« Bruno Patino : « On touche son téléphone mobile 600 ou 700 fois par jour » » : différence entre les versions

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<b>Ali Baddou : </b>Le grand entretien de la Matinale ce matin avec Marion L'Hour.<br/>
Notre invité a connu un immense succès en librairie, qui avait fait date, avec ce livre <em>La Civilisation du poisson rouge</em>. Il y faisait le constat de notre dépendance aux écrans, ses conséquences sur notre cerveau ; <em>Tempête dans le bocal</em> a suivi. Il publie ce mois-ci <em>Submersion</em>, un essai passionnant. On le prenait pour une baguette magique, ce téléphone portable qu'on a tous au bout du pouce, en vérité, il nous conduit à la fatigue, à la lassitude. Comment retrouver la liberté dans ce trop plein ?<br/>
Si vous vous sentez concerné, chers auditeurs, et j'imagine que vous êtes très nombreux à l'être, n’hésitez pas à nous appeler, vos questions, vos réactions au 01 45 24 7000 ou sur l'application France Inter.<br/>
Bonjour Bruno Patino.
<b>Bruno Patino : </b>Bonjour.
<b>Ali Baddou : </b>Et bienvenue. Président d'Arte, spécialiste de ce monde nouveau qui n'arrête pas de changer et d'évoluer, <em>Submersion</em> c'est ce livre que vous publiez aux Éditions Grasset, c’est en librairie depuis mercredi dernier. On va commencer non pas par l'explication de ce titre, <em>Submersion</em>, puisqu'on était dans un bocal, maintenant on est perdu dans le vaste océan, nous sommes dans ce studio, il va bientôt faire jour, et vous commencez votre livre en disant qu'on a perdu la nuit. Qu'est-ce que ça veut dire ?
<b>Bruno Patino : </b>En fait, ça part toujours d'une expérience personnelle, d'un ressenti qui, peut-être, n'est pas seulement le mien, en tout cas je le crois : ce qui devait, au départ, nous donner accès à tout, donc être une liberté, parfois on se sent envahi par ce à quoi il nous donnait accès.
<b>Ali Baddou : </b>Ce qui devait nous donner accès à tout, le téléphone portable.
<b>Bruno Patino : </b>C’est le téléphone portable, évidemment. À une infinité de messages, d'images, de sons, bref !, une liberté totale, finalement on se sent envahi par lui et ce sentiment-là m'apparaît surtout la nuit. Finalement, au lieu du noir, j'ai cette espèce de lumière bleu rétroéclairée qui m'attire, qui m'envahit, qui me propose énormément de choses mais me fatigue à la fois.
<b>Ali Baddou : </b>Qui vous rend insomniaque.
<b>Bruno Patino : </b>Qui me rend presque a-somniaque, c'est-à-dire que ce n'est plus l'insomnie, c'est le fait de ne plus même vouloir aller dormir et passer d'application en application, essayer de faire un choix et, surtout, ne pas être capable de le faire.
<b>Ali Baddou : </b>J'aimerais juste qu'on donne une indication à nos auditeurs parce que vous connaissez ces sujets de près : vous dites qu'à force de manipuler ces téléphones portables nos corps se sont modifiés, nos corps se sont modifiés et comment ne l'auraient-ils pas fait alors que nous touchons notre téléphone mobile combien de fois par jour ?
<b>Bruno Patino : </b>600 ou 700 fois par jour selon les études.
<b>Ali Baddou : </b>600 ou 700 fois !
<b>Bruno Patino : </b>Oui !
<b>Ali Baddou : </b>Et la moitié des habitants du Royaume-Uni passent combien d'heures devant leur téléphone ?
<b>Bruno Patino : </b>Figurez-vous plus de 11 heures par jour. Quand j'ai donné ce chiffre, le correcteur des éditions Grasset m'a envoyé un mail en me disant « il y a sans doute une erreur, pouvez-vous me citer vos sources ? ». Je lui ai envoyé, évidemment, les sources des études. J'avais moi-même relu à deux fois l'étude pour être sûr que le chiffre était exact : on parle bien de plus de 11 heures par jour.
<b>Marion L'Hour : </b>Vous dites aussi que 40 % de notre vie éveillée est passée en ligne. C'est quelque chose qu'on a choisi ou c'est quelque chose qu'on subit, Bruno Patino ?
<b>Bruno Patino : </b>Les deux. C'est ça qui est un peu vertigineux, bien sûr qu'on l'a choisi, bien sûr qu’il y a eu ce vertige et, moi-même, je le ressens toujours, de se dire quel outil incroyable de liberté, de mise en relation avec l'autre, de mise en relation avec tout le savoir du monde, avec toute la production culturelle du monde et, finalement, cet accès j'allais dire universel, ce rêve, pardon de cette référence, à une bibliothèque d'Alexandrie.
<b>Ali Baddou : </b>Universelle !
<b>Bruno Patino : </b>Au début de l'Internet c'était ça, eh bien on a accès à ça et qu'est ce qui se passe ? Ça nous fatigue, souvent on abandonne. On a vraiment l'impression qu'on ne sait plus choisir parce que cet aspect-là est très important dans la fatigue que ça engendre, et cette absence de capacité de faire son choix, d'avoir l'impression d'être mis sur des rails, finalement change quelque chose en nous.
<b>Ali Baddou : </b>Il y a quelque chose d’étonnant, c'est ce constat, cette servitude volontaire. On est submergé par les messages, les notifications, on peut tous en faire l'expérience, d'ailleurs vous-même, le premier, mais on a ces propositions de films et de musiques. Vous-même à la tête de France Culture, à la tête du monde.fr, à la tête d'Arte, vous proposez des choix culturels, 40 000 heures de programme sur Netflix, il y a environ 80 ou 100 millions de titres sur Spotify, et pourtant « on n'arrive plus à faire des choix ! », écrivez-vous Bruno Patino. Comment l'expliquez-vous ?
<b>Bruno Patino : </b>Je pense que c'est un élément absolument essentiel, c'est-à-dire que l'abondance était une promesse, cette abondance-là est finalement devenue une sorte de problème et ce problème c'est que, justement, en tout cas en ce qui me concerne et manifestement, d'après les études, en ce qui concerne un être humain en moyenne, on arrive à faire des choix entre 15/20/30 options.
<b>Ali Baddou : </b>Il y a un paradoxe du choix ! Expliquez-nous ça.
<b>Bruno Patino : </b>Exactement. On nous propose 100 millions de choses, on n'y arrive pas.<br/>
Je fais référence au paradoxe du choix, j'essaye de le raconter, c'est quelque chose qui a été développé par quelqu'un qui s'appelle Barry Schwartz, psychologue américain, qui expliquait qu’au bout d'un certain nombre d'options, quand on vous propose trop d'options, il se passe deux choses, et il parle de jeans. Il donne cette expérience tout à fait pertinente : quand lui, qui a une corpulence moyenne, une taille moyenne, rentrait dans une boutique, qu'on lui proposait quatre modèles, il les essayait tous les quatre, il prenait celui qui lui allait le mieux et il en ressortait satisfait. Maintenant qu'on lui propose, dans la même boutique, 20 ans ou 30 ans après, 40/45 modèles, évidemment il n'a plus le temps de les essayer, ça n'aurait pas de sens de passer deux jours à essayer un jeans, donc il demande conseil, il en prend un et, ce qui le sidère, c'est qu'il en ressort toujours malheureux et il l'explique de deux façons. La première c'est que, évidemment, comme il n'a pas pu faire le choix de façon rationnelle, il a délégué son choix, donc il y a un manque de confiance – il y avait sans doute quelque chose qui m'allait mieux –, il y a de la défiance qui est là et, en plus de ça, comme vous avez beaucoup plus d'options, vos attentes ont augmenté. Et comme vos attentes ont augmenté, votre déception augmente d'autant.
<b>Marion L'Hour : </b>Et dans ce contexte de choix à profusion, publier un livre n’est-ce pas une sorte de défi ? N’est-ce pas un peu fou pour nous faire part de ce constat effrayant ?
<b>Bruno Patino : </b>Vous allez dire que j'ajoute à la submersion une goutte d'eau supplémentaire. En même temps, ce livre est un plaidoyer non pas pour l'arrêt de la technologie, non pas pour l'arrêt de tout cela, mais pour dire « ne déléguons pas nos choix à des formules mathématiques qui ne sont pas capables de nous connaître vraiment ». Elles nous calculent très bien, elles nous calculent parfaitement, elles nous connaissent très faiblement, elles nous empêchent souvent l'inattendu, la surprise, on va dire quelque chose comme ça, c'est le bouleversement complètement imprévisible de votre vie, c'est donc un plaidoyer pour le retour du choix et un plaidoyer, finalement, pour le retour de la philosophie
<b>Marion L'Hour : </b>Vous dites qu’il faut prendre soin de ceux dont le métier est d'orienter la hiérarchie. C'est là où vous esquisser les solutions par rapport à ça : éclairer, trier, proposer. Vous parlez des journalistes, en fait ?
<b>Bruno Patino : </b>Je parle, entre autres, des journalistes, parce qu'on parle aussi de cette fatigue informationnelle devant le surcroît d'informations. Je parle, évidemment, de tous ceux qui font intermédiaire pour la rencontre, la rencontre avec justement la culture, avec les messages, avec l'information ; ceux qui peuvent encore nous amener à trouver des choses qu'on ne cherchait pas ou, quelquefois d'ailleurs, à nous montrer qu’on n'arrivera pas à trouver ce qu'on cherche. Ne pas arriver à trouver ce qu'on cherche c'est la quête, trouver quelque chose qu'on ne cherchait pas c'est la culture et ces deux choses-là nous font échapper au calcul. Donc oui, je fais plaidoyer pour ceux qui font le métier qu’essayent de faire les algorithmes aujourd'hui.
<b>Ali Baddou : </b>Vous essayez de faire ce métier justement pour ne pas calculer, laisser une part à l'imprévisible. Il y a cette chanson de Bruce Springsteen dans la bande originale de ce livre. Qu'est-ce que dit  Bruce Springsteen ? C'est une chanson qui n’est pas très connue.
<b>Bruno Patino : </b>Non. Et c'est une chanson qui précède l'Internet. Il disait : « 57 chaînes de télévision et il n’y a rien dessus ». Quand vous posez effectivement la question aux gens : qu'est-ce qu’il y a à la télé ? Plus ils ont de chaînes, plus ils vous disent qu'il n’y a rien dessus. Et aujourd'hui, vous avez des gens qui vous disent : « Tu sais, il n’y a plus grand-chose sur Spotify », vous avez vous-même dit qu’il y a 80 millions de titres et ils vous disent : « Il y a de moins en moins de choses sur Netflix », par exemple, alors qu'il y a de plus en plus de choses. C'est justement ce paradoxe du choix : il y a de plus en plus de choses donc on n'arrive plus, véritablement, à percevoir ce qui nous est proposé.
<b>Marion L'Hour : </b>C’est encore pire.
<b>Ali Baddou : </b>C'est paradoxal de la part du patron d’Arte Bruno Patino. 57 chaînes de télé, il doit y en avoir beaucoup plus aujourd'hui, d'ailleurs, et on n’a rien à regarder.
<b>Bruno Patino : </b>Parce que, justement, le problème n'est pas l'offre, le problème c'est le choix.
<b>Marion L'Hour : </b>Quel est le rôle de l'intelligence artificielle dans cette profusion-là ? Ça rajoute encore ?
<b>Bruno Patino : </b>L'intelligence artificielle rajoute, en tout cas à mon avis et de façon quasiment certaine, une troisième, pardon de dire ça comme ça, couche.<br/>
Au niveau de la civilisation numérique, nous avons eu le premier temps qui était le temps de la copie infinie, c’était facile de tout copier, donc, tout d'un coup, il y a eu une première profusion parce que les copies étaient multiples, l'accès était de moins en moins compliqué.<br/>
Ensuite il y a eu la virtualisation ou le partage infini avec les réseaux sociaux, la connexion permanente, on a pu partager tout ça.<br/>
Maintenant arrive quelque chose qu'on entrevoit, c'est quasiment la production infinie, c'est-à-dire que l'intelligence artificielle va nous aider, va aider tout le monde, à produire beaucoup plus rapidement, et sans doute de façon beaucoup plus simple, un très grand nombre de messages, et je ne parle même pas de la différence entre le vrai et le faux, peut-être qu'on y reviendra après.
<b>Marion L'Hour : </b>Même de la musique et des livres.
<b>Bruno Patino : </b>Et bientôt, l'intelligence artificielle produira elle-même. On voit que YouTube a annoncé une collection produite par l'intelligence artificielle ; Netflix a une série produite entièrement par des IA ; vous avez une radio en Allemagne, on m'a raconté ça il y a deux jours, qui est entièrement opérée et produite par l'intelligence artificielle et, dans la musique, vous avez aujourd'hui beaucoup d'artistes qui s'aident de l'IA, voire qui produisent grâce à l'IA. Tout ça est évidemment naturel et l’IA, là-dessus, n'est qu'un outil, mais c'est un outil qui rajoute encore au déluge.
==10’ 18==
<b>Bruno Patino : </b>Vous êtes d'avis

Version du 16 octobre 2023 à 05:53


Titre : Bruno Patino : « On touche son téléphone mobile 600 ou 700 fois par jour, selon les études »

Intervenant·e·s : Bruno Patino - Marion L'Hour - Ali Baddou

Lieu : Émission L'invité de 8 h 20 - France Inter - Le grand entretien

Date : 7 octobre 2023

Durée : 22 min 19

Podcast

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Ali Baddou : Le grand entretien de la Matinale ce matin avec Marion L'Hour.
Notre invité a connu un immense succès en librairie, qui avait fait date, avec ce livre La Civilisation du poisson rouge. Il y faisait le constat de notre dépendance aux écrans, ses conséquences sur notre cerveau ; Tempête dans le bocal a suivi. Il publie ce mois-ci Submersion, un essai passionnant. On le prenait pour une baguette magique, ce téléphone portable qu'on a tous au bout du pouce, en vérité, il nous conduit à la fatigue, à la lassitude. Comment retrouver la liberté dans ce trop plein ?
Si vous vous sentez concerné, chers auditeurs, et j'imagine que vous êtes très nombreux à l'être, n’hésitez pas à nous appeler, vos questions, vos réactions au 01 45 24 7000 ou sur l'application France Inter.
Bonjour Bruno Patino.

Bruno Patino : Bonjour.

Ali Baddou : Et bienvenue. Président d'Arte, spécialiste de ce monde nouveau qui n'arrête pas de changer et d'évoluer, Submersion c'est ce livre que vous publiez aux Éditions Grasset, c’est en librairie depuis mercredi dernier. On va commencer non pas par l'explication de ce titre, Submersion, puisqu'on était dans un bocal, maintenant on est perdu dans le vaste océan, nous sommes dans ce studio, il va bientôt faire jour, et vous commencez votre livre en disant qu'on a perdu la nuit. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Bruno Patino : En fait, ça part toujours d'une expérience personnelle, d'un ressenti qui, peut-être, n'est pas seulement le mien, en tout cas je le crois : ce qui devait, au départ, nous donner accès à tout, donc être une liberté, parfois on se sent envahi par ce à quoi il nous donnait accès.

Ali Baddou : Ce qui devait nous donner accès à tout, le téléphone portable.

Bruno Patino : C’est le téléphone portable, évidemment. À une infinité de messages, d'images, de sons, bref !, une liberté totale, finalement on se sent envahi par lui et ce sentiment-là m'apparaît surtout la nuit. Finalement, au lieu du noir, j'ai cette espèce de lumière bleu rétroéclairée qui m'attire, qui m'envahit, qui me propose énormément de choses mais me fatigue à la fois.

Ali Baddou : Qui vous rend insomniaque.

Bruno Patino : Qui me rend presque a-somniaque, c'est-à-dire que ce n'est plus l'insomnie, c'est le fait de ne plus même vouloir aller dormir et passer d'application en application, essayer de faire un choix et, surtout, ne pas être capable de le faire.

Ali Baddou : J'aimerais juste qu'on donne une indication à nos auditeurs parce que vous connaissez ces sujets de près : vous dites qu'à force de manipuler ces téléphones portables nos corps se sont modifiés, nos corps se sont modifiés et comment ne l'auraient-ils pas fait alors que nous touchons notre téléphone mobile combien de fois par jour ?

Bruno Patino : 600 ou 700 fois par jour selon les études.

Ali Baddou : 600 ou 700 fois !

Bruno Patino : Oui !

Ali Baddou : Et la moitié des habitants du Royaume-Uni passent combien d'heures devant leur téléphone ?

Bruno Patino : Figurez-vous plus de 11 heures par jour. Quand j'ai donné ce chiffre, le correcteur des éditions Grasset m'a envoyé un mail en me disant « il y a sans doute une erreur, pouvez-vous me citer vos sources ? ». Je lui ai envoyé, évidemment, les sources des études. J'avais moi-même relu à deux fois l'étude pour être sûr que le chiffre était exact : on parle bien de plus de 11 heures par jour.

Marion L'Hour : Vous dites aussi que 40 % de notre vie éveillée est passée en ligne. C'est quelque chose qu'on a choisi ou c'est quelque chose qu'on subit, Bruno Patino ?

Bruno Patino : Les deux. C'est ça qui est un peu vertigineux, bien sûr qu'on l'a choisi, bien sûr qu’il y a eu ce vertige et, moi-même, je le ressens toujours, de se dire quel outil incroyable de liberté, de mise en relation avec l'autre, de mise en relation avec tout le savoir du monde, avec toute la production culturelle du monde et, finalement, cet accès j'allais dire universel, ce rêve, pardon de cette référence, à une bibliothèque d'Alexandrie.

Ali Baddou : Universelle !

Bruno Patino : Au début de l'Internet c'était ça, eh bien on a accès à ça et qu'est ce qui se passe ? Ça nous fatigue, souvent on abandonne. On a vraiment l'impression qu'on ne sait plus choisir parce que cet aspect-là est très important dans la fatigue que ça engendre, et cette absence de capacité de faire son choix, d'avoir l'impression d'être mis sur des rails, finalement change quelque chose en nous.

Ali Baddou : Il y a quelque chose d’étonnant, c'est ce constat, cette servitude volontaire. On est submergé par les messages, les notifications, on peut tous en faire l'expérience, d'ailleurs vous-même, le premier, mais on a ces propositions de films et de musiques. Vous-même à la tête de France Culture, à la tête du monde.fr, à la tête d'Arte, vous proposez des choix culturels, 40 000 heures de programme sur Netflix, il y a environ 80 ou 100 millions de titres sur Spotify, et pourtant « on n'arrive plus à faire des choix ! », écrivez-vous Bruno Patino. Comment l'expliquez-vous ?

Bruno Patino : Je pense que c'est un élément absolument essentiel, c'est-à-dire que l'abondance était une promesse, cette abondance-là est finalement devenue une sorte de problème et ce problème c'est que, justement, en tout cas en ce qui me concerne et manifestement, d'après les études, en ce qui concerne un être humain en moyenne, on arrive à faire des choix entre 15/20/30 options. Ali Baddou : Il y a un paradoxe du choix ! Expliquez-nous ça.

Bruno Patino : Exactement. On nous propose 100 millions de choses, on n'y arrive pas.
Je fais référence au paradoxe du choix, j'essaye de le raconter, c'est quelque chose qui a été développé par quelqu'un qui s'appelle Barry Schwartz, psychologue américain, qui expliquait qu’au bout d'un certain nombre d'options, quand on vous propose trop d'options, il se passe deux choses, et il parle de jeans. Il donne cette expérience tout à fait pertinente : quand lui, qui a une corpulence moyenne, une taille moyenne, rentrait dans une boutique, qu'on lui proposait quatre modèles, il les essayait tous les quatre, il prenait celui qui lui allait le mieux et il en ressortait satisfait. Maintenant qu'on lui propose, dans la même boutique, 20 ans ou 30 ans après, 40/45 modèles, évidemment il n'a plus le temps de les essayer, ça n'aurait pas de sens de passer deux jours à essayer un jeans, donc il demande conseil, il en prend un et, ce qui le sidère, c'est qu'il en ressort toujours malheureux et il l'explique de deux façons. La première c'est que, évidemment, comme il n'a pas pu faire le choix de façon rationnelle, il a délégué son choix, donc il y a un manque de confiance – il y avait sans doute quelque chose qui m'allait mieux –, il y a de la défiance qui est là et, en plus de ça, comme vous avez beaucoup plus d'options, vos attentes ont augmenté. Et comme vos attentes ont augmenté, votre déception augmente d'autant.

Marion L'Hour : Et dans ce contexte de choix à profusion, publier un livre n’est-ce pas une sorte de défi ? N’est-ce pas un peu fou pour nous faire part de ce constat effrayant ?

Bruno Patino : Vous allez dire que j'ajoute à la submersion une goutte d'eau supplémentaire. En même temps, ce livre est un plaidoyer non pas pour l'arrêt de la technologie, non pas pour l'arrêt de tout cela, mais pour dire « ne déléguons pas nos choix à des formules mathématiques qui ne sont pas capables de nous connaître vraiment ». Elles nous calculent très bien, elles nous calculent parfaitement, elles nous connaissent très faiblement, elles nous empêchent souvent l'inattendu, la surprise, on va dire quelque chose comme ça, c'est le bouleversement complètement imprévisible de votre vie, c'est donc un plaidoyer pour le retour du choix et un plaidoyer, finalement, pour le retour de la philosophie

Marion L'Hour : Vous dites qu’il faut prendre soin de ceux dont le métier est d'orienter la hiérarchie. C'est là où vous esquisser les solutions par rapport à ça : éclairer, trier, proposer. Vous parlez des journalistes, en fait ?

Bruno Patino : Je parle, entre autres, des journalistes, parce qu'on parle aussi de cette fatigue informationnelle devant le surcroît d'informations. Je parle, évidemment, de tous ceux qui font intermédiaire pour la rencontre, la rencontre avec justement la culture, avec les messages, avec l'information ; ceux qui peuvent encore nous amener à trouver des choses qu'on ne cherchait pas ou, quelquefois d'ailleurs, à nous montrer qu’on n'arrivera pas à trouver ce qu'on cherche. Ne pas arriver à trouver ce qu'on cherche c'est la quête, trouver quelque chose qu'on ne cherchait pas c'est la culture et ces deux choses-là nous font échapper au calcul. Donc oui, je fais plaidoyer pour ceux qui font le métier qu’essayent de faire les algorithmes aujourd'hui.

Ali Baddou : Vous essayez de faire ce métier justement pour ne pas calculer, laisser une part à l'imprévisible. Il y a cette chanson de Bruce Springsteen dans la bande originale de ce livre. Qu'est-ce que dit  Bruce Springsteen ? C'est une chanson qui n’est pas très connue.

Bruno Patino : Non. Et c'est une chanson qui précède l'Internet. Il disait : « 57 chaînes de télévision et il n’y a rien dessus ». Quand vous posez effectivement la question aux gens : qu'est-ce qu’il y a à la télé ? Plus ils ont de chaînes, plus ils vous disent qu'il n’y a rien dessus. Et aujourd'hui, vous avez des gens qui vous disent : « Tu sais, il n’y a plus grand-chose sur Spotify », vous avez vous-même dit qu’il y a 80 millions de titres et ils vous disent : « Il y a de moins en moins de choses sur Netflix », par exemple, alors qu'il y a de plus en plus de choses. C'est justement ce paradoxe du choix : il y a de plus en plus de choses donc on n'arrive plus, véritablement, à percevoir ce qui nous est proposé.

Marion L'Hour : C’est encore pire.

Ali Baddou : C'est paradoxal de la part du patron d’Arte Bruno Patino. 57 chaînes de télé, il doit y en avoir beaucoup plus aujourd'hui, d'ailleurs, et on n’a rien à regarder.

Bruno Patino : Parce que, justement, le problème n'est pas l'offre, le problème c'est le choix.

Marion L'Hour : Quel est le rôle de l'intelligence artificielle dans cette profusion-là ? Ça rajoute encore ?

Bruno Patino : L'intelligence artificielle rajoute, en tout cas à mon avis et de façon quasiment certaine, une troisième, pardon de dire ça comme ça, couche.
Au niveau de la civilisation numérique, nous avons eu le premier temps qui était le temps de la copie infinie, c’était facile de tout copier, donc, tout d'un coup, il y a eu une première profusion parce que les copies étaient multiples, l'accès était de moins en moins compliqué.
Ensuite il y a eu la virtualisation ou le partage infini avec les réseaux sociaux, la connexion permanente, on a pu partager tout ça.
Maintenant arrive quelque chose qu'on entrevoit, c'est quasiment la production infinie, c'est-à-dire que l'intelligence artificielle va nous aider, va aider tout le monde, à produire beaucoup plus rapidement, et sans doute de façon beaucoup plus simple, un très grand nombre de messages, et je ne parle même pas de la différence entre le vrai et le faux, peut-être qu'on y reviendra après.

Marion L'Hour : Même de la musique et des livres.

Bruno Patino : Et bientôt, l'intelligence artificielle produira elle-même. On voit que YouTube a annoncé une collection produite par l'intelligence artificielle ; Netflix a une série produite entièrement par des IA ; vous avez une radio en Allemagne, on m'a raconté ça il y a deux jours, qui est entièrement opérée et produite par l'intelligence artificielle et, dans la musique, vous avez aujourd'hui beaucoup d'artistes qui s'aident de l'IA, voire qui produisent grâce à l'IA. Tout ça est évidemment naturel et l’IA, là-dessus, n'est qu'un outil, mais c'est un outil qui rajoute encore au déluge.

10’ 18

Bruno Patino : Vous êtes d'avis