« Le numérique eldorado des communs » : différence entre les versions

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Open source, Creative Commons, logiciels et licences libres... Internet semble être la concrétisation ultime de l'idée de communs. Mais face à des modèles économiques et de gouvernance de plus en plus menacés par de grandes puissances, le droit peine à s'adapter.
Open source, Creative Commons, logiciels et licences libres... Internet semble être la concrétisation ultime de l'idée de communs. Mais face à des modèles économiques et de gouvernance de plus en plus menacés par de grandes puissances, le droit peine à s'adapter.


==Trasncription==
==Transcription<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Bonjour à tous, l’émission d’aujourd’hui a été préparée par Cédric Fuentes, Arjuna Andrade, Louis Drillon et Julie Delabrosse ; à la réalisation Élisabeth Miro, prise de son Jean Fredericks (???).
 
<b>Voix off : </b><em>Entendez-vous l’éco ?</em>, Tiphaine de Rocquigny.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Troisième temps de notre semaine consacrée aux communs ; après avoir vu lundi que le commun se pensait difficilement sans la propriété privée, après avoir observé hier ce commun si singulier qui est la nature, on s’intéresse aujourd’hui aux ressources inépuisables du numérique depuis l’Internet des origines jusqu’aux GAFA, les géants du Web. Quelles possibilités nous offrent les communs de la connaissance ? Le numérique serait-il l’eldorado des communs, le projet le plus abouti de cette théorie du partage et de l’auto-gouvernance ? Ou est-il au contraire menacé à l’heure, notamment, où le Parlement européen se penche sur une réforme contestée des droits d’auteur ?
 
Le numérique, un commun fragilisé, on en parle avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et codirectrice du <em>Dictionnaire des biens communs</em> paru au PUF et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférence à Paris 8 et auteur de <em>Utopie du logiciel libre</em>, paru aux éditions du Passager clandestin. À 14 heures 50 on retrouvera Arjuna Andrade qui nous donnera des nouvelles de l’éco.
 
<b>Voix off de Richard Stallman : </b>En 83, j’ai lancé le mouvement logiciel libre en annonçant le projet de développer un système d’exploitation qui serait 100 % composé de logiciels libres, sans une seule ligne de code privateur. Windows, Mac OS, la moitié d’Android et tous les systèmes des monstres (???) d’Apple, ces systèmes sont plus ou moins privateurs. Mais moi j’étais informaticien, j’étais programmeur, je travaillais dans un laboratoire au MIT où nous utilisions un système d’exploitation libre, développé principalement par nous. Au commencement le logiciel libre existait partout, mais dix ans plus tard, tout ça avait disparu, sauf dans notre laboratoire. C’était une île de liberté dans un monde soumis au pouvoir des développeurs commerciaux de logiciels.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Bonjour Judith Rochfeld et Sébastien Broca.
 
<b>Judith Rochfeld : </b>Bonjour.
 
<b>Sébastien Broca : </b>Bonjour.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>On entendait le développeur Richard Stallman nous parler de la révolution du logiciel libre dans les années 80. Ce qu’il faut commencer par dire, peut-être, c’est que dès les origines d’Internet ses créateurs ont voulu en faire un gigantesque commun mondial, Sébastien Broca.
 
<b>Sébastien Broca : </b>Oui. Et je pense qu’on peut dire que depuis l’origine Internet est un commun même s’il n’a pas toujours été théorisé comme tel. C’est vrai que par exemple les protocoles qui sont à la base d’Internet, les protocoles TCP-IP notamment, sont des protocoles ouverts, donc on peut considérer que ce sont des communs. Après, si on reprend l’histoire de l’informatique, c’est ce qu’évoquait Richard Stallman dans l’extrait qu’on a entendu, pendant longtemps, jusqu’au début des années 80, les programmes informatiques étaient librement partagés entre les informaticiens ; on peut aussi les considérer comme des communs.
 
Après les choses n’étaient pas forcément théorisées comme telles et du reste Richard Stallman qu’on vient d’entendre ne théorise les choses en termes de communs, en termes de logiciel libre, c’est peut-être plutôt dans un deuxième temps ensuite, dans les années 90-2000, qu’on s’est aperçu que les logiciels libres, comme d’autres réalités, pouvaient être intégrés au sein d’une réalité plus large que sont les communs.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Internet comme un grand commun ; c’est un esprit qui est résumé par la devise des premiers utilisateurs d’Internet <em>rough consensus and running code</em>, « consensus sommaire et code courant » Judith Rochfeld ?
 
<b>Judith Rochfeld : </b>Oui et je pense qu’il faut qu’on se raccroche à une actualité qui est quand même très très importante, je me permets de la ramener vers nous aujourd’hui, parce que Internet comme un grand commun est menacé aujourd’hui étant donné que l’Agence des communications américaine qui avait qualifié juridiquement ou en tout cas symboliquement Internet comme un bien public mondial – ce qui rien n’était pas rien – pour assurer que chacun puisse y faire transporter tous les contenus qu’il souhaitait et que la liberté d’expression, la liberté d’information, soient garanties, eh bien on a un retour en arrière très contesté de l’administration Trump avec beaucoup de résistance de la société américaine et de certains États américains, mais on est en plein dans une question d’actualité à savoir, effectivement, si on va réinstaller des obstacles ou des barrières, des discriminations, des différences entre les contenus selon qu’on paye ou selon qu’on ne paye pas selon sa taille ou pas. Donc on est vraiment dans une question d’actualité.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>On va revenir sur ces questions d’actualité, en effet, mais restons un peu sur ces débuts d’Internet, on entend ce mantra <em>Code is Law</em>, c’est le code qui fait la loi ; c’est une expression du juriste américain Lawrence Lessig qui émerge en 2000 ; ça signifie que les grandes décisions techniques sont porteuses d’enjeux sociaux décisifs et qu’elles doivent donc être considérées comme profondément politiques, Sébastien Broca ?
 
<b>Sébastien Broca : </b>Oui, je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que quand Lessig dit ça il est très influencé par, justement, le discours de Richard Stallman et ce qu’a montré le mouvement logiciel libre qui, en fait, a été pionnier en ce sens que dès les années 80, alors finalement peu de gens en avaient conscience et puis c’était difficile d’imaginer le poids que l’informatique, les technologies numériques, prendraient dans notre monde peut-être, donc Richard Stallman avec une certaine prescience, disons, comprend dès les années 80 que ce en sont pas simplement des enjeux techniques, mais il dit « le logiciel libre est un mouvement social » parce qu’il est porteur d’enjeux politiques, sociaux, économiques aussi ensuite, mais surtout politiques et sociaux que lui comprend essentiellement à travers la question de la liberté de l’utilisateur. Pour lui les programmes qu’il appelle privateurs ou propriétaires privent les utilisateurs d’un certain nombre de libertés : liberté d’exécuter ces programmes, de les copier, de les modifier et donc, pour lui, il faut rendre ces libertés aux utilisateurs. Donc le logiciel libre est un mouvement social et politique qui vise à préserver les libertés de tous les utilisateurs.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Peut-être faut-il maintenant définir ces communs numériques qui font partie des communs de la connaissance. Quels sont leurs spécificités, Judith Rochfeld, par rapport aux autres communs, par exemple l’eau, la terre qu’on évoquait hier, au-delà du fait que ce sont des communs immatériels et non matériels ?
 
<b>Judith Rochfeld : </b>Oui. Je vais juste me permettre au préalable de revenir sur deux visions qu’on peut avoir du commun et qui sont très présentes chez les penseurs du numérique. C’est-à-dire qu’on a une vision très large qui est celle de mise en partage de certains éléments de connaissance, d’informations, de données, voire d’œuvres si elles sont passées dans le domaine public ; enfin tout ce qui peut être mis en partage, accessible à tous, c’est la vision, je dirais, très large des communs numériques.
Et puis il y a une vision beaucoup plus étroite qui serait le sens de commun – <em>commons</em>, au sens plus étroit ; alors là on ajouterait l’idée que ce n’est pas seulement accessible à tous et mis en partage, on ajouterait les idées qu’on a une ressource, une information, des données, des œuvres par exemple, qu’on va distribuer des droits très précisément et qu’on va gouverner cette ressource selon des règles que la communauté aura acceptées et qu’elle se voit imposer.
 
Donc on a vraiment les deux classes de communs, je dirais, qui sont présents dans le monde numérique et qu’est-ce qu’auraient de spécifique, si on va par là, les communs numériques ? C’est que techniquement déjà, leur spécificité c’est qu’ils permettent une reproduction très facile, un accès très aisé : on peut créer, recréer à partir d’éléments qui sont sur le numérique. Donc techniquement ils ont le partage, je dirais technique, beaucoup plus ouvert que d’autres ressources, bien que, en général on parle de communs à partir de ressources qui excluent difficilement les autres, mais techniquement c’est rapide, c’est facile. Et puis, pour revenir à ce qui a déjà été croisé comme philosophie ou comme sociologie de l’Internet et du numérique, c’est vrai qu’à l’origine l’idée de partage, l’idée de liberté d’information, de création, grâce à ces moyens techniques très aisés, était intrinsèque ou, en tout cas, si on ne veut pas faire de l’essentiel, était dans la sociologie, dans la philosophie des premiers participants.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Donc si je vous comprends bien, c’est aussi cette idée que c’est ces biens, ces communs numériques sont non rivaux, c’est-à-dire une information peut servir à plusieurs personnes contrairement à une ressource matérielle. Et aussi le fait que les plateformes numériques s’enrichissent au fur et à mesure des données d’usage ; c’est-à-dire que ce sont les contributions qui font la valeur. C’est ça aussi la spécificité ?
 
<b>Sébastien Broca : </b>Oui, tout à fait. C’est vrai qu’on peut dire que la spécificité des communs numériques ou informationnels c’est qu’ils sont, en général, pas tout le temps, mais beaucoup d’entre eux d’accès universel ; c’est le cas de Wikipédia ou des logiciels libres parce que, vu qu’il n’y a pas d’enjeu d’épuisement de la ressource, ça c’est lié au caractère non rival, ils peuvent être accessibles. Ça c’est ce qui les distingue souvent des communs du monde physique. C’est vrai que les enjeux, finalement, quels problèmes posent ces communs. Ils posent souvent des problèmes qui n’ont pas trait tant à leur consommation, puisque celle-ci est non rivale, mais à leur production. Donc la question c’est comment est-ce qu’on va faire pour produire ces communs, qui va les produire, dans quelles conditions et puis éventuellement, avec quelle forme de rémunération ou de rétribution ? Donc là on commence à toucher aux liens des communs avec l’économie et notamment l’économie numérique.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Le début des années 2000 marque un tournant dans la culture du commun dans le numérique avec la création de la licence Creative Commons par Lawrence Lessig.
 
<b>Voix off de Lawrence Lessig – voix off du traducteur : </b>Les Creative Commons représentent une initiative non lucrative mise en place dans le but de facilité l’expression de la liberté que les artistes et les créateurs portent à travers leurs œuvres.
Il ne s’agit pas d’une liberté totale, ces artistes ne renoncent pas à tous les droits associés à leur créativité, mais beaucoup d’entre eux reconnaissent librement qu’une partie de leur créativité provient de celle d’autres personnes sans pour autant craindre un quelconque avocat ou se poser la question de la responsabilité juridique. Et ce que nous voulions faire c’était de faire en sorte que ce soit facile pour eux de le reconnaître.
Nos licences marquent donc le travail créatif du sceau de la liberté qui va de pair avec ce travail. Vous êtes donc libres de remixer le travail, libres de l’utiliser à des fins non commerciales et même, dans certains cas, de l’utiliser pour des fins commerciales sans avoir les besoins d’un juriste en amont. Et en retirant les juristes du processus, les créateurs peuvent à la fois représenter ou faire reconnaître et protéger leur propriété intellectuelle, mais aussi inviter d’autres personnes à rejoindre ce processus créatif, sans avoir à redouter des questions de responsabilité juridique qui seraient liées.
 
<b>Tiphaine de Rocquigny : </b>Lawrence Lessig expliquant les principes des Creative Commons ; c’était en 2010. Donc il y avait des logiciels libres ; à partir de ce moment il y a également des licences lices libres. Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer simplement la différence entre les deux, Sébastien Broca ?
 
==11’ 14==
 
<b>Sébastien Broca : </b>Les licences libres==

Version du 21 septembre 2018 à 05:42


Titre : Le numérique eldorado des communs ? À la recherche du bien commun

Intervenants : Judith Rochfeld - Sébastein Broca - Arjuna Andrade - Tiphaine de Rocquigny

Lieu : Émission Entendez-vous l’éco ? - France Culture

Date : septembre 2018

Durée : 59 min

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Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

Open source, Creative Commons, logiciels et licences libres... Internet semble être la concrétisation ultime de l'idée de communs. Mais face à des modèles économiques et de gouvernance de plus en plus menacés par de grandes puissances, le droit peine à s'adapter.

==TranscriptionTiphaine de Rocquigny : Bonjour à tous, l’émission d’aujourd’hui a été préparée par Cédric Fuentes, Arjuna Andrade, Louis Drillon et Julie Delabrosse ; à la réalisation Élisabeth Miro, prise de son Jean Fredericks (???).

Voix off : Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny.

Tiphaine de Rocquigny : Troisième temps de notre semaine consacrée aux communs ; après avoir vu lundi que le commun se pensait difficilement sans la propriété privée, après avoir observé hier ce commun si singulier qui est la nature, on s’intéresse aujourd’hui aux ressources inépuisables du numérique depuis l’Internet des origines jusqu’aux GAFA, les géants du Web. Quelles possibilités nous offrent les communs de la connaissance ? Le numérique serait-il l’eldorado des communs, le projet le plus abouti de cette théorie du partage et de l’auto-gouvernance ? Ou est-il au contraire menacé à l’heure, notamment, où le Parlement européen se penche sur une réforme contestée des droits d’auteur ?

Le numérique, un commun fragilisé, on en parle avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et codirectrice du Dictionnaire des biens communs paru au PUF et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférence à Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre, paru aux éditions du Passager clandestin. À 14 heures 50 on retrouvera Arjuna Andrade qui nous donnera des nouvelles de l’éco.

Voix off de Richard Stallman : En 83, j’ai lancé le mouvement logiciel libre en annonçant le projet de développer un système d’exploitation qui serait 100 % composé de logiciels libres, sans une seule ligne de code privateur. Windows, Mac OS, la moitié d’Android et tous les systèmes des monstres (???) d’Apple, ces systèmes sont plus ou moins privateurs. Mais moi j’étais informaticien, j’étais programmeur, je travaillais dans un laboratoire au MIT où nous utilisions un système d’exploitation libre, développé principalement par nous. Au commencement le logiciel libre existait partout, mais dix ans plus tard, tout ça avait disparu, sauf dans notre laboratoire. C’était une île de liberté dans un monde soumis au pouvoir des développeurs commerciaux de logiciels.

Tiphaine de Rocquigny : Bonjour Judith Rochfeld et Sébastien Broca.

Judith Rochfeld : Bonjour.

Sébastien Broca : Bonjour.

Tiphaine de Rocquigny : On entendait le développeur Richard Stallman nous parler de la révolution du logiciel libre dans les années 80. Ce qu’il faut commencer par dire, peut-être, c’est que dès les origines d’Internet ses créateurs ont voulu en faire un gigantesque commun mondial, Sébastien Broca.

Sébastien Broca : Oui. Et je pense qu’on peut dire que depuis l’origine Internet est un commun même s’il n’a pas toujours été théorisé comme tel. C’est vrai que par exemple les protocoles qui sont à la base d’Internet, les protocoles TCP-IP notamment, sont des protocoles ouverts, donc on peut considérer que ce sont des communs. Après, si on reprend l’histoire de l’informatique, c’est ce qu’évoquait Richard Stallman dans l’extrait qu’on a entendu, pendant longtemps, jusqu’au début des années 80, les programmes informatiques étaient librement partagés entre les informaticiens ; on peut aussi les considérer comme des communs.

Après les choses n’étaient pas forcément théorisées comme telles et du reste Richard Stallman qu’on vient d’entendre ne théorise les choses en termes de communs, en termes de logiciel libre, c’est peut-être plutôt dans un deuxième temps ensuite, dans les années 90-2000, qu’on s’est aperçu que les logiciels libres, comme d’autres réalités, pouvaient être intégrés au sein d’une réalité plus large que sont les communs.

Tiphaine de Rocquigny : Internet comme un grand commun ; c’est un esprit qui est résumé par la devise des premiers utilisateurs d’Internet rough consensus and running code, « consensus sommaire et code courant » Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Oui et je pense qu’il faut qu’on se raccroche à une actualité qui est quand même très très importante, je me permets de la ramener vers nous aujourd’hui, parce que Internet comme un grand commun est menacé aujourd’hui étant donné que l’Agence des communications américaine qui avait qualifié juridiquement ou en tout cas symboliquement Internet comme un bien public mondial – ce qui rien n’était pas rien – pour assurer que chacun puisse y faire transporter tous les contenus qu’il souhaitait et que la liberté d’expression, la liberté d’information, soient garanties, eh bien on a un retour en arrière très contesté de l’administration Trump avec beaucoup de résistance de la société américaine et de certains États américains, mais on est en plein dans une question d’actualité à savoir, effectivement, si on va réinstaller des obstacles ou des barrières, des discriminations, des différences entre les contenus selon qu’on paye ou selon qu’on ne paye pas selon sa taille ou pas. Donc on est vraiment dans une question d’actualité.

Tiphaine de Rocquigny : On va revenir sur ces questions d’actualité, en effet, mais restons un peu sur ces débuts d’Internet, on entend ce mantra Code is Law, c’est le code qui fait la loi ; c’est une expression du juriste américain Lawrence Lessig qui émerge en 2000 ; ça signifie que les grandes décisions techniques sont porteuses d’enjeux sociaux décisifs et qu’elles doivent donc être considérées comme profondément politiques, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui, je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que quand Lessig dit ça il est très influencé par, justement, le discours de Richard Stallman et ce qu’a montré le mouvement logiciel libre qui, en fait, a été pionnier en ce sens que dès les années 80, alors finalement peu de gens en avaient conscience et puis c’était difficile d’imaginer le poids que l’informatique, les technologies numériques, prendraient dans notre monde peut-être, donc Richard Stallman avec une certaine prescience, disons, comprend dès les années 80 que ce en sont pas simplement des enjeux techniques, mais il dit « le logiciel libre est un mouvement social » parce qu’il est porteur d’enjeux politiques, sociaux, économiques aussi ensuite, mais surtout politiques et sociaux que lui comprend essentiellement à travers la question de la liberté de l’utilisateur. Pour lui les programmes qu’il appelle privateurs ou propriétaires privent les utilisateurs d’un certain nombre de libertés : liberté d’exécuter ces programmes, de les copier, de les modifier et donc, pour lui, il faut rendre ces libertés aux utilisateurs. Donc le logiciel libre est un mouvement social et politique qui vise à préserver les libertés de tous les utilisateurs.

Tiphaine de Rocquigny : Peut-être faut-il maintenant définir ces communs numériques qui font partie des communs de la connaissance. Quels sont leurs spécificités, Judith Rochfeld, par rapport aux autres communs, par exemple l’eau, la terre qu’on évoquait hier, au-delà du fait que ce sont des communs immatériels et non matériels ?

Judith Rochfeld : Oui. Je vais juste me permettre au préalable de revenir sur deux visions qu’on peut avoir du commun et qui sont très présentes chez les penseurs du numérique. C’est-à-dire qu’on a une vision très large qui est celle de mise en partage de certains éléments de connaissance, d’informations, de données, voire d’œuvres si elles sont passées dans le domaine public ; enfin tout ce qui peut être mis en partage, accessible à tous, c’est la vision, je dirais, très large des communs numériques. Et puis il y a une vision beaucoup plus étroite qui serait le sens de commun – commons, au sens plus étroit ; alors là on ajouterait l’idée que ce n’est pas seulement accessible à tous et mis en partage, on ajouterait les idées qu’on a une ressource, une information, des données, des œuvres par exemple, qu’on va distribuer des droits très précisément et qu’on va gouverner cette ressource selon des règles que la communauté aura acceptées et qu’elle se voit imposer.

Donc on a vraiment les deux classes de communs, je dirais, qui sont présents dans le monde numérique et qu’est-ce qu’auraient de spécifique, si on va par là, les communs numériques ? C’est que techniquement déjà, leur spécificité c’est qu’ils permettent une reproduction très facile, un accès très aisé : on peut créer, recréer à partir d’éléments qui sont sur le numérique. Donc techniquement ils ont le partage, je dirais technique, beaucoup plus ouvert que d’autres ressources, bien que, en général on parle de communs à partir de ressources qui excluent difficilement les autres, mais techniquement c’est rapide, c’est facile. Et puis, pour revenir à ce qui a déjà été croisé comme philosophie ou comme sociologie de l’Internet et du numérique, c’est vrai qu’à l’origine l’idée de partage, l’idée de liberté d’information, de création, grâce à ces moyens techniques très aisés, était intrinsèque ou, en tout cas, si on ne veut pas faire de l’essentiel, était dans la sociologie, dans la philosophie des premiers participants.

Tiphaine de Rocquigny : Donc si je vous comprends bien, c’est aussi cette idée que c’est ces biens, ces communs numériques sont non rivaux, c’est-à-dire une information peut servir à plusieurs personnes contrairement à une ressource matérielle. Et aussi le fait que les plateformes numériques s’enrichissent au fur et à mesure des données d’usage ; c’est-à-dire que ce sont les contributions qui font la valeur. C’est ça aussi la spécificité ?

Sébastien Broca : Oui, tout à fait. C’est vrai qu’on peut dire que la spécificité des communs numériques ou informationnels c’est qu’ils sont, en général, pas tout le temps, mais beaucoup d’entre eux d’accès universel ; c’est le cas de Wikipédia ou des logiciels libres parce que, vu qu’il n’y a pas d’enjeu d’épuisement de la ressource, ça c’est lié au caractère non rival, ils peuvent être accessibles. Ça c’est ce qui les distingue souvent des communs du monde physique. C’est vrai que les enjeux, finalement, quels problèmes posent ces communs. Ils posent souvent des problèmes qui n’ont pas trait tant à leur consommation, puisque celle-ci est non rivale, mais à leur production. Donc la question c’est comment est-ce qu’on va faire pour produire ces communs, qui va les produire, dans quelles conditions et puis éventuellement, avec quelle forme de rémunération ou de rétribution ? Donc là on commence à toucher aux liens des communs avec l’économie et notamment l’économie numérique.

Tiphaine de Rocquigny : Le début des années 2000 marque un tournant dans la culture du commun dans le numérique avec la création de la licence Creative Commons par Lawrence Lessig.

Voix off de Lawrence Lessig – voix off du traducteur : Les Creative Commons représentent une initiative non lucrative mise en place dans le but de facilité l’expression de la liberté que les artistes et les créateurs portent à travers leurs œuvres. Il ne s’agit pas d’une liberté totale, ces artistes ne renoncent pas à tous les droits associés à leur créativité, mais beaucoup d’entre eux reconnaissent librement qu’une partie de leur créativité provient de celle d’autres personnes sans pour autant craindre un quelconque avocat ou se poser la question de la responsabilité juridique. Et ce que nous voulions faire c’était de faire en sorte que ce soit facile pour eux de le reconnaître. Nos licences marquent donc le travail créatif du sceau de la liberté qui va de pair avec ce travail. Vous êtes donc libres de remixer le travail, libres de l’utiliser à des fins non commerciales et même, dans certains cas, de l’utiliser pour des fins commerciales sans avoir les besoins d’un juriste en amont. Et en retirant les juristes du processus, les créateurs peuvent à la fois représenter ou faire reconnaître et protéger leur propriété intellectuelle, mais aussi inviter d’autres personnes à rejoindre ce processus créatif, sans avoir à redouter des questions de responsabilité juridique qui seraient liées.

Tiphaine de Rocquigny : Lawrence Lessig expliquant les principes des Creative Commons ; c’était en 2010. Donc il y avait des logiciels libres ; à partir de ce moment il y a également des licences lices libres. Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer simplement la différence entre les deux, Sébastien Broca ?

11’ 14

Sébastien Broca : Les licences libres==