« Écologie numérique concrète » : différence entre les versions
Ligne 43 : | Ligne 43 : | ||
==Le numérique, c’est quoi ? 3’ 47== | ==Le numérique, c’est quoi ? 3’ 47== | ||
Déjà, le numérique, c’est | Déjà, le numérique c’est quoi ? Je me suis posé la question, c’est con, ça fait 30 ans, 40 ans que j’ai les ordinateurs.<br/> | ||
On parle de transformation d’information en 0 et en 1, une information qui n’est ni matière, ni énergie, mais pour la traiter il faut beaucoup de l’un et l’autre et, dans ce contexte d’ère de l’information on a mis un peu partout des ordinateurs.<br/> | |||
J’ai essayé de trouver les composants d’un ordinateur et les composants principaux sont, pour moi, | |||
<ul> | |||
<li>un processeur et tous les composants électroniques qu’il y a autour, qui font des calculs et des traitements de données, qui lancent des logiciels</li> | |||
<li>du stockage, donc des disques durs, des SSD, pour conserver l’information sur un temps plus ou moins long</li> | |||
<li>du réseau local ou global pour discuter entre ordinateurs ou avec des humains</li> | |||
<li>et des logiciels qui tournent sur ses processeurs, discutent sur ce réseau et sont stockés dans ces disques durs ; ces logiciels sont écrits par des humains. | |||
</ul> | |||
Donc, en gros, pour moi l’informatique ce sont quatre composants et on retrouve toujours plus ou moins ces quatre composants, en tout cas, dès qu’on trouve l’un ou l’autre de ces composants, globalement je pense qu’on parle de l’écosystème numérique. Pourquoi je précise cela ? | |||
===Le numérique, c’est où ?=== | |||
En fait, derrière, je me suis dit ces ordinateurs, ces outils numériques on les retrouve où ? On connaît tous le <em>laptop</em>, le téléphone, l’ordinateur, éventuellement quand je demande, parfois on me parle de la box, parce qu’il y a aussi un ordinateur dans la box internet. Après, rapidement, on se rend compte que, peut-être, son enceinte Bluetooth est aussi un ordinateur, grave, peut-être que le vidéoprojecteur est un ordinateur, il y en a probablement plus qu’un dedans ; la station météo, dans le jardin, c’est un ordinateur aussi ; dans le frigo, il y a un ordinateur, dans celui de mes parents non, mais le mien, hélas oui, je n’ai pas trop le choix. Il y a des ordinateurs partout chez nous, dans nos maisons, mais pas que dans nos maisons en fait, l’informatique, le numérique, c’est aussi beaucoup de voirie, d’armoires dans les rues, dans les campagnes, dans les villes, des fibres sous les trottoirs, j’en connais dans cette pièce qui font ce genre de réseau, le long des canaux, des routes, des voies ferrées, c’est donc beaucoup de maintenance, beaucoup de voirie de toutes ces infrastructures physiques, lourdes, vraiment ! On voit que ça a l’air très physique, il y a beaucoup de béton et de métal. | |||
Le numérique c’est où ? C’est aussi, par exemple, dans les transports. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas acheter une voiture sans un ordinateur, ce n’est possible, ça n’existe pas, pour une raison, c’est qu’une directive européenne qui impose qu’on ait des cartes SIM dans les voitures pour, qu’en cas d’incident et d’accident, on puisse prévenir les secours en leur envoyant les schémas d’extraction des corps de ces véhicules correspondant au modèle ; vous avez ce genre de norme aujourd’hui. Donc, il y en a dans toutes les voitures mais aussi dans tous les systèmes de transport, que ce soit pour le pilotage de l’objet de transport – un avion, un tracteur, un camion d’un camionneur, que ce soit pour des questions de transport que des fonctions de support : typiquement le camionneur va lui dire « tu n’as plus qu’une heure de route, il faut que tu t’arrêtes sinon tu vas être en dehors des clous légaux » ou « tu dois aller à tel endroit, puis à tel autre endroit, etc. ». Donc dans le camion d’un camionneur, je pense qu’on peut garantir, aujourd’hui, qu’il y a six ou sept systèmes d’exploitation qui tournent sans problème et je ne parle pas de son téléphone portable dans sa poche. Donc dans les transports.<br/> | |||
En agriculture aussi beaucoup, avec de la géolocalisation au centimètre près.<br/> | |||
Le numérique est aussi partout dans nos villes, dans nos vies, le moindre distributeur de billets, le moindre tripode de la RATP, le moindre écran dans un bar pour distribuer les boissons, ce sont des ordinateurs de partout.<br/> | |||
Un endroit qu’on oublie souvent, c’est aussi beaucoup dans nos corps et dans les systèmes médicaux, dans le monde médical, avec les pacemakers qu’on a inventés il y a bien 50 ans, je dirais. Aujourd’hui, on a même des petits systèmes de distribution d’insuline pour les diabétiques, on a des systèmes de mesure d’un certain nombre de choses dans les veines ou des choses comme ça, on a des implants cochléaires pour les sourds et les malentendants. Il y a beaucoup d’endroits, sur nos corps, où on met du numérique et je ne vous raconte pas les horreurs du monde propriétaire qu’on connaît dans ce domaine-là, ça ferait l’objet de tout un chapitre à part entière ! | |||
Le numérique, c’est aussi partout dans l’industrie et quand je dis partout, c’est un vain mot, c’est vraiment partout, il n’y a pas une industrie qui n’a pas des centaines d’ordinateurs partout, qui se causent entre eux, plus ou moins bien, qui contrôlent tout ce qui se passe, qui vérifient. Donc, là aussi. Le moindre transport de colis ce sont des ordinateurs et des scanners partout, dans la moindre machine-outils, il y a ce qu’on appelle des boîtiers industriels qui permettent de mesurer plein de choses, de remonter des signaux, de piloter des robots. Donc, c’est vraiment omniprésent dans ces domaines-là. | |||
On peut voir aussi le numérique sous l’angle de la numérisation de nos vies, c’est-à-dire que tous les process qu’on faisait, il y a 40 ans, avec un formulaire Cerfa en rencontrant un humain, en allant dans son centre des impôts, aujourd’hui ça passe tout par Internet. Mes parents s’en plaignent, vos parents s’en plaignent probablement, peut-être vos frères et sœurs aussi ou des cousins qui ne sont pas forcément très geeks ou vous-même, si vous n’êtes pas forcément très appétant au numérique. En tout cas, ces horreurs-là, c’est aussi partout, c’est la numérisation des processus de notre vie. On passe quand même une partie non négligeable de nos vies à remplir des formulaires. | |||
Il y a un domaine que je voulais aborder en particulier, dans le monde du numérique, c’est aussi toute la surveillance stockée, parce que, l’air de rien, ça prend un volume de matériel totalement débile, on en reparlera, dans les villes, dans les gares, dans les banques, dans les centres commerciaux, les aéroports, partout, même aujourd’hui dans les voitures, ce sont des caméras de surveillance, c’est du stockage massif, dans des énormes disques durs, de ces images, de ces vidéos, et leur contrôle, sur des écrans, dans des centres de contrôle avec des humains, où sont les humains. C’est de la surveillance stockée aussi en masse. | |||
Et enfin et surtout, aussi beaucoup en ligne, mais aussi hors internet, le numérique c’est sous forme d’écrans géants et sous forme de <em>profiling</em> et de contrôle de la publicité, du marketing, du <em>tracking</em> d’internautes. Si quelqu’un n’a pas d’ad-bloqueur dans son navigateur, qu’il demande à ses copains de lui expliquer comment il faut faire, par pitié faites-le.<br/> | |||
Voilà. L’explosion du monde numérique, avec l’arrivée d’Internet, dans les années 90, a été rapidement permise, à partir des années 2000, par l’utilisation massive de données personnelles, cette partie me paraît vraiment très importante : le profilage de populations entières, à des fins marketing, ça représente des infrastructures totalement colossales à ce jour. Je n’ai pas trouvé d’endroit où on mesure les infrastructures nécessaires pour faire tourner tous ces écrans publicitaires, qu’ils soient de petite taille ou de grande taille, mais aussi tous les systèmes de <em>tracking</em>, tous les systèmes de trading à haute fréquence sur « quelle est la pub on va afficher sur cette page du <em>Monde</em> parce que c’est toi qui viens maintenant », etc. | |||
Enfin, le numérique ce sont beaucoup d’infrastructures, ce qu’on appelle les <em>datacenters</em>, c’est de l’autre côté de la voirie et nos box ADSL, souvent, ça stocke, ça calcule toutes ces informations, ça transfère toutes ces informations dans des <em>datacenters</em>, beaucoup de <em>datacenters</em>, qui sont souvent possédés et construits, aujourd’hui, par ce qu’on appelle les <em>hyperscalers</em> donc les Amazon AWS, Google avec GCP [Google Cloud Platform], Microsoft avec Azure, mais aussi quelques Chinois comme Alibaba ou Tencent ainsi que des sociétés européennes dont les très gros acteurs connus sont OVH, Scaleway, Hetzner aussi en Allemagne, etc.<br/> | |||
Il y a beaucoup de <em><em>datacenters</em></em>, leurs investissements annuels se comptent en dizaines de milliards de dollars pour la construction de nouveaux sites ou l’agrandissement de sites existants. Ça consomme une énergie non négligeable et, pour ceux qui ont essayé de faire des efforts pour baisser leur consommation d’énergie, parce que, quand même, ça commençait à se voir, beaucoup ont commencé à remplacer, pour le refroidissement, par de la consommation d’eau potable qu’ils jettent littéralement dans le circuit d’évacuation en général.<br/> | |||
Ces <em>datacenters</em> centralisent tous les types de données numériques qu’on échange aujourd’hui majoritairement, pas seulement des sites web, le mail ou le stockage de nos <em>clouds</em> de particuliers. Ça stocke aussi toutes les données de caméras, les données des voitures autonomes, les données d’entreprises, de <em>tracking</em> publicitaire, etc., c’est donc beaucoup plus que les usages auxquels on peut penser. Quand on demande aux gens qui ont des <em>datacenters</em> « qu’y a-t-il dans vos <em>datacenters</em> ? », leur réponse doit être « on ne sait pas », parce qu’ils fournissent ça à des gens, directement ou indirectement, qui hébergent ce qu’ils veulent dessus. Ça va être des entreprises, ça va être des particuliers, ça va être des entreprises qui fournissent à des entreprises qui fournissent à des entreprises du service de stockage de trucs qu’on ne sait pas, et, à la fin, personne n’est capable aujourd’hui de vous dire ce qu’il y a dans ces <em>datacenters</em> et c’est vraiment très difficile d’avoir des statistiques renseignées de par le secret qui entoure un peu toutes ces infrastructures. | |||
===Le numérique est une industrie majeure=== | |||
Enfin, le numérique, c’est une industrie colossale de production de ces objets numériques. Ce sont surtout tous ces composants électroniques, ce qu’on appelle les chips, et la mémoire, qui sont fabriqués avec quelques grandes entreprises à leur tête. Vous connaissez probablement Intel ou Samsung, mais aussi et peut-être que vous connaissez pas TSMC, SMIC ou ???[12 min 41], peut-être Texas Instruments. Je ne sais plus si c’est TSMC ou ??? qui est genre la dixième entreprise la plus grande en termes de valorisation boursière au monde aujourd’hui, donc ce ne sont des petits acteurs.<br/> | |||
Ces entreprises investissent et j’avais trouvé ce tableau en 2022, donc je le garde, sur la période 2022/2026, cette dizaine d’entreprises avait prévu d’investir 440 milliards de dollars pour de nouveaux investissements, c’est-à-dire pas les trucs existants pour faire tourner leurs machines de fabrication de chips, mais pour créer de nouveaux sites, créer de nouvelles entreprises, utiliser de nouvelles technologies pour faire des processeurs encore plus petits. Ces quelques entreprises font, à elles seules, une dizaine d’entre elles, tourner 100 % des ordinateurs du monde. Elles sont vraiment très peu nombreuses, en termes d’acteurs, de cette taille.<br/> | |||
Elles fournissent les chips à d’autres industries comme Dell, Hewlett Packard, Siemens, IBM, qu’on connaît un peu tous, Google, mais aussi Tesla Renault ou Volkswagen parce que toutes les voitures se fournissent aujourd’hui directement en chips chez Intel ou Samsung, mais aussi Caterpillar, John Deere pour les tracteurs, etc. | |||
Vous vous doutez donc, quand on en parle, que ces entreprises sont un enjeu géopolitique totalement délirant, Taïwan, la Chine, un peu les États-Unis, un petit peu à Grenoble avec sa STMicroelectronic. Ce sont vraiment des espèces de mastodontes du monde moderne, sans eux, pas d’ordinateur. | |||
Typiquement ASML, l’entreprise hollandaise consortium américano/européen qui fabrique les machines à fabriquer les chips, c’est méta, cette boîte, par exemple, s’est vu interdire par les USA de vendre ses machines à la Chine, parce que les USA et les entreprises américaines, qui déposent des brevets sur certaines parties de ces machines à fabriquer les chips, ont dit « on ne vous donne pas les brevets pour la Chine ». Il y a donc des enjeux géopolitiques absolument colossaux. | |||
===Pour conclure et retenir un peu ce qu’on en a découvert ensemble=== | |||
Le numérique est une industrie mondiale, avec des technologies avec un essor ininterrompu depuis les années 50, c’est la fameuse règle de Moore, mais même l’essor industriel, en soi, est ininterrompu depuis les années 50 ;<br/> | |||
c’est quasiment dans tous les objets qu’on a aujourd’hui, quasiment sur toute la planète ;<br/> | |||
ça implique des acteurs industriels totalement colossaux dans des secteurs très diversifiés ;<br/> | |||
on est sur des ordres de grandeur qui dépassent de très loin l’usage individuel. Les pauvres ordinateurs, qu’on a dans nos poches, c’est extrêmement important parce que c’est en grand nombre, mais c’est loin d’être la majorité de l’usage numérique ;<br/> | |||
et qui met en œuvre un nombre d’interdépendances très nombreuses et souvent très tendues. On l’a vu avec le Covid où il y a eu des histoires d’approvisionnement de chips chez les fournisseurs d’autos. On n’a pas pu produire de voitures parce qu’il n’y avait plus de processeurs ;<br/> | |||
une logistique de fabrication et de transport colossale ;<br/> | |||
une délocalisation des coûts écologiques, il ne faut surtout pas l’oublier. Quand on dit « on va fabriquer des chips », ça nécessite de l’eau ultra pure à Taïwan, ça nécessite du gaz néon qui est produit majoritairement en Ukraine, oups, etc. ; donc l’endroit où on achète le téléphone, ce n’est du tout là où on a miné ou là où l’eau pure va manquer ;<br/> | |||
des implications politiques et géopolitiques majeures, comme on l’a vu ;<br/> | |||
et des technologies tellement de pointe aujourd’hui qu’on en arrive à approcher des limites de la physique moderne. On sait aujourd’hui qu’entre deux transistors, on ne va pas pouvoir trop serrer en horizontale parce qu’il y a des effets quantiques, entre les deux transistors qui sont côte à côte, qui font qu’ils vont se perturber l’un l’autre. Donc aujourd’hui, pour les processeurs de nouvelle génération, on est obligé de les mettre au-dessus, en dessous, et ça complique exponentiellement les problèmes, notamment thermiques, etc. Donc là, la loi de Moore prend un peu des coups. | |||
Donc ça, c’est le monde numérique. | |||
==Écologie ? 16’ 19== | |||
Parlons un petit peu d’écologie. |
Version du 28 septembre 2024 à 09:47
Titre : Écologie numérique concrète - Benjamin Sonntag - JdLL2024
Intervenant : Benjamin Sonntag
Lieu : Lyon - JdLL2024
Date : 26 mai 2024
Durée : 54 min 53
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
En 2024, on ne peut plus nier le changement climatique et son origine humaine. Cela nécessite des actions concrètes, et le monde de l'informatique n'a aucune raison d'être épargné, car aucune profession ne le sera.
Transcription
Ça va durer 55 minutes, 30 de conférence, en mode conférence, où je raconte des trucs et après 25 où j’ai prévu de papoter avec vous. Si vous avez des fulgurances, des envies, des trucs qui vous tiennent à cœur sur le sujet, ça m’intéresse et ça intéressera probablement plein de monde dans la salle. C'est parti.
Benjamin Sonntag
Bonjour à toutes et à tous. Je suis Benjamin Sonntag, je suis ingénieur en informatique systèmes et réseaux, fondateur, en 2004, d’Octopuce, une entreprise d’hébergement de sites web et d’infrastructures web. Aujourd’hui, je vous propose de faire un petit tour des enjeux de l’écologie dans le monde numérique ensemble.
Rapidement qui suis-je. Déjà mon métier, chez Octopuce : typiquement, quand vous allez sur un site web, quand vous envoyez un mail, ça arrive sur des serveurs, quelque part sur Internet, dans des datacenters. Si vous allez sur un des sites de nos clients, par exemple ici, et que ça ne marche pas, ou si vous leur envoyez un mail et que ça n’arrive pas, normalement nous sommes responsables, donc il y a quelqu’un de chez nous qui est en train de se réveiller et qui est en train de réparer. Par exemple, on en a dans la pièce, surveillance 24/7 et compagnie.
C’est un métier de maintenance, c’est un métier du temps long et, dans l’informatique, ça fait très ovni, mais voilà !
La particularité d’Octopuce c’est qu’on fait notre métier uniquement à base de logiciels libres, y compris la facturation, le routage tout ça, et on participe au financement des logiciels libres qu’on aime et, plus généralement, aux logiciels libres dont l’utilité sociale est forte.
Vous me connaissez peut-être aussi comme cofondateur de La Quadrature du Net, une association de défense des libertés à l’ère numérique, qui informe, défend les droits des citoyens en Europe et en France. Ça faisait des années, avec les amis de La Quadrature, que nous étions conscients que la technologie était tout sauf neutre, qu’il était important de vulgariser son importance et de redonner aux citoyens du contrôle sur leur vie numérique, qui est d’ailleurs aussi un des objectifs du logiciel libre. J’ai quasiment arrêté mon action La Quadrature, mais je soutiens toujours les camarades qui luttent au quotidien.
Le plan. Je fais partie, depuis 23 ans, cet écosystème numérique, que je suis de très près, tant dans ses pratiques que dans ses acteurs un peu de toutes les tailles, et je pense qu’on gagnerait à mieux connaître les infrastructures et les réalités matérielles pour pouvoir les penser. Personnellement, j’ai même appris plein de trucs en préparant cette conférence, j’espère que vous aussi, je vous le souhaite. Je pense qu’il n’y a pas de levier de changement sans une connaissance vraiment un peu profonde, concrète.
J’entends beaucoup de bêtises sur le numérique, pas forcément de vous mais de plein de gens, et aussi sur l’écologie, ce n’est ma spécialité, mais je vois beaucoup de greenwashing assez évident et je suis aujourd’hui devant vous parce que je pense que la seule réponse à peu près viable doit être collective et politique. On verra où on veut en venir et j’ai envie d’en parler avec vous, avec des libristes, des personnes intéressées par le logiciel libre, pour mieux grandir ensemble sur ce sujet et le traiter un peu mieux parce que c’est un sujet qui me paraît extrêmement important, si ce n’est, en fait, LE sujet.
J’ai envie de vous partager d’abord une vision d’ensemble de l’écosystème numérique, puis un rappel de ce qu’est l’écologie aujourd’hui, ses enjeux. Après avoir vu ça, on verra ensemble des actions concrètes à fort impact, évidemment, qu’on pourrait proposer, et on discutera, parce que ça m’intéresse.
Le numérique, c’est quoi ? 3’ 47
Déjà, le numérique c’est quoi ? Je me suis posé la question, c’est con, ça fait 30 ans, 40 ans que j’ai les ordinateurs.
On parle de transformation d’information en 0 et en 1, une information qui n’est ni matière, ni énergie, mais pour la traiter il faut beaucoup de l’un et l’autre et, dans ce contexte d’ère de l’information on a mis un peu partout des ordinateurs.
J’ai essayé de trouver les composants d’un ordinateur et les composants principaux sont, pour moi,
- un processeur et tous les composants électroniques qu’il y a autour, qui font des calculs et des traitements de données, qui lancent des logiciels
- du stockage, donc des disques durs, des SSD, pour conserver l’information sur un temps plus ou moins long
- du réseau local ou global pour discuter entre ordinateurs ou avec des humains
- et des logiciels qui tournent sur ses processeurs, discutent sur ce réseau et sont stockés dans ces disques durs ; ces logiciels sont écrits par des humains.
Donc, en gros, pour moi l’informatique ce sont quatre composants et on retrouve toujours plus ou moins ces quatre composants, en tout cas, dès qu’on trouve l’un ou l’autre de ces composants, globalement je pense qu’on parle de l’écosystème numérique. Pourquoi je précise cela ?
Le numérique, c’est où ?
En fait, derrière, je me suis dit ces ordinateurs, ces outils numériques on les retrouve où ? On connaît tous le laptop, le téléphone, l’ordinateur, éventuellement quand je demande, parfois on me parle de la box, parce qu’il y a aussi un ordinateur dans la box internet. Après, rapidement, on se rend compte que, peut-être, son enceinte Bluetooth est aussi un ordinateur, grave, peut-être que le vidéoprojecteur est un ordinateur, il y en a probablement plus qu’un dedans ; la station météo, dans le jardin, c’est un ordinateur aussi ; dans le frigo, il y a un ordinateur, dans celui de mes parents non, mais le mien, hélas oui, je n’ai pas trop le choix. Il y a des ordinateurs partout chez nous, dans nos maisons, mais pas que dans nos maisons en fait, l’informatique, le numérique, c’est aussi beaucoup de voirie, d’armoires dans les rues, dans les campagnes, dans les villes, des fibres sous les trottoirs, j’en connais dans cette pièce qui font ce genre de réseau, le long des canaux, des routes, des voies ferrées, c’est donc beaucoup de maintenance, beaucoup de voirie de toutes ces infrastructures physiques, lourdes, vraiment ! On voit que ça a l’air très physique, il y a beaucoup de béton et de métal.
Le numérique c’est où ? C’est aussi, par exemple, dans les transports. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas acheter une voiture sans un ordinateur, ce n’est possible, ça n’existe pas, pour une raison, c’est qu’une directive européenne qui impose qu’on ait des cartes SIM dans les voitures pour, qu’en cas d’incident et d’accident, on puisse prévenir les secours en leur envoyant les schémas d’extraction des corps de ces véhicules correspondant au modèle ; vous avez ce genre de norme aujourd’hui. Donc, il y en a dans toutes les voitures mais aussi dans tous les systèmes de transport, que ce soit pour le pilotage de l’objet de transport – un avion, un tracteur, un camion d’un camionneur, que ce soit pour des questions de transport que des fonctions de support : typiquement le camionneur va lui dire « tu n’as plus qu’une heure de route, il faut que tu t’arrêtes sinon tu vas être en dehors des clous légaux » ou « tu dois aller à tel endroit, puis à tel autre endroit, etc. ». Donc dans le camion d’un camionneur, je pense qu’on peut garantir, aujourd’hui, qu’il y a six ou sept systèmes d’exploitation qui tournent sans problème et je ne parle pas de son téléphone portable dans sa poche. Donc dans les transports.
En agriculture aussi beaucoup, avec de la géolocalisation au centimètre près.
Le numérique est aussi partout dans nos villes, dans nos vies, le moindre distributeur de billets, le moindre tripode de la RATP, le moindre écran dans un bar pour distribuer les boissons, ce sont des ordinateurs de partout.
Un endroit qu’on oublie souvent, c’est aussi beaucoup dans nos corps et dans les systèmes médicaux, dans le monde médical, avec les pacemakers qu’on a inventés il y a bien 50 ans, je dirais. Aujourd’hui, on a même des petits systèmes de distribution d’insuline pour les diabétiques, on a des systèmes de mesure d’un certain nombre de choses dans les veines ou des choses comme ça, on a des implants cochléaires pour les sourds et les malentendants. Il y a beaucoup d’endroits, sur nos corps, où on met du numérique et je ne vous raconte pas les horreurs du monde propriétaire qu’on connaît dans ce domaine-là, ça ferait l’objet de tout un chapitre à part entière !
Le numérique, c’est aussi partout dans l’industrie et quand je dis partout, c’est un vain mot, c’est vraiment partout, il n’y a pas une industrie qui n’a pas des centaines d’ordinateurs partout, qui se causent entre eux, plus ou moins bien, qui contrôlent tout ce qui se passe, qui vérifient. Donc, là aussi. Le moindre transport de colis ce sont des ordinateurs et des scanners partout, dans la moindre machine-outils, il y a ce qu’on appelle des boîtiers industriels qui permettent de mesurer plein de choses, de remonter des signaux, de piloter des robots. Donc, c’est vraiment omniprésent dans ces domaines-là.
On peut voir aussi le numérique sous l’angle de la numérisation de nos vies, c’est-à-dire que tous les process qu’on faisait, il y a 40 ans, avec un formulaire Cerfa en rencontrant un humain, en allant dans son centre des impôts, aujourd’hui ça passe tout par Internet. Mes parents s’en plaignent, vos parents s’en plaignent probablement, peut-être vos frères et sœurs aussi ou des cousins qui ne sont pas forcément très geeks ou vous-même, si vous n’êtes pas forcément très appétant au numérique. En tout cas, ces horreurs-là, c’est aussi partout, c’est la numérisation des processus de notre vie. On passe quand même une partie non négligeable de nos vies à remplir des formulaires.
Il y a un domaine que je voulais aborder en particulier, dans le monde du numérique, c’est aussi toute la surveillance stockée, parce que, l’air de rien, ça prend un volume de matériel totalement débile, on en reparlera, dans les villes, dans les gares, dans les banques, dans les centres commerciaux, les aéroports, partout, même aujourd’hui dans les voitures, ce sont des caméras de surveillance, c’est du stockage massif, dans des énormes disques durs, de ces images, de ces vidéos, et leur contrôle, sur des écrans, dans des centres de contrôle avec des humains, où sont les humains. C’est de la surveillance stockée aussi en masse.
Et enfin et surtout, aussi beaucoup en ligne, mais aussi hors internet, le numérique c’est sous forme d’écrans géants et sous forme de profiling et de contrôle de la publicité, du marketing, du tracking d’internautes. Si quelqu’un n’a pas d’ad-bloqueur dans son navigateur, qu’il demande à ses copains de lui expliquer comment il faut faire, par pitié faites-le.
Voilà. L’explosion du monde numérique, avec l’arrivée d’Internet, dans les années 90, a été rapidement permise, à partir des années 2000, par l’utilisation massive de données personnelles, cette partie me paraît vraiment très importante : le profilage de populations entières, à des fins marketing, ça représente des infrastructures totalement colossales à ce jour. Je n’ai pas trouvé d’endroit où on mesure les infrastructures nécessaires pour faire tourner tous ces écrans publicitaires, qu’ils soient de petite taille ou de grande taille, mais aussi tous les systèmes de tracking, tous les systèmes de trading à haute fréquence sur « quelle est la pub on va afficher sur cette page du Monde parce que c’est toi qui viens maintenant », etc.
Enfin, le numérique ce sont beaucoup d’infrastructures, ce qu’on appelle les datacenters, c’est de l’autre côté de la voirie et nos box ADSL, souvent, ça stocke, ça calcule toutes ces informations, ça transfère toutes ces informations dans des datacenters, beaucoup de datacenters, qui sont souvent possédés et construits, aujourd’hui, par ce qu’on appelle les hyperscalers donc les Amazon AWS, Google avec GCP [Google Cloud Platform], Microsoft avec Azure, mais aussi quelques Chinois comme Alibaba ou Tencent ainsi que des sociétés européennes dont les très gros acteurs connus sont OVH, Scaleway, Hetzner aussi en Allemagne, etc.
Il y a beaucoup de datacenters, leurs investissements annuels se comptent en dizaines de milliards de dollars pour la construction de nouveaux sites ou l’agrandissement de sites existants. Ça consomme une énergie non négligeable et, pour ceux qui ont essayé de faire des efforts pour baisser leur consommation d’énergie, parce que, quand même, ça commençait à se voir, beaucoup ont commencé à remplacer, pour le refroidissement, par de la consommation d’eau potable qu’ils jettent littéralement dans le circuit d’évacuation en général.
Ces datacenters centralisent tous les types de données numériques qu’on échange aujourd’hui majoritairement, pas seulement des sites web, le mail ou le stockage de nos clouds de particuliers. Ça stocke aussi toutes les données de caméras, les données des voitures autonomes, les données d’entreprises, de tracking publicitaire, etc., c’est donc beaucoup plus que les usages auxquels on peut penser. Quand on demande aux gens qui ont des datacenters « qu’y a-t-il dans vos datacenters ? », leur réponse doit être « on ne sait pas », parce qu’ils fournissent ça à des gens, directement ou indirectement, qui hébergent ce qu’ils veulent dessus. Ça va être des entreprises, ça va être des particuliers, ça va être des entreprises qui fournissent à des entreprises qui fournissent à des entreprises du service de stockage de trucs qu’on ne sait pas, et, à la fin, personne n’est capable aujourd’hui de vous dire ce qu’il y a dans ces datacenters et c’est vraiment très difficile d’avoir des statistiques renseignées de par le secret qui entoure un peu toutes ces infrastructures.
Le numérique est une industrie majeure
Enfin, le numérique, c’est une industrie colossale de production de ces objets numériques. Ce sont surtout tous ces composants électroniques, ce qu’on appelle les chips, et la mémoire, qui sont fabriqués avec quelques grandes entreprises à leur tête. Vous connaissez probablement Intel ou Samsung, mais aussi et peut-être que vous connaissez pas TSMC, SMIC ou ???[12 min 41], peut-être Texas Instruments. Je ne sais plus si c’est TSMC ou ??? qui est genre la dixième entreprise la plus grande en termes de valorisation boursière au monde aujourd’hui, donc ce ne sont des petits acteurs.
Ces entreprises investissent et j’avais trouvé ce tableau en 2022, donc je le garde, sur la période 2022/2026, cette dizaine d’entreprises avait prévu d’investir 440 milliards de dollars pour de nouveaux investissements, c’est-à-dire pas les trucs existants pour faire tourner leurs machines de fabrication de chips, mais pour créer de nouveaux sites, créer de nouvelles entreprises, utiliser de nouvelles technologies pour faire des processeurs encore plus petits. Ces quelques entreprises font, à elles seules, une dizaine d’entre elles, tourner 100 % des ordinateurs du monde. Elles sont vraiment très peu nombreuses, en termes d’acteurs, de cette taille.
Elles fournissent les chips à d’autres industries comme Dell, Hewlett Packard, Siemens, IBM, qu’on connaît un peu tous, Google, mais aussi Tesla Renault ou Volkswagen parce que toutes les voitures se fournissent aujourd’hui directement en chips chez Intel ou Samsung, mais aussi Caterpillar, John Deere pour les tracteurs, etc.
Vous vous doutez donc, quand on en parle, que ces entreprises sont un enjeu géopolitique totalement délirant, Taïwan, la Chine, un peu les États-Unis, un petit peu à Grenoble avec sa STMicroelectronic. Ce sont vraiment des espèces de mastodontes du monde moderne, sans eux, pas d’ordinateur. Typiquement ASML, l’entreprise hollandaise consortium américano/européen qui fabrique les machines à fabriquer les chips, c’est méta, cette boîte, par exemple, s’est vu interdire par les USA de vendre ses machines à la Chine, parce que les USA et les entreprises américaines, qui déposent des brevets sur certaines parties de ces machines à fabriquer les chips, ont dit « on ne vous donne pas les brevets pour la Chine ». Il y a donc des enjeux géopolitiques absolument colossaux.
Pour conclure et retenir un peu ce qu’on en a découvert ensemble
Le numérique est une industrie mondiale, avec des technologies avec un essor ininterrompu depuis les années 50, c’est la fameuse règle de Moore, mais même l’essor industriel, en soi, est ininterrompu depuis les années 50 ;
c’est quasiment dans tous les objets qu’on a aujourd’hui, quasiment sur toute la planète ;
ça implique des acteurs industriels totalement colossaux dans des secteurs très diversifiés ;
on est sur des ordres de grandeur qui dépassent de très loin l’usage individuel. Les pauvres ordinateurs, qu’on a dans nos poches, c’est extrêmement important parce que c’est en grand nombre, mais c’est loin d’être la majorité de l’usage numérique ;
et qui met en œuvre un nombre d’interdépendances très nombreuses et souvent très tendues. On l’a vu avec le Covid où il y a eu des histoires d’approvisionnement de chips chez les fournisseurs d’autos. On n’a pas pu produire de voitures parce qu’il n’y avait plus de processeurs ;
une logistique de fabrication et de transport colossale ;
une délocalisation des coûts écologiques, il ne faut surtout pas l’oublier. Quand on dit « on va fabriquer des chips », ça nécessite de l’eau ultra pure à Taïwan, ça nécessite du gaz néon qui est produit majoritairement en Ukraine, oups, etc. ; donc l’endroit où on achète le téléphone, ce n’est du tout là où on a miné ou là où l’eau pure va manquer ;
des implications politiques et géopolitiques majeures, comme on l’a vu ;
et des technologies tellement de pointe aujourd’hui qu’on en arrive à approcher des limites de la physique moderne. On sait aujourd’hui qu’entre deux transistors, on ne va pas pouvoir trop serrer en horizontale parce qu’il y a des effets quantiques, entre les deux transistors qui sont côte à côte, qui font qu’ils vont se perturber l’un l’autre. Donc aujourd’hui, pour les processeurs de nouvelle génération, on est obligé de les mettre au-dessus, en dessous, et ça complique exponentiellement les problèmes, notamment thermiques, etc. Donc là, la loi de Moore prend un peu des coups.
Donc ça, c’est le monde numérique.
Écologie ? 16’ 19
Parlons un petit peu d’écologie.