a dit ». Effectivement on a fait des trucs qui tenaient tout juste en fonctionnement normal, mais s’écroulaient très vite dès qu’il y avait un peu trop de travail. Ça c’est la culture de l’excuse qui est très répandue dans le domaine du développement logiciel, qui est « je n’y peux rien, c’était fatal ou c’était obligatoire ». Je suis toujours étonné, en tant qu’informaticien moi-même, de voir à quel point les gens sont indulgents vis-à-vis de l’informatique. Dans aucune autre industrie on ne tolérerait ça, des trucs qui plantent, qui ont des bogues grossières, qui ne font pas du tout ce qu’il faut. Dans la plupart des industries, on dirait « non, ce n’est pas possible, ça doit marcher ! », alors que dans l’informatique les utilisateurs sont étonnamment patients, acceptent des plantages pas possibles, acceptent des erreurs, « oui, il y a bouffé tous mes fichiers, ce sont des choses qui arrivent », hop, on reprend tout le travail, ou acceptent que le cahier des charges soit délirant, mais on continue quand même. La culture du cahier des charges est particulièrement négative. Vous demandez à quelqu’un de concevoir une voiture, vous n’allez pas écrire dans le cahier des charges qu’elle doit rouler, cela va sans dire, c’est évident. Mais en informatique ça ne fonctionne pas comme ça. En informatique, le cahier des charges est une liste d’excuses : il y a pas écrit dedans que la voiture devait rouler, elle ne roule pas, mais vous ne l’aviez pas précisé dans le cahier des charges.<br/>
Un autre exemple, une autre excuse typique qui a souvent été donnée par les développeurs des sites web qui ont craqué c’était « mais on ne m’a pas demandé ça ». Par exemple le serveur avait été dimensionné pour être utilisé de temps en temps, par quelques personnes, et tout à coup tout le monde se précipite en même temps, ça s’écroule. C’est l’exemple typique de la mentalité dont je parlais qui est « moi j’ai fait ce qu’on m’a dit, je n’ai pas réfléchi, j’ai fait ce qu’on m’a dit ». Effectivement on a fait des trucs qui tenaient tout juste en fonctionnement normal, mais s’écroulaient très vite dès qu’il y avait un peu trop de travail. Ça c’est la culture de l’excuse qui est très répandue dans le domaine du développement logiciel, qui est « je n’y peux rien, c’était fatal ou c’était obligatoire ». Je suis toujours étonné, en tant qu’informaticien moi-même, de voir à quel point les gens sont indulgents vis-à-vis de l’informatique. Dans aucune autre industrie on ne tolérerait ça, des trucs qui plantent, qui ont des bogues grossiers, qui ne font pas du tout ce qu’il faut. Dans la plupart des industries, on dirait « non, ce n’est pas possible, ça doit marcher ! », alors que dans l’informatique les utilisateurs sont étonnamment patients, acceptent des plantages pas possibles, acceptent des erreurs, « oui, il y a bouffé tous mes fichiers, ce sont des choses qui arrivent », hop !, on reprend tout le travail, ou acceptent que le cahier des charges soit délirant, mais on continue quand même. La culture du cahier des charges est particulièrement négative. Vous demandez à quelqu’un de concevoir une voiture, vous n’allez pas écrire dans le cahier des charges qu’elle doit rouler, cela va sans dire, c’est évident. Mais en informatique ça ne fonctionne pas comme ça. En informatique, le cahier des charges est une liste d’excuses : il n'y a pas écrit dedans que la voiture doive rouler, elle ne roule pas, mais vous ne l’aviez pas précisé dans le cahier des charges.<br/>
Ce n’est pas une question d’argent, ce n’est pas une opposition public/privé. Il y a des tas de boîtes privées qui ont fait des daubes qui se sont plantées aussi, il y en a qui ont marché, comme Netflix. Il y en a aussi qui se sont plantées et ce n’est pas une question purement d’argent : Wikipédia a bien tenu, Wikipédia a fonctionné sans problème alors que Wikipédia était très utilisée. Je prenais l’exemple de l’Éducation nationale, aujourd’hui les livres de classe typiques c’est souvent Wikipédia, c’est ça qu’on utilise quand on a un travail à faire et Wikipédia a tenu sans problème. Donc ce n’est pas une histoire d’argent, Wikipédia n’a pas tellement d’argent ; ce n’est pas une histoire d’être une boîte commerciale à but lucratif, ce n’est pas le cas de la Fondation Wikimédia qui est derrière les serveurs et le logiciel de Wikipédia, c’est, je pense, en bonne partie l’histoire de bons choix techniques et ces bons choix techniques sont dus eux-mêmes à une organisation sociale. Les types qui font Wikipédia, les personnes qui font fonctionner Wikipédia, pas celles qui écrivent le contenu, ça c’est tout le monde, c’est vous, c‘est moi, c'est plein de gens ici, mais celles qui s’occupent de l’infrastructure technique, les serveurs, les machines, le logiciel, ce sont des gens qui ne travaillent pas sur un cahier des charges. Ils travaillent pour faire quelque chose qui marche. Ils ont une fierté professionnelle qui est qu’il faut que ça marche. Et ça c’est à l’opposé de la culture de l’excuse qui est « je cherche à protéger mes fesses plutôt qu’à faire un truc bien ». Et là ça a très bien marché dans le cas de Wikipédia.<br/>
Ce n’est pas une question d’argent, ce n’est pas une opposition public/privé. Il y a des tas de boîtes privées qui ont fait des daubes, qui se sont plantées aussi, il y en a qui ont marché, comme Netflix. Il y en a aussi qui se sont plantées et ce n’est pas une question purement d’argent : Wikipédia a bien tenu, Wikipédia a fonctionné sans problème alors que Wikipédia était très utilisée. Je prenais l’exemple de l’Éducation nationale, aujourd’hui les livres de classe typiques c’est souvent Wikipédia, c’est ça qu’on utilise quand on a un travail à faire et Wikipédia a tenu sans problème. Donc ce n’est pas une histoire d’argent, Wikipédia n’a pas tellement d’argent ; ce n’est pas une histoire d’être une boîte commerciale à but lucratif, ce n’est pas le cas de la Fondation Wikimedia qui est derrière les serveurs et le logiciel de Wikipédia, c’est, je pense, en bonne partie l’histoire de bons choix techniques et ces bons choix techniques sont dus eux-mêmes à une organisation sociale : les types qui font Wikipédia, les personnes qui font fonctionner Wikipédia, pas celles qui écrivent le contenu, ça c’est tout le monde, c’est vous, c‘est moi, c'est plein de gens ici, mais celles qui s’occupent de l’infrastructure technique, les serveurs, les machines, le logiciel, ce sont des gens qui ne travaillent pas sur un cahier des charges. Ils travaillent pour faire quelque chose qui marche. Ils ont une fierté professionnelle qui est qu’il faut que ça marche. Et ça c’est à l’opposé de la culture de l’excuse qui est « je cherche à protéger mes fesses plutôt qu’à faire un truc bien ». Et là ça a très bien marché dans le cas de Wikipédia.<br/>
Donc ce sont beaucoup des questions d’organisation et de culture plus que des questions strictement techniques.
Donc ce sont beaucoup des questions d’organisation et de culture plus que des questions strictement techniques.


Si vous voulez en savoir plus et creuser la question, parce que vous n’êtes pas non plus obligés de me croire sur parole sur tout ce que je raconte, en novembre 2020 il y avait un atelier fait par l’<em>Internet architecture Board</em> qui est un groupe qui fait partie, qui est liée à l’IETF qui est une organisation de normalisation technique sur l’Internet, pour discuter du problème et des leçons à tirer. Évidemment cet atelier a été fait entièrement en ligne, vu les circonstances, alors que les autres ateliers IAB qu’il y avait avant étaient physiques ce qui permettait de se rencontrer avec les copains et de boire des bières. Là il n’y a pas eu de bières, mais l’atelier a donné naissance à un compte-rendu très intéressant, connu sous le joli nom de RFC 9075, qui fait le compte-rendu de l’atelier, qui explique ce qui s’est passé, ce qu’ont vu les acteurs de l’Internet. Il y a plein de détails techniques, tous les chiffes, toutes les observations. Là je n’ai mis que deux graphiques, il y en a beaucoup plus dans le compte-rendu. Si vous voulez creuser la question de ce qu’a vu l’internet pendant le confinement, quelles ont été les conséquences, c’est vraiment le document à lire.
Si vous voulez en savoir plus et creuser la question, parce que vous n’êtes pas non plus obligés de croire sur parole tout ce que je raconte, en novembre 2020 il y avait un atelier fait par l’<em>Internet architecture Board</em> qui est un groupe qui fait partie, qui est liée à l’IETF qui est une organisation de normalisation technique sur l’Internet, pour discuter du problème et des leçons à tirer. Évidemment cet atelier a été fait entièrement en ligne, vu les circonstances, alors que les autres ateliers IAB qu’il y avait avant étaient physiques ce qui permettait de se rencontrer avec les copains et de boire des bières. Là il n’y a pas eu de bières, mais l’atelier a donné naissance à un compte-rendu très intéressant, connu sous le joli nom de RFC 9075, qui fait le compte-rendu de l’atelier, qui explique ce qui s’est passé, ce qu’ont vu les acteurs de l’Internet. Il y a plein de détails techniques, tous les chiffes, toutes les observations. Là je n’ai mis que deux graphiques, il y en a beaucoup plus dans le compte-rendu. Si vous voulez creuser la question de ce qu’a vu l’internet pendant le confinement, quelles ont été les conséquences, c’est vraiment le document à lire.


En conclusion.<br/>
En conclusion.<br/>

Version du 6 septembre 2021 à 09:53


Titre : Internet et Confinement par Stéphane Bortzmeyer

Intervenant : Stéphane Bortzmeyer

Lieu : Entrée Libre #2 - Centre des Abeilles - Quimper

Date : 28 juillet 2021

Durée : 42 min 53

Vidéo

Page de présentation de la conférence

Diaporama support de la conférence

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration :

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Lors des épisodes de confinement en France, des personnes « haut placées» ont mentionné des risques que l'Internet s'écroule si on regardait des vidéos au lieu de travailler. Mais que s'est-il passé exactement ? Pourquoi Internet ramait pour certains services ? Les tuyaux étaient-ils bouchés ?
Stéphane Bortzmeyer, Ingénieur R&D, qui s'occupe entre autres de sécurité, notamment du DNS, apporte un éclairage sur la réalité d'Internet. Membre actif de l'IETF (Internet Engineering Task Force), il est l'auteur de plusieurs RFC (Requests for comments), notamment liés aux questions de DNS et de vie privée.

Transcription

Bonjour tout le monde.
On va commencer par un sujet un peu plus technique, mais je vous rassure, tout au long des trois jours d’Entrée Libre il y aura des tas d’autres sujets plus des ateliers très bien, d’ailleurs vous pouvez vous inscrire ou faire venir des gens, il y a de la place dans les ateliers, n’hésitez pas .
Je voulais parler d’un sujet d’actualité, malheureusement, le comportement d’Internet pendant le confinement. Il y aura une partie un peu technique sur ce qui s’est passé. Il y aura aussi une partie, derrière, plus politique parce que les réseaux ne sont pas un phénomène purement naturel qui déboule comme ça. Ça dépend aussi de choix qui ont été faits, d’orientations, de décisions, de financements qui ont eu une influence.

Vous avez tous remarqué qu’il y a en ce moment une pandémie de Covid-19 sur toute la planète. Qui n’est pas au courant ? Ça a eu des conséquences notamment sur l’utilisation des réseaux. Il y a des tas de gens qui ont dit : « C’est super Internet, si on n’avait pas eu Internet pendant la pandémie on aurait beaucoup plus souffert. » On aurait fait différemment, il n’y aurait peut-être pas eu de confinement et, dans ce cas-là, on aurait eu plus de contaminations, ou bien on aurait occupé le confinement à autre chose. Ce qui est sûr c’est que c’est la première fois qu’on a cette combinaison d’un confinement, en tout cas d’une limitation des déplacements, avec, à notre disposition, un réseau mondial qui fonctionne.

Personnellement je m’appelle Stéphane Bortzmeyer, je travaille dans des réseaux informatiques, je suis plutôt du côté de la technique, j’ai fait un bouquin [Cyberstructure - l’Internet, un espace politique]. C’est la page publicitaire. Comme pendant toutes les publicités vous pouvez vous lever et aller faire autre chose pendant ce temps-là. J’ai fait un bouquin qui parle des rapports entre l’Internet et la politique, l’articulation entre la stricte technique – comment ça fonctionne – et les choix qui sont faits. L’Internet n’est pas objet purement technique, ça ne dépend pas que des techniciens, mais ce n’est pas non plus un truc purement politique comme le croient les ministres qui croient qu’en tapant du poing sur la table ils peuvent obtenir que l’Internet se comporte comme ils veulent. C’est entre les deux, c’est l’articulation des deux. Ça justifiait bien un bouquin entier pour ça.
Fin de la ligne de publicité. Maintenant il faut faire attention.

En mars 2020, on a eu à peu près au même moment sur beaucoup de pays, notamment la France, un confinement assez massif de la population et relativement peu préparé. Je sais que quelques jours avant, par exemple, je ne m’attendais pas à ça, j’avais entendu dire qu’ils avaient fait ça en Chine, bien sûr, mais la Chine c’est loin, ils ne sont pas comme nous, ils mangent du chien et du canard laqué, des trucs comme, donc on se disait « ça ne peut pas nous arriver, ce sont ces trucs amusants dont on parle au Journal télévisé, qui concernent des pays lointains, mais ça ne pourrait pas nous arriver ». Et puis c’est tombé relativement rapidement, c’est-à-dire qu’en assez peu de temps il a fallu se préparer pour des styles de travail, d’école, d’activité humaine complètement différents. Tout à l’heure, en discutant avec les bénévoles d’Entrée Libre, on disait qu’on avait aussi appris beaucoup de vocabulaire à cette occasion, il y a des tas de mots nouveaux qui sont rentrés d’un coup dans le dictionnaire, que maintenant tout le monde connaît alors que personne ne les connaissait avant.
Le confinement était nécessaire, le virus se propageait et, les virus ayant cette désagréable propriété que plus il y a de gens contaminés plus on en contamine, ça donne ce qu’on appelle en mathématiques une exponentielle, les exponentielles ça grimpe très vite, donc il fallait faire quelque chose. Je ne suis pas épidémiologiste ni médecin, je ne vais pas discuter de savoir si les décisions qui ont été prises en matière de santé publique étaient bonne ou mauvaises, c’est compliqué et je vous dis que je n’ai pas vraiment spécialement les compétences là-dessus, mais ce qui est sûr c’est qu’on avait un problème sérieux et qu’il fallait faire quelque chose. Donc le choix, en France, le 17 mars 2020, a été un confinement assez massif et depuis, si on n’a pas eu de confinement au même niveau, on a quand même eu différentes restrictions aux déplacements, aux rencontres, etc. C’était peut-être nécessaire, mais c’était contraignant.
Il y a un certain discours techno-béat, des gens qui trouvent toujours que la technique c’est super, ça va résoudre tous les problèmes, qui disait que c’était aussi bien que ce qu’on faisait avant, que, par exemple, une réunion en visioconférence remplaçait complètement une réunion traditionnelle et il y a même eu, dans certains milieux technophiles, l’idée que cette pandémie était finalement une bonne chose parce que ça allait accélérer des évolutions souhaitables comme plus de télétravail, plus de visioconférences, de choses comme ça.
Mon opinion c’est que non, ce n’est pas pareil. D’abord tous les métiers ne se prêtent pas au télétravail, les infirmières ou les cuisiniers peuvent difficilement télétravailler, ou les CRS, donc déjà tous les métiers ne peuvent pas télétravailler et même ceux qui peuvent, ce n’est pas pareil. Rien que pour prendre l’exemple de l’enseignement – je cite ça parce que mon fils est professeur – on peut enseigner à distance, mais ce n’est pas pareil, ce n’est pas équivalent et ça pose tout un tas d’autres problèmes différents.
Ceci dit il n’y avait pas forcément le choix, en tout cas je ne vais pas vous dire que c’est forcément ça le futur, que c’est une bonne chose et qu’il faudra continuer après le confinement. Le confinement était une période spéciale. On espère tous que ça se terminera, enfin beaucoup de gens, à part ceux qui vendent des solutions de vidéoconférence qui espèrent que ça continuera, espèrent que ça se terminera et qu’on pourra revenir comme avant.

Une des conséquences c’est qu’on va encore plus dépendre du numérique en général et de l’Internet en particulier. C’est un phénomène qui avait déjà commencé avant. Il y avait déjà une lourde tendance à faire de plus en plus de choses qui dépendent d’Internet. Par exemple, c'est le problème de la dématérialisation des services publics qui avait commencé bien avant où des tas de choses qui étaient possibles avant à un guichet, devant un fonctionnaire souriant, devaient tout à coup se faire en ligne avec tout un tas de problèmes que ça pose pour les gens qui ne sont pas à l’aise avec le numérique ou qui n’ont pas un accès dans des bonnes conditions.
Pour ceux qui ne les ont pas vus, des films comme Moi, Daniel Blake de Ken Loach ou Effacer l’historique des Grolandais, illustrent très bien les problèmes que pose le numérique à outrance qui, en fait, n’est pas tellement un problème du numérique lui-même, c’est un problème qu’on détruit des possibilités qu’il y avait avant et que la seule solution de remplacement c’est un truc par Internet qui ne fournit pas exactement les mêmes possibilités et pose d’autres problèmes. Donc le phénomène avait déjà commencé.
Ceci dit on pouvait plus ou moins y résister. Personnellement je faisais partie des gens qui détestaient les visioconférences, qui essayaient d’en avoir le moins possible, qui trouvaient que ça marchait mal, que c’était pénible. Ce n’était pas le genre de truc que j’aimais. Donc je faisais partie, on va dire, des résistants quand on est positif ou, au contraire, des vieux cons attardés quand on est négatif, qui n’étaient pas très chauds pour les visioconférences. Ceci dit, déjà avant la pandémie, beaucoup de choses passaient par Internet et après, avec le confinement, d’un seul coup ce n’était pas beaucoup de choses qui passaient par Internet, c’était quasiment 100 %. Donc un gros changement et assez soudain.

Donc ça pose une question technique qui est : est-ce que le réseau a tenu ? Est-ce que le réseau a fonctionné avec cette brusque augmentation des usages. La visioconférence, par exemple, est notamment très consommatrice de données. Toutes les activités qu’on fait sur Internet ne consomment pas la même quantité de ressources sur le réseau, une image c’est beaucoup plus d’octets, beaucoup plus de quantités d’informations à faire passer, donc ça tape davantage pour les réseaux. Tout à coup on se retrouvait avec un usage supérieur.

Qu’est-ce qu’ont vu les différents utilisateurs et utilisatrices du réseau ? Quel a été leur vécu pendant cette période spéciale ?

À l’école, on en a beaucoup parlé, il y a eu plein de problèmes. Ça a fait l’objet de beaucoup de mentions dans les médias, plein de problèmes, des lenteurs, par exemple le site du CNED, le Centre national d’enseignement à distance, largement inaccessible. Pas seulement le CNED, tout un tas d’autres dispositifs d’école à la maison, où les élèves et les enseignants étaient censés se connecter et utiliser pour leur travail, étaient soit très lents soit, dans le pire des cas, vraiment inutilisables avec des messages incompréhensibles Time out 500, Try again, des choses comme ça. Ça a été pareil, par exemple, pour les services de visioconférence, à tel point qu’à un moment l’Éducation nationale avait officiellement envoyé les professeurs sur les services de Framasoft[1], comme Framatalk[2]. Framasoft est une petite association qui fait du développement de logiciels libres mais surtout de l’hébergement de services fondés sur des logiciels libres ; c’est une petite association, avec des petits moyens, et leurs serveurs n’étaient pas du tout prévus pour suppléer aux défaillances d’un très gros ministère comme l’Éducation nationale.
Là, pour l’Éducation nationale, on a eu un problème, je dirais, de grande ampleur, d’autant plus que, contrairement au milieu professionnel où il y avait déjà des gens qui faisaient de la visioconférence, là ça a été le passage d’un système à l’autre presque du jour au lendemain et dans des conditions complètement différentes. Mon opinion personnelle, de citoyen, qui n’engage que moi, c’est que ça a été aggravé par certains discours ridicules du ministre disant « ne vous inquiétez pas, tout est prêt, il n’y aura aucun problème ». C’est l’attitude classique des politiciens en France qui est que les citoyens sont des enfants, ils s’affolent facilement, il faut les rassurer en disant que tout est prêt, il n’y a pas de problème. Au lieu de tenir un discours d’adulte qui serait de dire « c’est une période spéciale, c’est nouveau, on n’a pas le choix, ça va être difficile, mais on va essayer de faire ce qu’on peut ». Au lieu de tenir ce discours réaliste, d’adulte, le ministre tenait un discours à destination de citoyens-enfants « ne vous inquiétez pas, c’est bon, tout est prêt. » Et en fait on a vu que non, ce n’était pas le cas du tout, c’est dans doute le secteur qui a eu le plus de problèmes.

Par contre, Wikipédia et Netflix marchaient bien, je ne me souviens pas d’avoir eu de problèmes pendant le confinement. J’ai vu, des, fois des gens citer Netflix et d’autres et souvent, les gens qui mettent en avant le fait qu’il y a des services qui ont bien marché oublient Wikipédia parce que c’est un service non commercial, donc ça se prête moins bien au discours de dire « le public a complètement déconné, le privé a super bien marché, donc il faut tout privatiser. » En fait, ce n’est pas la conclusion que j’en tirerais puisque un truc qui est associatif, comme Wikipédia, a bien marché lui aussi.

Au travail, l’expérience était très variable selon les métiers. Si vous discutez avec des gens qui étaient dans des tas d’entreprises différentes, il y en a qui disent « oui, ça a plutôt bien marché, on a fait des visioconférences, on a découvert des problèmes, par exemple découvert que quand on est dans un environnement international, la visioconférence ça a un gros inconvénient, c’est que les Japonais et les Colombiens ne se lèvent pas à la même heure que nous, donc ce n’est pas pratique du tout pour faire des réunions. » On a vu des problèmes techniques des fois, des fois pas, des fois tout s’est bien passé. Il y a eu des découvertes positives, d’autres qui l’étaient moins. Il y a des gens qui télétravaillaient déjà un peu et qui ont continué comme avant, des gens qui ont découvert le télétravail, certains ont aimé, d’autres n’ont pas aimé. Il faut se méfier des discours qui paraissent là-dessus dans les médias, qui sont souvent des discours motivés par quelque chose à vendre. Par exemple, toutes les boîtes qui vendent des solutions de visioconférence expliquent que les travailleurs adorent le télétravail, qu’ils aiment beaucoup ça, que c’est super et qu’il faut continuer. À l’inverse, certains chefs n’ont pas tellement apprécié le télétravail parce que si on n’a pas les employés sous la main, si on ne les voit pas, ils ne vont pas bosser, ils vont lire des bandes dessinées toute la journée au lieu de travailler ! Il faudrait qu’ils soient au bureau pour qu’on puisse les surveiller.
Donc il y a eu là-dessus tout un tas de discours motivés et les aspects strictement opérationnels, c’est-à-dire est-ce que ça marche ou est-ce que ça plante ?, étaient souvent gommés par le fait que la personne qui parle du télétravail, du confinement et tout ça, a quelque chose à vendre, elle a une idée derrière la tête, elle ne veut pas seulement discuter des avantages et inconvénients techniques, elle voudrait aussi placer son idée favorite.

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Du fait qu’il y a eu pas mal de problèmes, notamment mais pas uniquement pour l’Éducation nationale, on peut se poser la question de savoir s’il n’aurait pas fallu un peu se serrer la ceinture en mode développement durable, la planète ne peut plus supporter, il faut diminuer l’utilisation. C’est un discours qui a été fait explicitement par certains messieurs sérieux, par exemple Thierry Breton qui est le commissaire européen chargé notamment du numérique et qui, comme il a dirigé des boîtes techniques toujours à des postes de direction, a la réputation d’être un technicien – tout est relatif ; quand on est dans un milieu de ministres il apparaît comme un technicien, quand on est dans un milieu de techniciens, il apparaît comme un ministre ! Il a fait des grands discours pour dire qu’il allait falloir se serrer la ceinture et se sacrifier, donc arrêter de regarder des vidéos de chats sur YouTube parce qu’il fallait laisser les tuyaux libres pour le travail sérieux. Plusieurs éditorialistes ont également tenu un discours de ce genre, « il faut économiser, il faut regarder PornHub en basse définition, il faut arrêter les trucs distrayants, inutiles », avec un discours très limite, déjà souvent fondé sur l’ignorance. Par exemple les gens parlant de YouTube globalement, alors qu’en fait sur YouTube, pour ceux qui l’ont déjà utilisé, c’est très varié, vous y trouvez aussi bien des contenus pédagogiques que des trucs de pure distraction ou des trucs d’information. Autant on peut classer Netflix comme uniquement de la distraction, autant YouTube c’est beaucoup plus varié.
Donc il y a eu tout un discours culpabilisateur sur le thème « il faut en faire moins, il faut arrêter de se distraire, il faut laisser les réseaux libres pour le travail, il faut des restrictions ». Comme ce que je disais avant sur les vendeurs qui tirent un bilan positif ou négatif du télétravail selon ce qu’ils ont à vendre, on verra que ce genre de discours n’est pas toujours innocent.

Est-ce que c’était pertinent ? Est-ce que c’était vraiment ça qu’il fallait faire ? Est-ce qu’il fallait vraiment arrêter d’utiliser YouTube pendant le confinement ?

Les chiffres. Voyons un peu concrètement ce qui s’est passé.
En fait c’est très difficile. Une particularité de l’Internet c’est que l’Internet n’existe pas. On le met toujours avec un article défini, l’Internet. Quand je dis que l’Internet n’existe pas c’est de la provocation. À la fois c’est vrai, il y a bien un truc qui s’appelle l’Internet et qui permet d’échanger de l’information, de travailler, de faire de la politique, de faire ce qu’on veut, mais du point de vue technique il n’y a pas une chose unique qui aurait le même comportement partout, tout le temps. Il y a des endroits où il y a eu des problèmes, des endroits où il y en a eu moins, des endroits où il n’y en pas eu du tout. C’était très variable, donc c’est difficile de donner des chiffres.
Chez certains fournisseurs d’accès à Internet, FAI, comme Orange, Free, Bouygues, etc., on a vu des chiffres. Les chiffres sont variables mais typiquement ce sont des choses du genre 10 à 20 % d’augmentation du trafic. C’est à la fois beaucoup et peu. Sur Internet le trafic croît en permanence donc ce n’est pas si extraordinaire que ça, mais c’est arrivé relativement brutalement.
Évidemment c’est très variable. Par exemple Zoom, qui était une entreprise peu connue avant et qui avait relativement peu de clients, a vu son activité multipliée plutôt par 10 ou 20, pas du tout les mêmes ordres de grandeur. À l’inverse, il y en a qui ont vu leur trafic baisser. Typiquement, il y a une longue étude qui a été faite sur le réseau Université et Recherche en Castille, en Espagne, et son trafic a baissé parce que, sur les campus, il n’y avait plus personne, donc il y avait beaucoup moins d’utilisation qui était faite, les gens accédaient à des ressources via leur connexion internet à la maison et non plus via l’université.
Donc les chiffres sont très variables et dépendent beaucoup de où on était, ce qu’on a vu.

Un exemple de joli graphique, c’est tiré d’un article[3] d’étude fait par pas mal de fournisseurs d’accès internet et d’universitaires sur l’impact de la pandémie. Vous voyez ici les mois, le mois de mars est ici. La plupart des confinements ont eu lieu à peu près à ce moment-là. Ici ce sont plusieurs endroits où il y a eu une observation du trafic. ISP[<em<Internet service provider] c’est FAI, Fournisseur d’accès à Internet, là c’est un FAI en Europe en bleu. IXP c’est un Internet eXchange Point, donc un point d’échange, ce sont les endroits où les opérateurs internet s’interconnectent pour échanger du trafic. Rappelez-vous que quelqu’un qui s’abonne à Orange ce n’est pas pour communiquer uniquement avec les gens qui sont abonnés à Orange, c’est pour avoir accès à tout l’Internet, il faut donc que les différents opérateurs, les différents acteurs de l’Internet s’interconnectent. Ça se fait souvent à des points d’échange qui ont l’avantage, en plus, qu’en général ils sont gérés par des organismes sans but lucratif ce qui fait qu’ils sont un peu plus ouverts que les fournisseurs d’accès à Internet et on a accès à plus de données.
Il y a aussi un opérateur mobile à la fin. Pendant le confinement on sortait moins, par définition, donc le trafic mobile a souvent baissé. Vous voyez ici, au moment des confinements, le trafic mobile baisse.
Ce que vous voyez ici, l’augmentation, le saut dû au confinement, il y a bien une augmentation du trafic. Attention. Ce trafic a un piège qui est très fréquent, que je trouve absolument déplorable, c’est qu’il ne part de zéro. S’il partait de zéro ça écraserait la courbe et l’augmentation serait beaucoup moins spectaculaire. Quand on veut gonfler des chiffres, c’est une technique très classique de faire un axe qui ne part pas de zéro, une technique que je trouve assez malhonnête mais qui est très répandue.
En fait l’augmentation ici est à la fois visible, il y a eu une augmentation du trafic internet pendant le confinement, ce n’est pas vraiment surprenant, mais elle n’est pas si extraordinaire que ça dans un contexte où, de toute façon, l’activité internet augmente régulièrement.
Pour résumer l’Internet lui-même a connu une augmentation de trafic mais pas quelque chose d’extraordinaire, de dramatique. Rien à voir avec les autoroutes au moment du départ en vacances, le 1er août, où là le trafic fait un bon considérable.

Un autre exemple de mesure c’est un de ces points d’échange Internet dont je parlais, ce sont les endroits où les opérateurs, où les acteurs de l’Internet échangent du trafic entre eux, s’interconnectent, et c’est ça qui fait un internet où tout le monde peut communiquer avec tout le monde. Ici c’est sur le DE-CIX, le point d’échange Internet de Francfort, qui va être le deuxième ou le troisième en Europe, qui est utilisé y compris par beaucoup de Français qui s’interconnectent à Francfort plutôt qu’à Paris et on voit les statistiques qui sont publiques. Les statistiques du DE-CIX[4], c’est l’avantage des points d’échange Internet, ils offrent souvent des statistiques publiques. On voit donc ici les années, 2017/2018/2020, et on voit donc bien le confinement ici : mars 2020, on voit une augmentation de la courbe. En voyant ça sur plusieurs années de suite, là il y a quatre années, on voit aussi qu’il y a une tendance lourde à grimper, de toute façon. Cette fois, en plus, l’axe part de zéro, donc c’est plus propre.
On voit ce que tout le monde sait : l’utilisation d’Internet augmente. Concrètement ça veut dire que pour les acteurs de l’Internet de toute façon il faut toujours rajouter de la capacité.
Peut-être que Tristan Nitot[5], quand il va parler de l’empreinte environnementale du numérique samedi, va tenir un discours prudent là-dessus en disant que pour que ça soit soutenable sur le long terme il ne faut pas forcément continuer à ce que le trafic augmente régulièrement, mais pour l’instant c’est le cas, il y a une augmentation. Si le confinement se voit ici il ne domine pas tout, il est moins visible quand on a une perspective un peu plus longue sur le développement de l’Internet.

Arrivé là, quand je dis ça, il y a des utilisateurs qui disent « oui, c’est vachement rassuriste, mais en fait il y a eu des tas de problèmes, mon beau-frère a été coupé pendant une conf call importante avec un client, mon fils ne pouvait pas suivre ses cours parce que le serveur de l’Éducation nationale plantait, il y avait tel problème et puis ça coupait, etc. » C’est facile, chacun d’entre nous soit a vécu directement des problèmes, soit connaît des tas de gens qui en ont vécu aussi. Donc ça plantait tout le temps. Est-ce que ce n’est pas contradictoire avec les chiffres que je viens de montrer ? Non ce n’est pas complètement contradictoire.
En fait, il faut distinguer le réseau des services. C’est un point important parce que c'est un point qui est très souvent oublié dans le discours dominant, que ce soit celui des médias, celui des ministres, quand on dit « l’Internet ». Encore hier je lisais un article dans L’Express qui parlait de gens qui voulaient réformer l’Internet ou changer l’Internet. En fait, quand on lisait l’article, ce n’était pas du tout l’Internet, c’était un certain nombre de services web, dont les réseaux sociaux, qu’on voulait changer mais ça ne change pas l’Internet lui-même qui est l’infrastructure sous-jacente. L’Internet c’est le réseau par lequel on accède à des services plus ou moins sympas, des services variés et divers. Le réseau se distingue des services.
Pourquoi la distinction est importante ? Parce que si c’est le service qui est surchargé, ça ne servira à rien que d’autres services s’économisent. Si c’est, par exemple, le serveur web du CNED, le Centre national d’enseignement à distance, qui ne marche pas, que vous regardiez YouTube ou pas pendant ce moment-là, le réseau commun n’est pas affecté. Une comparaison typique c’est, par exemple, vous utilisez les transports en commun pour aller faire des courses. Ce n’est pas la même chose quand les transports en commun sont surchargés, que vous attendez longtemps, que vous êtes serrés dedans et quand c’est la boutique où vous allez faire des courses qui a beaucoup de visiteurs et que vous êtes obligés de faire la queue très longtemps pour faire vos achats. Ce sont deux problèmes différents qui ont des solutions différentes. Si vous allez dans une boutique qui est très populaire, qu’il y a une longue file d’attente, que plein de gens veulent acheter dans cette boutique parce que ce sont les soldes ou quelque chose comme ça, dire aux gens que pour résoudre le problème il faudrait que les gens qui prennent le métro pour aller au cinéma arrêtent de le faire, non, ça n’aurait aucun sens ! De toute façon, les gens qui prennent le même métro que vous pour aller faire les courses ne sont pas responsables de l’encombrement dans la boutique.
Ça c’est un point important qui est toujours oublié par les ministres. Par exemple, pour citer à nouveau celui l’Éducation nationale, que j’aime bien, qui a dit tout et son contraire – c’est ça qui est bien quand on est ministre, on peut dire tout et son contraire ; pour justifier les pannes de l’Éducation nationale il a expliqué « c’est parce qu’Internet est surchargé ». Non ! Comme on l’a vu, Internet n’était pas surchargé et les solutions proposées qui visaient à diminuer le trafic internet n’avaient aucun impact sur le fait que ses serveurs étaient surchargés.
La plupart des problèmes que les gens ont vécu étaient des problèmes liés à un service auquel ils essayaient d’accéder. Une plateforme de visioconférence, un serveur, les serveurs du CNED, des choses comme ça. L’Internet lui-même a très bien tenu. Certains services ont beaucoup moins tenu, certains services ont même franchement craqué et ont été à peu près inutilisables.
Cette distinction entre le réseau et les services est vraiment à la fois cruciale et très souvent oubliée. C’est un peu la même chose, d’ailleurs, quand on discute de questions d’ordre politique, par exemple la censure sur les réseaux sociaux ou la circulation de mensonges. Toutes les grandes questions politiques dont on discute à propos des réseaux sociaux sont souvent présentées comme une discussion sur l’Internet. En fait non, elles ne concernent pas l’Internet, elles concernent tel ou tel service auquel on accède via l’Internet.

Pourquoi est-ce que l’internet a tenu ?, parce qu'il y a quand même eu une augmentation du trafic et surtout très soudaine, en très peu de temps, alors que les augmentations régulières de trafic par l’augmentation des usages, en général on les voit venir, elles sont très visibles. Là c’est d’un seul coup, on n’avait pas vraiment prévu ce qui s’est passé. Le calendrier de l’épidémie c’est qu’elle a été détectée à la toute fin de 2019, mais jusqu’à février 2020, au moins en Europe et aux États-Unis, ça ne semblait pas nous concerner directement. La prise de conscience a été très rapide et même encore la veille du confinement on ne peut pas dire que tout le monde s’y était préparé. Donc ça a été un peu la surprise.
Ce qui fait que l’Internet a tenu c’est d’abord, contrairement à ce que croyaient certains ministres ou certains éditorialistes, que les gens qui faisaient déjà de l’Internet au bureau, les gens qui se servaient déjà de l’Internet, les gens qui regardaient YouTube, par exemple, regardaient déjà YouTube avant la pandémie. Le changement d’usage a été réel mais pas si spectaculaire que ce qu’on a parfois raconté.
De toute façon le réseau est forcément surdimensionné, c’est-à-dire qu’à tout moment l’Internet a une capacité, peut faire passer un nombre d’octets par seconde, ou de bits par seconde, supérieur à ce qu’on attend, simplement parce qu’il faut se préparer aux imprévus. Les imprévus, ce qu’on appelle parfois les flash crowd, c’est-à-dire quand tout le monde se précipite au même endroit, c’est par exemple Apple qui sort une nouvelle version d’iOS et tous les iPhones se mettent à jour en même temps. Là ça fait une augmentation du trafic qui est bien plus spectaculaire que celle du confinement. Il y a également la sortie d’un nouveau jeu vidéo, très populaire, que tous les fans attendaient depuis longtemps, là aussi ça se voit dans le trafic, par exemple sur les points d’échange internet, on voit la sortie d’une nouvelle version d’iOS, on voit la sortie d’un jeu vidéo populaire ; la sortie d’un nouvel épisode de Game of Thrones se traduisait également toujours par une brusque augmentation du trafic. Donc à cause de ces augmentations spectaculaires et de courte durée, le réseau doit toujours être surdimensionné. C’est aussi parce qu’on ne peut pas rajouter de la capacité facilement, quand on veut, donc il faut toujours garder un peu d’avance en ayant un réseau plus grand que ce qui est nécessaire. C’est ça aussi qui fait que l’Internet a tenu c’est que l’Internet ne fonctionne pas à 100 %. S’il fonctionnait à 100 %, le moindre évènement un peu inhabituel, la moindre augmentation des usages, entraînerait tout le temps un écroulement. Donc les acteurs de l’Internet choisissent toujours d’avoir de la marge.

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Donc de toute façon le réseau croit, c’est sa nature. Là encore c’est un point qui est à discuter. Vous savez qu’aujourd’hui, avec la prise de conscience des risques environnementaux, il y a une réflexion : est-ce que cette croissance permanente est une bonne idée ? C’est une question complexe, je repousserai ça à d’autres conférences qui auront pendant Entrée Libre, ce que je veux dire c’est que, pour l’instant en tout cas, la croissance continue, à la fois la croissance en nombre d’utilisateurs – des gens qui n’avaient accès à Internet ou qui l’utilisaient très peu, qui l’utilisent maintenant, des fois contraints et forcés, comme dans l’exemple que je citais de la dématérialisation des services publics – et à la fois en augmentation en nombre d’utilisateurs et en augmentation des usages ; on envoie de plus en plus de vidéos avec des chats mignons !

Il y a aussi une autre raison qui fait que l’Internet a tenu c’est que tous les opérationnels, tous les gens qui font fonctionner l’Internet, l’Internet ne marche pas tout seul ce n’est pas un objet naturel, le soleil nous éclaire – si, aujourd’hui ça va – que l’on bosse ou pas. Que vous restiez au lit ou que vous travailliez intensément, le soleil va fonctionner de la même façon et nous dispenser sa chaleur et sa lumière quoi qu’on fasse. L’Internet ce n’est pas comme ça. Ce n’est pas un objet naturel, c’est un objet technique qui fonctionne parce qu’il y a des gens qui s’en occupent. On ne les voit pas sauf des fois, dans la rue, on voit des gens qui sont occupés à creuser pour installer des câbles ou pour réparer des câbles. Il y a tout un tas de gens qui travaillent sur le fonctionnement de l’Internet pour s’assurer que ça fonctionne, qui regardent comment ça marche, qui disent « là, je vois tel problème qui va se produire, il va falloir agir de telle façon » et ces gens-là ne sont pas restés les bras croisés pendant la pandémie. En urgence, ils ont réussi à ajouter des ressources, ajouter de la capacité, adapter ce qui existait, faire tout un tas de réglages, dire « bon, allez cette connexion qu’on ne voulait activer que dans deux semaines on va l’activer tout de suite ». OK. Des gens ont travaillé pour que ça fonctionne. Le fait que l’Internet ait tenu ce n’était une résistance d’un objet passif, c’était aussi une adaptation d’une communauté humaine. Les techniciens et techniciennes ont agi, ont rajouté de la capacité. Ici vous voyez une armoire avec des serveurs et des câbles de jolies couleurs, donc il y a eu, en urgence, ajout de nouveaux serveurs dans ces armoires, rajout de câbles, de connexions supplémentaires entre opérateurs, augmentation de la capacité, augmentation des capacités des liaisons individuelles, etc. Toute une activité a eu lieu pendant les premières semaines du confinement, qui a également permis d’écluser la brusque montée du trafic.
C’est ça aussi qui est important : pendant que les ministres faisaient des discours et disaient « il faut arrêter de regarder YouTube en haute définition », il y a des gens qui bossaient pour mettre davantage de capacité sur le réseau.

Alors si tout va bien, si les techniciens bossent, si le réseau a tenu parce qu’il était surdimensionné, etc., revenons à l’expérience des utilisateurs. Beaucoup d’utilisateurs et d’utilisatrices ramaient, disaient « ça ne marche pas, ça plante, ça rame, c'est insupportable !». Pourquoi ? Si on sait faire, pourquoi y a-t-il quand même des services qui ont craqué ?
Il y a des tas de raisons qui sont difficiles à expliquer à un ministre, surtout quand il est de mauvaise foi.

D’abord il y a des sites web plus ou moins bien conçus. Quand je dis « on sait faire » et c’est un truc que vous entendrez dire souvent « on sait faire des services qui résistent à la charge, qui résistent à une activité massive ». Mais le fait qu’on sache faire ne veut pas dire que ça soit systématiquement fait comme il faut. Il y a des tas de sites web qui sont mal conçus, qui sont faits, je dirais, par des amateurs – c’est méchant pour les amateurs parce que des fois ce sont des gens qui sont payés pour ça, donc techniquement des professionnels mais qui se comportent comme des amateurs. Un exemple typique ce sont les sites web qui sont trop dynamiques, c'est-à-dire que le contenu du site web que vous voyez s’afficher est généré dynamiquement au moment où vous faites votre requête, par opposition au contenu statique, qui a été fabriqué avant, et que vous vous contentez de récupérer.
Les serveurs web savent servir du contenu statique de manière très efficace. Pour prendre l’exemple du CNED, le CNED servait des documents au format PDF, qui étaient des documents statiques, qui étaient juste sur le disque en attente d’être servis. Mais le site du CNED était tellement mal fichu que, pour accéder à un de ces documents, il fallait dérouler plein de lignes de code, il fallait que le serveur du CNED exécute plein de lignes de code pour envoyer un document qui, de toute façon, existait déjà. Le site du CNED était tellement inaccessible qu’un certain nombre d’internautes ont récupéré ce contenu, non sans mal, et ensuite l’ont servi à partir de serveurs à eux distribués un peu partout, alors qu’ils n’avaient pas de moyens, c’étaient des bénévoles qui faisaient ça, ils avaient comme serveurs des petits machins qu’ils avaient loués pas cher et ils ont réussi à servir ces fichiers, ce que les serveurs professionnels du CNED, faits par des professionnels, n’arrivaient pas à faire. Et comme récompense, inutile de dire qu’on a évidemment reçu une jolie lettre du service juridique du CNED expliquant que ce qu’on faisait était très mal, qu’on était des pirates, qu’il fallait qu’on arrête.
Donc le point ici, ce que je veux dire c’est qu’il y a des choix techniques qui sont faits et qui ont des conséquences. On aurait pu faire mieux, tout un tas de sites web auraient pu être mieux conçus et plus adaptés à des cas, comme ça, d’usage massif.

Est-ce que ça veut dire que les gens qui travaillent au CNED sont des imbéciles ou des incompétents ? Non, c’est plus compliqué que ça parce que c’est un problème d’ordre social. Il y a des tas de gens compétents mais qui reçoivent, par exemple, des instructions absurdes et qui les exécutent sans réfléchir, par exemple le développement logiciel. Le logiciel, comme que vous le savez, c’est un gros bordel. Si vous êtes informaticien, que vous avez interagi avec des informaticiens, vous savez que le développement logiciel est souvent un gros bordel, souvent c’est mal maîtrisé. Le chef, par exemple, va dire « on va confier ça à telle boîte ». La boîte en question fait n’importe quoi et après on paye une autre boîte pour réparer ce qu’a fait la première. En général elle aggrave le problème, à ce moment-là on fait appel à une troisième boîte. Inutile de dire qu’au bout d’un moment le logiciel qui propulse le site web devient incompréhensible, fonctionne mal, est très lent, etc. Souvent, la défense des boîtes qui ont assuré le développement logiciel c’est de dire « ah !, mais ce n’était pas dans le cahier des charges ». Souvent le système de sous-traitance, pour le développement logiciel, développe des phénomènes de type « j’obéis bêtement ; dans le cahier des charges il y a écrit ça, je sais que c’est absurde, mais c’est dans le cahier des charges donc je le fais. Et si on me dit ce site ne marche pas, ah !, j’ai fait ce qu’il y avait dans le cahier des charges. »
Donc il y a tout un système, toute une organisation du travail dans le domaine du Web, du développement logiciel, qui produit souvent des résultats de très mauvaise qualité, aggravés par des problèmes. Pour reprendre l’exemple de l’Éducation nationale, aggravés par le problème des marchés publics où c’est une galère pour faire modifier quelque chose, où on ne peut pas changer un cahier des charges une fois qu’il a été établi, des problèmes comme ça.
Donc on a un système mais ce n’est pas le cas de tout le monde parce que, je le redis, il y a des services qui ont marché et ce n’est pas non plus une opposition public/privé, c’est bien plus compliqué que ça. En tout cas, il y a tout un tas d’endroits où les développements, les choix qui ont été faits pour les sites web, étaient mauvais et ça avait des conséquences en termes d’utilisation.
Un autre exemple, une autre excuse typique qui a souvent été donnée par les développeurs des sites web qui ont craqué c’était « mais on ne m’a pas demandé ça ». Par exemple le serveur avait été dimensionné pour être utilisé de temps en temps, par quelques personnes, et tout à coup tout le monde se précipite en même temps, ça s’écroule. C’est l’exemple typique de la mentalité dont je parlais qui est « moi j’ai fait ce qu’on m’a dit, je n’ai pas réfléchi, j’ai fait ce qu’on m’a dit ». Effectivement on a fait des trucs qui tenaient tout juste en fonctionnement normal, mais s’écroulaient très vite dès qu’il y avait un peu trop de travail. Ça c’est la culture de l’excuse qui est très répandue dans le domaine du développement logiciel, qui est « je n’y peux rien, c’était fatal ou c’était obligatoire ». Je suis toujours étonné, en tant qu’informaticien moi-même, de voir à quel point les gens sont indulgents vis-à-vis de l’informatique. Dans aucune autre industrie on ne tolérerait ça, des trucs qui plantent, qui ont des bogues grossiers, qui ne font pas du tout ce qu’il faut. Dans la plupart des industries, on dirait « non, ce n’est pas possible, ça doit marcher ! », alors que dans l’informatique les utilisateurs sont étonnamment patients, acceptent des plantages pas possibles, acceptent des erreurs, « oui, il y a bouffé tous mes fichiers, ce sont des choses qui arrivent », hop !, on reprend tout le travail, ou acceptent que le cahier des charges soit délirant, mais on continue quand même. La culture du cahier des charges est particulièrement négative. Vous demandez à quelqu’un de concevoir une voiture, vous n’allez pas écrire dans le cahier des charges qu’elle doit rouler, cela va sans dire, c’est évident. Mais en informatique ça ne fonctionne pas comme ça. En informatique, le cahier des charges est une liste d’excuses : il n'y a pas écrit dedans que la voiture doive rouler, elle ne roule pas, mais vous ne l’aviez pas précisé dans le cahier des charges.
Ce n’est pas une question d’argent, ce n’est pas une opposition public/privé. Il y a des tas de boîtes privées qui ont fait des daubes, qui se sont plantées aussi, il y en a qui ont marché, comme Netflix. Il y en a aussi qui se sont plantées et ce n’est pas une question purement d’argent : Wikipédia a bien tenu, Wikipédia a fonctionné sans problème alors que Wikipédia était très utilisée. Je prenais l’exemple de l’Éducation nationale, aujourd’hui les livres de classe typiques c’est souvent Wikipédia, c’est ça qu’on utilise quand on a un travail à faire et Wikipédia a tenu sans problème. Donc ce n’est pas une histoire d’argent, Wikipédia n’a pas tellement d’argent ; ce n’est pas une histoire d’être une boîte commerciale à but lucratif, ce n’est pas le cas de la Fondation Wikimedia qui est derrière les serveurs et le logiciel de Wikipédia, c’est, je pense, en bonne partie l’histoire de bons choix techniques et ces bons choix techniques sont dus eux-mêmes à une organisation sociale : les types qui font Wikipédia, les personnes qui font fonctionner Wikipédia, pas celles qui écrivent le contenu, ça c’est tout le monde, c’est vous, c‘est moi, c'est plein de gens ici, mais celles qui s’occupent de l’infrastructure technique, les serveurs, les machines, le logiciel, ce sont des gens qui ne travaillent pas sur un cahier des charges. Ils travaillent pour faire quelque chose qui marche. Ils ont une fierté professionnelle qui est qu’il faut que ça marche. Et ça c’est à l’opposé de la culture de l’excuse qui est « je cherche à protéger mes fesses plutôt qu’à faire un truc bien ». Et là ça a très bien marché dans le cas de Wikipédia.
Donc ce sont beaucoup des questions d’organisation et de culture plus que des questions strictement techniques.

Si vous voulez en savoir plus et creuser la question, parce que vous n’êtes pas non plus obligés de croire sur parole tout ce que je raconte, en novembre 2020 il y avait un atelier fait par l’Internet architecture Board qui est un groupe qui fait partie, qui est liée à l’IETF qui est une organisation de normalisation technique sur l’Internet, pour discuter du problème et des leçons à tirer. Évidemment cet atelier a été fait entièrement en ligne, vu les circonstances, alors que les autres ateliers IAB qu’il y avait avant étaient physiques ce qui permettait de se rencontrer avec les copains et de boire des bières. Là il n’y a pas eu de bières, mais l’atelier a donné naissance à un compte-rendu très intéressant, connu sous le joli nom de RFC 9075, qui fait le compte-rendu de l’atelier, qui explique ce qui s’est passé, ce qu’ont vu les acteurs de l’Internet. Il y a plein de détails techniques, tous les chiffes, toutes les observations. Là je n’ai mis que deux graphiques, il y en a beaucoup plus dans le compte-rendu. Si vous voulez creuser la question de ce qu’a vu l’internet pendant le confinement, quelles ont été les conséquences, c’est vraiment le document à lire.

En conclusion.
Il y a eu une épreuve pour l’Internet, une très forte augmentation du trafic à certains endroits, moins à d’autres, mais globalement ça a été limité, ça n’a pas été multiplié par 10 ou 20 au niveau mondial.
Le réseau a tenu, mais il n’a pas tenu tout seul, il n’a pas tenu passivement. Il a fallu qu’un certain nombre de gens bossent derrière pour que ça continue à fonctionner.
Par contre, plusieurs services ne se sont pas du tout montrés à la hauteur, ils n’ont pas du tout résisté au problème.
C’est ma conclusion. On va arrêter là.
Maintenant c’est à vous, remarques, critiques, opinions, expériences, que vous avez vécues. Si, par exemple, Jean-Michel Blanquer est dans la salle il peut parler. Après ce que je lui ai cassé comme sucre sur le dos il aura certainement des trucs à dire, mais je ne sais pas s’il est là. Sinon tous les commentaires sont les bienvenus.

[Applaudissements]