Invitée d'actualité Jeanne Tadeusz Nantes

Titre : L'invitée d'actualité - Jeanne Tadeusz, responsable des affaires publiques à April, sur l'importance du logiciel libre

Intervenants : Jeanne Tadeusz - Yaiza Martin

Lieu : Nantes, Maison de l'Europe, Association Faimaison

Date : Mars 2014

Durée : 14 min 24

Lien vers l'enregistrement : [1]

00 transcrit MO, relu Ju

Yaiza Martin : Jeanne Tadeusz, vous êtes responsable des Affaires publiques à l'April, Association de Défense et de Promotion du Logiciel Libre. Bonjour.

Jeanne : Bonjour.

Yaiza Martin : Alors pour commencer, en quelques mots, comment on peut définir un Logiciel Libre et un logiciel propriétaire pour les gens qui ne connaissent pas ?

Jeanne : En fait le Logiciel Libre, c'est le logiciel qui laisse la liberté aux utilisateurs. C'est-à-dire qu'un Logiciel Libre est un logiciel que vous pouvez utiliser comme vous voulez, vous pouvez étudier le code mais aussi vous pouvez le modifier et le redistribuer, y compris les versions modifiées. C'est-à-dire que concrètement, le logiciel vous le possédez carrément, contrairement à un logiciel privateur ou à un logiciel propriétaire, où vous avez une licence d'utilisation qui est restreinte, souvent vous ne pouvez l'installer qu'une seule fois ou vous ne pouvez pas le prêter à votre voisin par exemple, ou, dans tous les cas, vous ne pouvez pas lire le code, alors vous ne pouvez pas l'améliorer si vous voyez un bug, et donc vous êtes finalement limité dans une utilisation, et donc pas libre de faire ce que vous en voulez.

Yaiza Martin : On voit qu'il y a plus d'avantages que d'inconvénients dans l'usage d'un Logiciel Libre.

Jeanne : Tout à fait. Il y a vraiment plus d'avantages. C'est un choix très clair en faveur de l'utilisateur, puisque l'utilisateur peut faire ce qu'il veut. Ce qui est intéressant pour un utilisateur individuel, un citoyen comme vous et moi. Mais c'est aussi important pour un utilisateur qui pourrait être une entreprise ou une collectivité. C'est-à-dire qu’elle n'est pas restreinte dans son usage. Très concrètement par exemple, une mairie qui décide d'utiliser un logiciel libre n'a pas à se poser la question de combien de licences elle achète, parce que si elle installe sur un poste, elle peut installer sur mille postes si elle le veut, sans que ça ne pose le moindre souci.

Yaiza Martin : Donc, déjà il y a un avantage économique !

Jeanne : Il y a un avantage économique, bien sûr. Il y a un avantage en termes de partage de la connaissance aussi, puisqu'on a accès au code donc on peut connaître et comprendre ce qu'il fait et comment il fonctionne. Après, il y a aussi un avantage en termes de pérennité, c'est-à-dire que comme on a accès au code, on n'est pas lié par un contrat de licence sur le fait de pouvoir l'utiliser ou non, le temps où on peut l'utiliser, la manière dont on peut l'utiliser ou sur quelle machine on peut l'utiliser. Il y a aussi un avantage en termes de partage, puisqu’on peut le partager avec tout le monde, donc on peut utiliser tous le même logiciel sans avoir à se poser la question de « est-ce qu'on a la licence ou pas ? », d'obliger des gens à payer une licence pour pouvoir simplement communiquer avec vous.

En termes d'avantages, il y a aussi un avantage en termes de solidité, très souvent, parce que le code est ouvert, donc on sait ce qui se passe. Donc c'est aussi une incitation forte pour les informaticiens pour faire quelque chose de propre en termes d'informatique, alors que quand c'est un logiciel fermé, on ne sait pas ce qui s'y passe, alors on peut faire n'importe quoi. Souvent ce sont des logiciels qui sont plus solides, qui prennent moins de place, qui sont plus résistants et donc plus durables. On n'a pas besoin de changer de machine pour mettre à jour le logiciel, on peut souvent l'utiliser sur des machines plus anciennes. Et enfin une question importante, en termes de vie privée, parce que Logiciel Libre c'est un logiciel où vous savez ce qu'il fait, alors qu'un logiciel propriétaire simplement vous lui faites confiance, pour qu'il ne fasse que ce qu’il vous dit qu'il fait, mais vous n'avez aucun moyen de vérifier. Donc vous n'avez qu'à espérer qu'il n'envoie pas vos informations, à l'entreprise par exemple ou qu'il ne diffuse pas, par exemple sur Internet, toutes vos informations personnelles.

Yaiza Martin : Comment ça s'explique alors que le Logiciel Libre protège les données personnelles des citoyens ?

Jeanne : Le Logiciel Libre protège, on va dire indirectement, les données personnelles des citoyens parce que le Logiciel Libre, vous pouvez vérifier ce qu'il fait. Déjà vous pouvez éviter qu'il ne diffuse vos données personnelles. Après, c'est quelque chose qu'on a appris assez récemment avec les révélations d'Edward Snowden, donc le lanceur d'alerte, qui a travaillé pour la NSA et qui a révélé les pratiques des agences américaines, il y a quelques mois : les éditeurs de logiciels propriétaires américains sont contraints par le gouvernement américain d'installer une porte dérobée, des moyens d'accès aux logiciels, donc aux ordinateurs, dans tous les produits qu'ils vendent. Donc on a un vrai problème en termes de vie privée parce que ça veut dire que les services secrets américains peuvent accéder à n'importe quel ordinateur sur lequel il y a des logiciels privés, propriétaires américains installés dessus. Et ça concerne des grands noms comme Apple et Microsoft.

Yaiza Martin : On voit les avantages mais est-ce qu'il y a des inconvénients dans le Logiciel Libre ?

Jeanne : Est-ce qu'il y a des inconvénients au Logiciel Libre ? Moi je dirais que non. Dans mon usage, dans mon utilisation, c'est-à-dire qu’aujourd’hui, personnellement, n'étant pas du tout technicienne, je n'utilise que du Logiciel Libre et ça ne me pose pas de problème. Au final, les plus grandes difficultés que les gens vont rencontrer, c'est en fait de ne pas nécessairement utiliser les mêmes logiciels que tous ceux qui utilisent du logiciel propriétaire. Pour donner des exemples très concrets, ça veut dire que comme j'utilise du Logiciel Libre, je n'utilise pas Microsoft Word, donc les gens qui vont m’envoyer un document en docx, je vais avoir du mal à le lire. Donc je vais devoir leur expliquer que le docx est un format qui est réservé aux utilisateurs de Microsoft Word, qu'il faut avoir un système d'exploitation Windows ou Apple installé sur mon ordinateur, que je ne peux simplement pas installer, même si je le voulais, ce logiciel de traitement de texte et que donc ce serait bien d'utiliser un standard, quelque chose qui est utilisé par l'ensemble des traitements de texte. D'autres exemples, par exemple c'est sur le téléphone portable. Moi j'ai un smartphone où j'ai installé du Logiciel Libre, mais ça veut dire que je ne peux pas utiliser d'application comme WhatsApp, par exemple, qui est du logiciel propriétaire. Donc expliquer que non, je ne peux pas utiliser parce que ça n'est pas compatible avec mon système.

Yaiza Martin : Et ce fait que le Logiciel Libre ne soit pas répandu et ne soit pas normalisé, c'est à cause des grands accords entre les grands groupes que vous avez nommés, comme Microsoft, avec surtout les gouvernements ? Donc on parle alors de lobbies qui font pression ?

Jeanne : Alors oui, il y a des lobbies qui font pression, ça c'est évident, et qui font qu'on a beaucoup d'utilisation de logiciels propriétaires. Mais c'est aussi dû simplement, même si c'est moins le cas aujourd'hui, à une époque notamment au début des années 2000, il y a eu un très fort effort en terme de communication commerciale de la part d'éditeurs de logiciels propriétaires, au point où les gens, aujourd'hui, très souvent, croient qu'il n'y a que ça qui existe. Donc finalement, on se retrouve à utiliser ces logiciels-là parce que ce sont eux qu'on voit dans les pubs, ce sont eux qu'on voit à la télé. De manière encore plus forte, aujourd'hui quand on achète un ordinateur, dans le marché grand public bien sûr, on se retrouve avec un système d'exploitation qu'on n'a pas choisi, que ce soit celui d'Apple ou celui de Microsoft, on paye pour un logiciel qu'on ne voulait pas forcément, mais comme déjà non seulement on l'a payé et qu'en plus il est déjà installé, donc on ne va pas forcément voir ailleurs et on se retrouve enfermé dans un monde de logiciels propriétaires.

7' 10

Yaiza Martin : Donc, au final ce type de logiciel propriétaire s'impose. C'est à cause de cet accord qu'on a dit entre les gouvernements ? Est-ce que c'est un risque alors pour le citoyen qu'il y ait des intérêts économiques qui sont au-dessus des intérêts des citoyens ?

Jeanne : C'est un risque oui, c'est un risque comme tous les lobbies, tout lobbying, surtout celui qui se fait derrière des portes closes, où on ne sait pas réellement ce qui se passe, on ne sait pas les divergents intérêts. Surtout sur des questions comme les questions liées au numérique, où nos élus, aujourd’hui, ne sont pas forcément très au courant de comment ça fonctionne, ne savent pas forcément l'utiliser comme ils le souhaitent, simplement parce que ce sont des questions qui sont relativement nouvelles et que tout le monde effectivement ne peut pas avoir baigné dans la technologie ou même l'avoir rencontrée au quotidien. Donc on se retrouve avec des élus qui sont finalement assez démunis sur ces questions-là et des lobbies, notamment des grandes entreprises, qui sont très persuasives, qui ont des stratégies commerciales qui sont bien rodées. Et même sans dire que le lobbying est nécessairement une mauvaise chose en soi, c'est sûr qu'ils ont réussi à s'imposer et à convaincre les gouvernements de faire des choses dangereuses pour les citoyens, simplement parce que souvent les politiques ne se rendent pas compte du danger que ça représente pour les citoyens de passer telle ou telle mesure.

Yaiza Martin : Et l'institution politique qui normalement s'intéresse aux droits des citoyens, c'est le Parlement européen, il y a des projets législatifs qui s'étudient au Parlement Européen. De manière paradoxale dans les bureaux, à Bruxelles, à Strasbourg, on ne trouve que des ordinateurs avec Microsoft.

Jeanne : Oui, tout à fait. Non seulement on ne trouve que du Microsoft, mais en plus, ceux qui sont au courant et qui voudraient utiliser du Logiciel Libre au Parlement Européen se retrouvent face à de très grandes difficultés. Le système n'est fait que pour du Microsoft et même pour des actions aussi simples que pour lire ses courriels, pour se connecter à Internet c'est extrêmement complexe pour que ceux qui font le choix du Logiciel Libre. Après, aujourd'hui, on a quand même des évolutions positives, notamment le Parlement Européen vient de passer là, ces tous derniers jours, une résolution pour dire qu'il faut envisager l'utilisation de Logiciels Libres notamment pour tous les domaines sensibles. Donc, c'est un progrès. Je pense que notamment les révélations en terme de violation de vie privée n'y sont pas pour rien. Mais la route est encore longue pour sensibiliser et informer et faire passer finalement le Logiciel Libre à tous les politiques.

Yaiza Martin : Quels partis politiques, au Parlement européen, sont prêts à défendre le Logiciel Libre ? Il y a le Parti Pirate, notamment. Est-ce qu'ils seront au final de pouvoir, que le Parlement Européen prenne ce type de décision ?

Jeanne : Je dirais que ce n'est pas un parti en particulier. Même si, bien évidemment le Parti Pirate, mais aussi Europe Écologie Les Verts ou encore des partis très à gauche sont en faveur du Logiciel Libre et l'ont affiché d'ailleurs dans leur motivation, dans leur profession de foi de campagne. Mais, plus globalement on trouve des alliés réels et importants pour le Logiciel Libre dans tous les partis et c'est ça qui est intéressant, aussi, c'est que le Logiciel Libre sont une issue transpartisane, c'est-à-dire que vraiment on a des gens qui le soutiennent et qui se mobilisent réellement pour la cause, de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par tous les partis. Et des parlementaires, et des parlementaires européens, qui connaissent le Logiciel Libre et qui connaissent les enjeux des libertés à l'ère du numérique, on ne peut pas les cloisonner ou les limiter à une seule étiquette, un seul parti bien au contraire.

Yaiza Martin : Et les citoyens ? Vous avez nommé des initiatives comme Free Software Pact.

Jeanne : Voila.

Yaiza Martin : Vous pouvez résumer en quoi cela consiste pour que les citoyens soient au courant de ce qu'ils peuvent faire et surtout pour faire connaître peut-être un type de logiciel qui n'est pas normalisé ?

Jeanne : Tout à fait. Le Free Software Pact est une initiative lancée par l'April, ainsi que d'autres associations européennes, dont le but est vraiment, déjà de sensibiliser les futurs élus et donc les candidats aux élections, notamment les élections européennes, au Logiciel Libre, mais aussi, et peut-être même encore plus, de mettre en contact les citoyens et notamment les citoyens impliqués dans ces questions et les candidats. Comment ça se passe concrètement, le Free Software Pact ? C'est un certain nombre de ressources, notamment des explications sur le Logiciel Libre, qui sont disponibles sur Internet, mais aussi et surtout un pacte, donc un pacte, c'est une page finalement, un texte très simple, qui dit que l'élu ou le candidat, plutôt, d'ailleurs, le candidat, a pris conscience de l'importance des enjeux du Logiciel Libre et qu'il s'engage, dans la mesure du possible, à le promouvoir et le défendre pendant son mandat. C'est un engagement qui est simple, qui est général, mais finalement c'est la première étape. Où déjà l'élu témoigne du fait qu'il a pris conscience de l'enjeu, notamment par une discussion avec les citoyens, parce que nous, on ne va pas aller voir tous les candidats, on ne pourrait pas même si on le voulait, mais ce sont les citoyens, les gens comme vous et moi, qui sont convaincus par cette question, qui trouvent que c'est vraiment un enjeu important, qui vont aller les contacter. Pourquoi on fait ça au moment des élections ? Pourquoi on ne fait pas ça quand ils sont en poste ? Tout simplement parce que déjà, la période électorale c'est souvent la période où c'est plus facile de les rencontrer : ils sont en campagne, donc ils sont sur les marchés, ils sont à la sortie des écoles, ils sont dans les transports en commun et ainsi de suite, donc pour aller simplement les aborder, en discuter avec eux, c'est sans doute plus facile, et aussi c'est l'idée d'avoir une démarche plus proactive parce qu'on peut évidemment contacter son député quand il y a un texte qui menace directement le Logiciel Libre et je dirais il faut le faire et c'est important de le faire, mais c'est aussi intéressant de nourrir le contact, de nourrir le dialogue en dehors de ces échéances-là et de pouvoir avoir une première approche, une première discussion, en dehors de tout dossier particulier.

Yaiza Martin : Est-ce que vous pensez qu'il arrivera un jour où le logiciel libre sera normal et commun pour tous ?

Jeanne : J'en suis persuadée. Le Logiciel Libre deviendra la norme. Il l'est déjà pour beaucoup de choses. Tout Internet est basé sur du Logiciel Libre, aujourd'hui, c'est ce qui fait fonctionner Internet. Quand on voit tout ce qui est le fonctionnement que ce soit des serveurs, que ce soit le fonctionnement informatique beaucoup plus technique, dirons-nous, on voit énormément de Logiciel Libre, le logiciel libre tend à s'imposer comme la norme. Aujourd’hui, les grandes questions qui restent, c'est l'informatique grand public, mais ça progresse et je pense que les gens vont aujourd’hui de plus en plus se saisir du Logiciel Libre, parce que c'est une question éthique et finalement les libertés numériques sont les libertés fondamentales de demain.

Yaiza Martin : Merci beaucoup Jeanne Tadeusz. Je rappelle que vous êtes responsable des Affaires publiques à l'April, l'Association de Défense et de Promotion du Logiciel Libre.