Différences entre les versions de « Guerre en Ukraine : les combats cyber-hybrides, nouvelle norme guerrière du 21e siècle »

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<b>Asma Mhalla : </b>Aujourd’hui dans <em>CyberPouvoirs</em>, la guerre cyber en Ukraine avec le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense et enseignant à Sciences Po Alexandre Papaemmanuel.
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<b>Alexandre Papaemmanuel , voix off : </b>Le monde entier regarde ce qui s’y passe. Est-ce que les technologies qui y sont testées sont effectives ? Et sans doute qu’un des enseignements qu’on doit tirer de l’Ukraine c’est que rien ne sera plus jamais comme avant.
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<b>Asma Mhalla : </b>Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.<br/>
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Aujourd’hui, nous allons ausculter la guerre d’Ukraine dans ses dimensions cyber et technologiques, un tournant qui marque l’émergence des nouvelles guerres contemporaines.<br/>
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<em>CyberPouvoirs</em> sur Inter, c’est parti.
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<b>Journaliste, voix off : </b>D’abord on va commencer par votre regard sur l’Ukraine, Fareed Zakaria.
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<b>Fareed Zakaria, voix off du traducteur : </b>Je crois que c’est probablement l’évènement international le plus important depuis la chute du mur de Berlin, parce que le sort de l’Occident et, dans certains cas, le nouvel ordre mondial qui adviendrait au cours des décennies à venir est vraiment en danger.
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</b>Voix off : </b>France Inter. <em>CyberPouvoirs</em>. Asma Mhalla.
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<b>Asma Mhalla : </b>Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, c’est le retour de la guerre de haute intensité en Europe, celle qu’elle nous paraissait désormais impossible, que l’on connaissait mais ailleurs, chez les autres, ou dans les livres d’histoire. Et en parallèle, mais surtout en complément des opérations conventionnelles sur le terrain, le monde post 24 février 2022 signe l’entrée en scène d’autres types de conflictualité, souvent invisibles, qui ne sont ni tout à fait la guerre ni tout à fait la paix, je veux parler de la guerre hybride.
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</b>Général Thierry Burkhard, voix off : </b>Il faut qu’on mette en place une nouvelle grille de lecture stratégique pour bien analyser la conflictualité aujourd’hui et ce qui se passe dans le monde. Et au-delà de paix-crise-guerre sur lequel on a vécu depuis la fin de la guerre froide, je pense qu’on n’est plus totalement adaptés. Et aujourd’hui, la grille de lecture stratégique qu’on essaie de mettre en place pour analyser – pas pour imposer aux autres – est plutôt quelque chose qui tourne autour de compétitions, contestations et affrontements, et qu’en fait, la phase de compétition est quelque chose qui est permanent. Pour les armées aujourd’hui, pour l’armée française, l’objectif est bien de gagner la guerre, avant la guerre, c’est-à-dire, de réussir à imposer sa volonté à l’adversaire, dès la phase de compétition. [https://www.rfi.fr/fr/france/20220225-g%C3%A9n%C3%A9ral-thierry-burkhard-la-france-et-l-otan-sont-pr%C3%AAtes-%C3%A0-faire-face-%C3%A0-toute-agression]
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<b>Asma Mhalla : </b>Pour tout vous dire, ce concept de guerre hybride a été l’objet de nombreuses polémiques et a eu beaucoup de mal à faire consensus dans les cercles de réflexion militaires. Le concept était accusé au départ d’être une énième création conceptuelle américaine pour justifier les failles de l’armée américaine au début des années 2000, en Afghanistan notamment, en gros, une espèce de cache-misère. N’étant moi-même pas de formation militaire, ces batailles sont sémantiques sont assez loin de moi et j’utilise allègrement, et sans aucune culpabilité je vous l’avoue, cette terminologie que je trouve très pratique. Toujours est-il que la guerre d’Ukraine va, de toute façon, généraliser le concept.<br/>
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En France, c’est ce qui fera dire au chef d’état-major des Armées français, le général Thierry Burkhard, que le fameux cycle traditionnel classique que l’on connaissait jusque-là – paix, puis crise, puis guerre – n’est plus du tout pertinent. En lieu et place, on a une nouvelle séquence : compétitions, contestations, affrontements.<br/>
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Donc aujourd’hui, si je résume l’affaire, les phases de paix sont devenues des phases de compétition permanente dans à peu près tous les champs – diplomatique, économique, culturel, militaire, industriel. Et dans ce très vaste champ de la guerre hybride il y a, disons, un sous-champ, celui qui nous concerne dans <em>CyberPouvoirs</em>, celui du cyber que l’on appelle parfois, à tort ou à raison d’ailleurs, la cyberguerre : cyberattaques, cyberespionnage, sabotage de câbles sous-marins ou de satellites par lesquels transitent les flux d’information militaires notamment, ce qu’on appelle les luttes informationnelles, en gros les manipulations de l’information, les campagnes de désinformation pour cyber-déstabiliser sur les réseaux sociaux entre autres. Vous l’avez compris, je vais vous parler des guerres qui carburent aux nouvelles technologies et de celles qui se jouent dans le cyberespace.
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Ces combats cyber-hybrides donnent à voir de nouvelles formes déstabilisation et de subversion. Dans le fond, elles épaississent le brouillard de la guerre. Ce brouillage des frontières est alimenté par deux phénomènes que j’ai trouvés super intéressants et c’est d’ailleurs par ce prisme-là que je me suis beaucoup intéressée à la guerre d’Ukraine.<br/>
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Le premier élément d’analyse que j’ai retenu c’est l’horizontalisation de la guerre. Je m’explique : en plus et en complément des armées officielles, on va voir apparaître tout un tas d’acteurs privés, para-étatiques, paramilitaires, qui vont pulluler dans le cybermonde. Est-ce que c’est nouveau dans le fond ? Vous allez me dire que la mondialisation, elle aussi, a participé à faire circuler des armes, à armer des groupes paramilitaires. C’est vrai. Mais la différence avec la guerre d’Ukraine, c’est que ces entités autonomes, qui sont parfois criminelles, se mettent au service d’un État et coopèrent avec lui. C’est une forme de continuité entre État et groupes para-étatiques qui, le temps d’une guerre, le temps d’une opération, se transforment en extension militaire de cet État.<br/>
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Nous voyons ce phénomène des deux côtés, à la fois côté ukrainien et côté russe.<br/>
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Côté ukrainien, par exemple, le gouvernement, dès le début de la guerre, va innover très vite et mettre en place la fameuse <em>IT Army</em>, l’armée numérique ukrainienne qui va organiser et fédérer toutes les bonnes volontés et les hackers du monde entier pour l’aider à contrer les cyberattaques russes ou, d’ailleurs, à en organiser, posant d’ailleurs d’énormes questions juridiques sur la notion même de belligérance.<br/>
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Côté russe, par exemple, on va retrouver le fameux et désormais déchu Prigojine avec son écosystème Wagner, mais aussi sa petite sœur qui s’appelle l’Internet Research Agencyet qui va industrialiser et massifier les manipulations de l’information sur les réseaux sociaux et sur Internet.
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</b>Journaliste, voix off : </b>Comment le chien de garde de Poutine, Evgueni Prigojine, en est-il venu à vouloir mordre la main de son maître ? Leur relation débute au lendemain de la chute de l’URSS : un ancien du KGB et un voyou sorti de prison, la politique pour l’un, le business pour l’autre dans la restauration. Prigojine est surnommé le chef cuisinier de Poutine et, dans les arcanes du Kremlin, il est de plus en plus associé à un nom mystérieux, Wagner, une milice secrète crée en 2014 qui exécute les basses œuvres en Syrie, en Libye ou au Mali, partout où la Russie ne veut pas apparaître officiellement.
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<b>Voix off : </b>La guerre en Ukraine. Les combats cyber-hybrides. Nouvelles normes guerrières du 21e siècle.
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<b>Asma Mhalla : </b>Le deuxième phénomène de cette guerre d’Ukraine qui m’aura le plus marquée et qui est pour moi le plus intéressant, c’est une forme de privatisation de la guerre, notamment via les Big Tech, les géants technologiques américains qui vont d’ailleurs en profiter pour prendre leurs galons d’acteurs géopolitiques à part entière. Dans toute cette faune et cette flore, on retrouve les satellites Starlink d’Elon Musk qui vont être un auxiliaire de premier plan pour les armées ukrainiennes, Microsoft qui va très vite se distinguer comme acteur de la cyberdéfense ukrainienne, Amazon ou Google qui ne sont pas non plus en reste et qui vont aider financièrement l’Ukraine.<br/>
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La privatisation de la guerre et cette constitution en fait de ce que j’appelle un complexe techno-militaire me rappellent furieusement le célèbre discours d’Eisenhower de 1961.
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<b>Eisenhower, voix off du traducteur : </b>Dans les prises de décision de l’État nous devons veiller à ce que le complexe militaro-industriel n’acquière pas, volontairement ou non, une influence injustifiée. Le potentiel d’un accroissement dangereux d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons, et là c’est important, jamais laisser le poids de ce complexe militaro-industriel mettre en danger nos libertés ou nos processus démocratiques.
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<b>Asma Mhalla : </b>Eisenhower nous mettait déjà en garde à l’époque sur l’autonomie croissante de ces groupes publics/privés qui, au fur et à mesure de leur intrication, prennent la main sur la politique industrielle et étrangère d’un pays.<br/>
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Ces nouvelles formes de pouvoir, ces nouvelles formes de cyberpouvoir, ouvrent donc, vous le voyez, des questions politiques inédites. Toujours est-il que dans ce monde opaque du cyber et de l’hybride, gagner la guerre avant la guerre est désormais le mot d’ordre : cyber-déstabiliser votre ennemi plutôt que le bombarder ; la question n’est donc plus si on va le faire, mais quand on le fera.<br/>
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On poursuit l’exploration de ces contrées immatérielles nouvelles avec mes deux invités, le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense Alexandre Papaemmanuel.<br/>
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À tout de suite sur Inter.
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<b>Pause musicale : </b><em>Territory </em> par The Blaze.
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<b>Asma Mhalla : </b>Vous venez d’écouter The Blaze avec <em>Territory </em> sur France Inter.<br/>
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Dans <em>CyberPouvoirs</em>, on continue à parler de la guerre hybride et de la cyberguerre.
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<b>Voix off : </b> <em>CyberPouvoirs</em>. Asma Mhalla sur France Inter.
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<b>Asma Mhalla : </b>J’ai le grand plaisir

Version du 8 août 2023 à 15:29


Titre : Guerre en Ukraine : les combats cyber-hybrides, nouvelle norme guerrière du 21e siècle

Intervenant·e·s : Général Éric Autellet - Alexandre Papaemmanuel - Asma Mhalla

Lieu : CyberPouvoirs - France Inter

Date : 6 août 2023

Durée : 34 min 35

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Asma Mhalla analyse les défis posés par les conflits hybrides et la cyberguerre à l’aune de la guerre en Ukraine. Elle dessine avec le général Éric Autellet et Alexandre Papaemmanuel les contours de ces conflictualités émergentes comme nouvelle norme militaire.

Transcription

Asma Mhalla : Aujourd’hui dans CyberPouvoirs, la guerre cyber en Ukraine avec le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense et enseignant à Sciences Po Alexandre Papaemmanuel.

Alexandre Papaemmanuel , voix off : Le monde entier regarde ce qui s’y passe. Est-ce que les technologies qui y sont testées sont effectives ? Et sans doute qu’un des enseignements qu’on doit tirer de l’Ukraine c’est que rien ne sera plus jamais comme avant.

Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, nous allons ausculter la guerre d’Ukraine dans ses dimensions cyber et technologiques, un tournant qui marque l’émergence des nouvelles guerres contemporaines.
CyberPouvoirs sur Inter, c’est parti.

Journaliste, voix off : D’abord on va commencer par votre regard sur l’Ukraine, Fareed Zakaria.

Fareed Zakaria, voix off du traducteur : Je crois que c’est probablement l’évènement international le plus important depuis la chute du mur de Berlin, parce que le sort de l’Occident et, dans certains cas, le nouvel ordre mondial qui adviendrait au cours des décennies à venir est vraiment en danger.

Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, c’est le retour de la guerre de haute intensité en Europe, celle qu’elle nous paraissait désormais impossible, que l’on connaissait mais ailleurs, chez les autres, ou dans les livres d’histoire. Et en parallèle, mais surtout en complément des opérations conventionnelles sur le terrain, le monde post 24 février 2022 signe l’entrée en scène d’autres types de conflictualité, souvent invisibles, qui ne sont ni tout à fait la guerre ni tout à fait la paix, je veux parler de la guerre hybride.

Général Thierry Burkhard, voix off : Il faut qu’on mette en place une nouvelle grille de lecture stratégique pour bien analyser la conflictualité aujourd’hui et ce qui se passe dans le monde. Et au-delà de paix-crise-guerre sur lequel on a vécu depuis la fin de la guerre froide, je pense qu’on n’est plus totalement adaptés. Et aujourd’hui, la grille de lecture stratégique qu’on essaie de mettre en place pour analyser – pas pour imposer aux autres – est plutôt quelque chose qui tourne autour de compétitions, contestations et affrontements, et qu’en fait, la phase de compétition est quelque chose qui est permanent. Pour les armées aujourd’hui, pour l’armée française, l’objectif est bien de gagner la guerre, avant la guerre, c’est-à-dire, de réussir à imposer sa volonté à l’adversaire, dès la phase de compétition. [1]

Asma Mhalla : Pour tout vous dire, ce concept de guerre hybride a été l’objet de nombreuses polémiques et a eu beaucoup de mal à faire consensus dans les cercles de réflexion militaires. Le concept était accusé au départ d’être une énième création conceptuelle américaine pour justifier les failles de l’armée américaine au début des années 2000, en Afghanistan notamment, en gros, une espèce de cache-misère. N’étant moi-même pas de formation militaire, ces batailles sont sémantiques sont assez loin de moi et j’utilise allègrement, et sans aucune culpabilité je vous l’avoue, cette terminologie que je trouve très pratique. Toujours est-il que la guerre d’Ukraine va, de toute façon, généraliser le concept.
En France, c’est ce qui fera dire au chef d’état-major des Armées français, le général Thierry Burkhard, que le fameux cycle traditionnel classique que l’on connaissait jusque-là – paix, puis crise, puis guerre – n’est plus du tout pertinent. En lieu et place, on a une nouvelle séquence : compétitions, contestations, affrontements.
Donc aujourd’hui, si je résume l’affaire, les phases de paix sont devenues des phases de compétition permanente dans à peu près tous les champs – diplomatique, économique, culturel, militaire, industriel. Et dans ce très vaste champ de la guerre hybride il y a, disons, un sous-champ, celui qui nous concerne dans CyberPouvoirs, celui du cyber que l’on appelle parfois, à tort ou à raison d’ailleurs, la cyberguerre : cyberattaques, cyberespionnage, sabotage de câbles sous-marins ou de satellites par lesquels transitent les flux d’information militaires notamment, ce qu’on appelle les luttes informationnelles, en gros les manipulations de l’information, les campagnes de désinformation pour cyber-déstabiliser sur les réseaux sociaux entre autres. Vous l’avez compris, je vais vous parler des guerres qui carburent aux nouvelles technologies et de celles qui se jouent dans le cyberespace.

Ces combats cyber-hybrides donnent à voir de nouvelles formes déstabilisation et de subversion. Dans le fond, elles épaississent le brouillard de la guerre. Ce brouillage des frontières est alimenté par deux phénomènes que j’ai trouvés super intéressants et c’est d’ailleurs par ce prisme-là que je me suis beaucoup intéressée à la guerre d’Ukraine.
Le premier élément d’analyse que j’ai retenu c’est l’horizontalisation de la guerre. Je m’explique : en plus et en complément des armées officielles, on va voir apparaître tout un tas d’acteurs privés, para-étatiques, paramilitaires, qui vont pulluler dans le cybermonde. Est-ce que c’est nouveau dans le fond ? Vous allez me dire que la mondialisation, elle aussi, a participé à faire circuler des armes, à armer des groupes paramilitaires. C’est vrai. Mais la différence avec la guerre d’Ukraine, c’est que ces entités autonomes, qui sont parfois criminelles, se mettent au service d’un État et coopèrent avec lui. C’est une forme de continuité entre État et groupes para-étatiques qui, le temps d’une guerre, le temps d’une opération, se transforment en extension militaire de cet État.
Nous voyons ce phénomène des deux côtés, à la fois côté ukrainien et côté russe.
Côté ukrainien, par exemple, le gouvernement, dès le début de la guerre, va innover très vite et mettre en place la fameuse IT Army, l’armée numérique ukrainienne qui va organiser et fédérer toutes les bonnes volontés et les hackers du monde entier pour l’aider à contrer les cyberattaques russes ou, d’ailleurs, à en organiser, posant d’ailleurs d’énormes questions juridiques sur la notion même de belligérance.
Côté russe, par exemple, on va retrouver le fameux et désormais déchu Prigojine avec son écosystème Wagner, mais aussi sa petite sœur qui s’appelle l’Internet Research Agencyet qui va industrialiser et massifier les manipulations de l’information sur les réseaux sociaux et sur Internet.

Journaliste, voix off : Comment le chien de garde de Poutine, Evgueni Prigojine, en est-il venu à vouloir mordre la main de son maître ? Leur relation débute au lendemain de la chute de l’URSS : un ancien du KGB et un voyou sorti de prison, la politique pour l’un, le business pour l’autre dans la restauration. Prigojine est surnommé le chef cuisinier de Poutine et, dans les arcanes du Kremlin, il est de plus en plus associé à un nom mystérieux, Wagner, une milice secrète crée en 2014 qui exécute les basses œuvres en Syrie, en Libye ou au Mali, partout où la Russie ne veut pas apparaître officiellement.

Voix off : La guerre en Ukraine. Les combats cyber-hybrides. Nouvelles normes guerrières du 21e siècle.

Asma Mhalla : Le deuxième phénomène de cette guerre d’Ukraine qui m’aura le plus marquée et qui est pour moi le plus intéressant, c’est une forme de privatisation de la guerre, notamment via les Big Tech, les géants technologiques américains qui vont d’ailleurs en profiter pour prendre leurs galons d’acteurs géopolitiques à part entière. Dans toute cette faune et cette flore, on retrouve les satellites Starlink d’Elon Musk qui vont être un auxiliaire de premier plan pour les armées ukrainiennes, Microsoft qui va très vite se distinguer comme acteur de la cyberdéfense ukrainienne, Amazon ou Google qui ne sont pas non plus en reste et qui vont aider financièrement l’Ukraine.
La privatisation de la guerre et cette constitution en fait de ce que j’appelle un complexe techno-militaire me rappellent furieusement le célèbre discours d’Eisenhower de 1961.

Eisenhower, voix off du traducteur : Dans les prises de décision de l’État nous devons veiller à ce que le complexe militaro-industriel n’acquière pas, volontairement ou non, une influence injustifiée. Le potentiel d’un accroissement dangereux d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons, et là c’est important, jamais laisser le poids de ce complexe militaro-industriel mettre en danger nos libertés ou nos processus démocratiques.

Asma Mhalla : Eisenhower nous mettait déjà en garde à l’époque sur l’autonomie croissante de ces groupes publics/privés qui, au fur et à mesure de leur intrication, prennent la main sur la politique industrielle et étrangère d’un pays.
Ces nouvelles formes de pouvoir, ces nouvelles formes de cyberpouvoir, ouvrent donc, vous le voyez, des questions politiques inédites. Toujours est-il que dans ce monde opaque du cyber et de l’hybride, gagner la guerre avant la guerre est désormais le mot d’ordre : cyber-déstabiliser votre ennemi plutôt que le bombarder ; la question n’est donc plus si on va le faire, mais quand on le fera.
On poursuit l’exploration de ces contrées immatérielles nouvelles avec mes deux invités, le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense Alexandre Papaemmanuel.
À tout de suite sur Inter.

Pause musicale : Territory par The Blaze.

Asma Mhalla : Vous venez d’écouter The Blaze avec Territory sur France Inter.
Dans CyberPouvoirs, on continue à parler de la guerre hybride et de la cyberguerre.

Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.

14’ 22

Asma Mhalla : J’ai le grand plaisir