IA partout, souveraineté nulle part
Titre : IA partout, souveraineté nulle part ?
Intervenant·e·s : Sarah Guillou - Grégoire Barbey
Lieu : IA qu'à m'expliquer - Le Temps
Date : 9 septembre 2024
Durée : 27 min 16
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : À prévoir
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description[modifier]
La notion de souveraineté numérique a gagné en popularité ces dernières années et l'essor des techniques d'intelligence artificielle générative a renforcé ce phénomène. Mais de quoi s'agit-il exactement ? Dans un monde globalisé, est-il réellement possible pour les États de conserver une forme de pouvoir sur les nouvelles technologies ?
Entretien avec Sarah Guillou[modifier]
Grégoire Barbey : Mesdames et Messieurs, bonjour et bienvenue dans IA qu’à m’expliquer le podcast du Temps qui démystifie les intelligences artificielles. Cet épisode a été réalisé avec le soutien de Infomaniak, une entreprise suisse qui propose une alternative souveraine complète à Microsoft 365 pour collaborer en ligne, dans un cloud éthique, qui ne fait aucun compromis sur la vie privée et l’écologie.
Aujourd’hui, je vous propose de nous intéresser à nouveau à la notion de souveraineté numérique. C’est un terme à la mode qui a encore gagné en popularité avec l’émergence des IA génératives. Mais est-ce que ce concept a vraiment du sens ? Est-il possible de maintenir une forme de souveraineté dans un monde dominé par une poignée d’acteurs ultra-puissants ? Si vous voulez des réponses, ne manquez pas l’entretien du jour avec l’économiste française Sarah Guillou.
Du côté de l’actu, on reviendra sur un étrange partenariat avec Huawei en Suisse pour un brevet fédéral en intelligence artificielle et on parlera, bien entendu d’Apple et Nvidia, qui veulent investir dans OpenAI.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous invite une fois de plus à liker ce contenu sur vos plateformes préférées, à le partager et à le noter. C’est difficile de faire sa place dans le monde impitoyable des algorithmes, mais, avec votre aide, c’est possible.
Je suis Grégoire Barbey, journaliste au Temps, et vous écoutez le neuvième épisode de IA qu’à m’expliquer.
Bonjour, Sarah Guillou.
Sarah Guillou : Bonjour.
Grégoire Barbey : Vous êtes économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques et vous avez publié le livre La souveraineté économique à l’épreuve de la mondialisation aux éditions Dunod. Est-ce que vous pourriez nous donner une définition de ce qu’est la souveraineté ?
Sarah Guillou : La souveraineté, si on l’entend d’un point de vue politique, ça va être le pouvoir d’une institution, d’un État en général, d’exercer un pouvoir de contrainte, de décider, d’imposer le droit sur un territoire délimité.
La souveraineté économique, c’est un tout petit peu différent, puisque, là, on dispose d’un État souverain politiquement et on peut dire qu’il est souverain économiquement s’il est capable d’être en mesure d’influencer l’ordre économique mondial et non de le subir et qu'il ne se trouve pas en situation de dépendance trop asymétrique pour la satisfaction des besoins économiques de sa population et de ses entreprises. La souveraineté économique, c’est être en situation de ne pas se faire imposer un ordre économique par autrui, parce qu’on maîtrise un certain nombre des technologies et qu’on est capable, aussi, de contester le pouvoir d’autrui.
Grégoire Barbey : Aujourd’hui, on entend beaucoup parler d’une notion un petit peu dérivée de celle de la souveraineté économique, c’est celle de la souveraineté numérique. Trouvez-vous que cette notion est pertinente et comment l’appréhendez-vous ?
Sarah Guillou : C’est vrai que la souveraineté numérique vient très rapidement quand on parle de souveraineté économique, parce que, aujourd’hui, on sait bien qu’une grande partie du pouvoir économique est issue de la maîtrise technologique et les technologies qui sont clés aujourd’hui, qui sont très présentes dans l’ensemble des technologies, ce sont les technologies numériques. Donc, dès qu’on parle de souveraineté économique, on parle souveraineté technologique et dès qu’on parle de souveraineté technologique, on pense souveraineté numérique. Vous ajoutez à cela que l’économie numérique a beaucoup de dimensions de souveraineté parce que cela touche à l’information, à la communication, parce que les technologies qui sont sous-jacentes sont souvent duales, c’est-à-dire qu’elles ont à la fois un contenu militaire, donc ont des propriétés et des applications en matière de sécurité, et un contenu civil. C’est aussi une autre dimension qui rend ces technologies très sensibles à la question de la souveraineté, et puis aussi parce que le pouvoir numérique, en tout cas la maîtrise des technologies numériques, peut être à la fois instrumentalisé par les États –~donc, évidemment, pour contester la souveraineté d’un autre État~–, et instrumentalisé par les entreprises –~on y viendra certainement~–, parce que les entreprises du numérique sont les entreprises qui ont acquis de plus en plus de pouvoir ces dernières années.
Grégoire Barbey : Et puis, dans cette même notion de souveraineté numérique, aujourd’hui il y a encore quelque chose qu’on rajoute, c’est celle de l’intelligence artificielle. On se dit, maintenant, qu'on a cette technologie qui s’appuie déjà sur les infrastructures numériques, mais qui implique de nouvelles dimensions, notamment en termes de protection des données et là, il y en a qui parlent d’IA souveraine, alors que c’est quand même une technique qui repose sur un large éventail de technologies, de ressources, d’énergie et d’autres processus de fabrication qui sont, en général, rendus possibles grâce à la mondialisation, donc grâce à un ensemble de dépendances. Cette notion de souveraineté, dans ce domaine particulier, a-t-elle encore un sens ?
Sarah Guillou : Ça a un sens parce que, effectivement, l’intelligence artificielle, parmi les technologies numériques, est une technologie avec un potentiel de pouvoir et aussi une dimension souveraine très forte, parce que derrière, il y a toutes les technologies de l’information, mais aussi de contrôle de l’information et de la transformation de l’information ; c’est encore plus une technologie qui est fortement nécessaire aussi aux technologies militaires. L’intelligence artificielle recouvre effectivement un grand nombre de technologies, mais c’est également très fortement, encore plus que l’ensemble technologies numériques, associé à des missions souveraines ; le contenu souverain, le potentiel souverain de l’intelligence artificielle est donc très fort. Et en même temps, comme vous le dites, l’intelligence artificielle est en fait une technologie système, ça recouvre plein de technologies, ça va des algorithmes, des logiciels, des bases de données à toutes les infrastructures –~les serveurs, les puces électroniques~– qui sont nécessaires à l’intelligence artificielle pour faire tourner les grandes bases de données. C’est donc une technologie système et penser acquérir une certaine autonomie sur l’ensemble de ces technologies, c’est évidemment très compliqué, sachant, en plus, que les technologies numériques ont la particularité d’être extrêmement fragmentées dans le processus de production, c’est-à-dire qu’une puce électronique qui entre dans toutes les technologies numériques nécessite de recourir à plein de fournisseurs et ces fournisseurs sont dispersés dans le monde.
La production même du numérique et de l’intelligence artificielle sont des productions mondiales et extrêmement fragmentées, avec plein de fournisseurs, ça rend donc compliqué la maîtrise des flux de production.
Grégoire Barbey : En même temps, pour avoir au moins une partie souveraineté, j’imagine qu’il faut avoir des leviers sur les acteurs économiques qui fournissent les services principaux du numérique, les technologies, et, aujourd’hui, on voit quand même deux acteurs majeurs qui sortent du lot sur ce domaine, les États-Unis et la Chine qui, eux-mêmes, sont en compétition sur ces domaines-là. Aujourd’hui, diriez-vous que ce sont des acteurs qui, eux, ont un levier pour avoir une forme de souveraineté ? Et est-ce que l’Europe, elle, au milieu de ces deux géants, pourrait aussi développer des capacités de souveraineté dans ce domaine-là, alors qu’elle semble accuser un peu de retard ?
Sarah Guillou : La difficulté, c’est que, en effet, c’est une technologie qui est maîtresse, aujourd’hui, et on sait que le potentiel de croissance et le potentiel de pouvoir économique qu’elle va conférer est considérable. Si vous vous retrouvez, c’est le cas de l’Europe, dans une situation où vous avez deux autres puissances dominantes, principalement les États-Unis, la Chine également, qui dominent dans la maîtrise de ces technologies, vous pouvez considérer être en situation de dépendance technologique et ça peut devenir problématique si vous êtes toujours en situation de recourir à des fournisseurs externes. La question, c’est : est-ce que vous avez le pouvoir d’achat pour acheter leurs services ?
La réalité, c’est que la souveraineté ce n’est pas simplement être capable de produire. Bien sûr que c’est important, parce que produire, c’est aussi signifier que vous avez la maîtrise technologique. Il y a aussi un autre aspect de la souveraineté qui est la demande et la contestabilité en termes concurrentiels. Or, en Europe, on a effectivement un levier qui est le marché et on se sert de ce marché pour actionner un autre levier de souveraineté qui est la régulation, pour réguler à la fois les grands acteurs, mais aussi pour contrecarrer des velléités expansionnistes ou impérialistes, par exemple pour contrecarrer l’extraterritorialité du droit américain.
La maîtrise des technologies est impérative et cela exige de l’Europe de plus en plus d’investissements et une vraie prise de conscience que même si on a une grande base de chercheurs et de potentiels en termes de capital humain, on a beaucoup moins d’investissements, dans les entreprises, en intelligence artificielle. Mais, en Europe, on a des capacités d’absorption parce qu'on a un niveau technologique qui nous permet d’absorber le progrès technologique et les progrès en matière d’intelligence artificielle. Il ne faut pas sous-estimer le marché européen et son levier de régulation comme exercice de sa souveraineté.
Grégoire Barbey : Aujourd’hui, on voit que l’Union européenne essaye effectivement d’activer ce levier de souveraineté qu’est la réglementation, mais, ce qui est un peu paradoxal, c’est qu’on a des acteurs comme Microsoft, par exemple, qui développent à fond l’intelligence artificielle. Microsoft a notamment annoncé, cet été, qu’ils allaient construire un nouveau centre de données en France, en Alsace, et on les accueille à bras ouverts. On voit, aujourd’hui qu’en Europe, que ce sont des infrastructures qui sont quand même essentiellement créées par les géants du numérique, plutôt américains, plutôt chinois, et l’Europe essaie de réglementer ce marché, mais ce n’est pas elle qui maîtrise, finalement, la dimension infrastructurelle de ces technologies.
Sarah Guillou : On a une première difficulté, c’est que, dans l’économie numérique, celui qui est entré en premier accumule beaucoup d’avance qu'il est difficile de rattraper. C’est le principe des effets de réseau, des économies d’échelle qui sont considérables dans l’économie numérique et encore plus avec l’intelligence artificielle. Ces acteurs américains, qui sont entrés les premiers, détiennent un potentiel de productivité qui les rend difficilement contournables.
Après, ce n’est pas parce que vous n’êtes pas propriétaire si le serveur et les centres donnés sont localisés en Europe ; la question, c’est, par exemple : est-ce qu’on arrivera à évincer l’exercice d’une l’extraterritorialité du contrôle américain. Si le serveur est localisé en France, vous avez déjà une partie de l’exercice de la souveraineté sur la territorialité des données, donc, la régulation c’est aussi l’usage de ces données et comment autrui pourrait s’en approprier ; c’est l’inviolabilité, l’intégrité de ces données.
Donc, oui, on peut considérer que c’est dommage qu’on n’ait pas un acteur qui soit capable de construire des infrastructures, mais il y a aussi tellement d’autres choses dans l’intelligence artificielle ! Aujourd’hui, on est dans une situation où il faut gérer l’innovation d’après et, peut-être, être suffisamment capable de contester le pouvoir économique de ces détenteurs des infrastructures pour pouvoir continuer à maîtriser la manière dont les données sont utilisées, les algorithmes et les logiciels. Il y a vraiment beaucoup d’autres marchés sur lesquels l’Europe peut investir. Renoncer aux hyperscalers américains, ça peut, aujourd'hui, être problématique, parce qu’ils ont une avance considérable. Ça n’empêche pas qu’il y a quelques petits acteurs européens capables aussi d’investir dans les infrastructures, OVH[1] ou d’autres. Sans doute ne faut-il pas les oublier dans les marchés publics ?
Grégoire Barbey : Aujourd’hui, on voit aussi, si on regarde un petit peu comment ça fonctionne en termes de compétences, que la France va s’appuyer sur l’aide de Microsoft pour faire de la formation dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces géants-là comme Nvdia, comme Microsoft, comme Amazon, créent aussi des environnements de développement pour les ingénieurs, qui sont des environnements de développement que, eux, maîtrisent et qui limitent un petit peu le champ d’action des ingénieurs dans lequel ils doivent s’approprier les outils propriétaires de ces entreprises. On voit, finalement, que ça crée aussi des questions de souveraineté, parce que, quelque part, plus les technologies sont maîtrisées par les acteurs et moins les ingénieurs ont de capacité à s’extraire un petit peu des briques qui ont été mises en place par ces géants ; cela crée un pouvoir de marché qui est d’autant plus puissant. Comment peut-on en sortir ? En fait, comment l’Europe, justement, peut-elle éventuellement réussir à contrecarrer un petit peu cette mainmise qui, petit à petit, se renforce et devient de plus en plus difficile à contester ?
Sarah Guillou : Vous soulevez un point clé du contrôle, de la régulation de la concurrence. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, ces entreprises ont des leviers d’acquisition de pouvoir et de capture, en fait, du marché, via la maîtrise technologique et l’orientation des standards ou des spécificités des systèmes informatiques et des développements. C’est vrai que le régulateur a encore du mal encore à maîtriser ce levier-là et à le contrôler. Donc, effectivement, il existe le danger que la maîtrise de production, des infrastructures et le contrôle obère la capacité de contestabilité du marché des acteurs potentiels européens. C’est vrai qu’il faut vraiment veiller à essayer de mieux comprendre les stratégies de captation via la maîtrise de la technologie de ces grands acteurs. C’est un vrai défi. Un rapport d’économistes va sortir prochainement, publié à la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po, qui met en évidence que, sur l’ensemble de la chaîne de production des différentes technologies de l’IA, l’Europe est quand même assez bien présente sur l’ensemble de la filière[2]. La difficulté, c’est de créer des synergies avec tous ces acteurs.
Ce qui permet d’être encore optimiste relativement à l’Europe, c’est le fait qu’on a une vraie maîtrise en termes de recherche, de connaissances scientifiques, mais on a un défaut, en tout cas d’amplitude et de synergie entre les acteurs européens pour pouvoir contrecarrer la puissance des acteurs américains, les Chinois étant beaucoup moins présents dans le domaine sur le marché européen.
Grégoire Barbey : Aujourd’hui, concrètement, quand on assiste à ce combat entre la Chine et les États-Unis, comment l’Europe peut-elle tirer son épingle du jeu dans cette confrontation entre ces deux géants, pour essayer de capitaliser un petit peu sur une autre approche que celle qu’eux ont mis en place, qui est celle de créer des champions ? On entend beaucoup ce discours en Europe comme quoi il faudrait être capable de créer des champions européens, quelque part, finalement, copier ce modèle alors que, en fait, il pose des problèmes. Donc, l’Europe n’aurait-elle pas aussi un rôle à jouer en proposant un modèle alternatif où la concurrence serait plus saine en fait ?
Sarah Guillou : C’est quand même un peu la voie qui a été prise, parce que, traditionnellement, l’Europe, c’est d’abord un pouvoir régulateur, c’est d’abord par cette trajectoire de la régulation que la construction européenne s’est faite. Le champ était assez ouvert et il y a eu une forte compétence régulatrice, on va dire, en Europe. Elle a donc bien utilisé cette trajectoire-là pour discipliner le marché. Ce sera certainement insuffisant, justement par rapport au pouvoir économique de ces acteurs.
Encore une fois, comme je le disais tout à l’heure, l’Europe bénéficie d’un marché qui a un niveau d’intégration encore perfectible, mais un marché important de consommateurs aisés, riches, qui ont un potentiel de pouvoir d’achat et qui ont aussi potentiel d’absorption des technologies et des outils, que ce soit les entreprises ou les usagers. Ce potentiel-là, pour le régulateur, est un levier pour influencer. Quand vous voyez les dépenses en lobbying que font les acteurs américains ou étrangers auprès de la Commission européenne, en tout cas qui sont très présents à Bruxelles et qui dépensent des sommes très importantes pour influencer les régulations, c’est bien qu’ils considèrent que cette régulation va affecter leur pouvoir de marché ou leurs revenus. L’Europe utilise donc cette voie.
Là où vous avez raison, c’est que la politique des champions est, aujourd’hui, un peu battue en brèche, parce que ces champions numériques peuvent contester la souveraineté des États, même des États auxquels ils appartiennent. On voit bien, aujourd’hui, que même les États-Unis cherchent à contester l’hyper-pouvoir de certains de leurs acteurs, notamment ceux qui sont autour de l’acronyme des GAFAM, jusqu’à même envisager une forme de démantèlement pour distinguer un certain nombre de leurs activités, pour éviter que toutes ces activités créent des synergies qui amplifient encore plus leur pouvoir. Le champion peut donc être aussi une menace pour la souveraineté des États parce qu’il va s’approprier des champs de missions régaliennes, que ce soit le contrôle de l’information, le contrôle des voies de communication ; quand vous avez des grands acteurs qui sont propriétaires des câbles sous-marins, ça peut, un jour, poser problème.
Donc, ces grands acteurs très riches, extrêmement capitalisés, disposant d’énormes montants de liquidités et qui ont la maîtrise technologique que n’ont pas les administrations publiques, peuvent devenir une menace potentielle pour la souveraineté politique.
Grégoire Barbey : On voit en plus, aux États-Unis, un côté un peu paradoxal, parce que, d’un côté, ils reviennent un petit peu à cette idée de réguler la concurrence, de mieux permettre de contester ces géants et puis, de l’autre, en fait, ils participent énormément à leur expansion, parce qu’ils mettent de l’argent dedans, notamment pour des raisons de recherche dans le domaine de la défense. Il y a donc un petit peu cette ambivalence des États qui, d’un côté, ont tout intérêt à avoir des champions qui vont leur permettre, à eux aussi d’un point de vue technologique, d’avoir de l’avance, et puis, de l’autre, cette inquiétude que ces champions-là puissent contester leur pouvoir en tant que gouvernement. Là, on assiste quand même à une situation assez inédite dans l’histoire des États.
Sarah Guillou : J’aurais envie de penser que ce n’est pas si inédit. Il y a toujours cette ambivalence, cette ambiguïté du pouvoir étatique vis-à-vis des entreprises, c’est-à-dire qu’ils s’y appuient d’abord, ce sont des forces symboliques de réussite dont ils peuvent se prévaloir, ils sont donc très contents de disposer de ces géants, parce que c’est un porte-drapeau de la réussite économique ; en même temps, ils savent que ça peut être des leviers géopolitiques, d’influence géopolitique ; en même temps, peut-être que ce qui existe aujourd’hui, qui est sans doute beaucoup plus problématique, c’est que le pouvoir économique qu’ont acquis ces géants américains du numérique, potentiellement aussi d’autres pays, est quand même inquiétant pour le pouvoir politique. Donc, oui, il y a une forte ambiguïté qu’il faut qu’ils apprennent à gérer.
En plus, vous avez aussi parfois des contradictions entre les administrations, c’est-à-dire que l’administration qui va réguler la concurrence n’aura pas forcément la même logique que l’administration politique qui va instrumentaliser le pouvoir économique de ces géants pour des influences géopolitiques. Il peut donc y avoir des tensions.
Quand vous êtes en démocratie, tout cela est évidemment régulé par l’État de droit. Dans des États autocratiques, c’est plus compliqué et l’instrumentalisation est sans doute plus dangereuse aussi d’État à État.
Grégoire Barbey : Sarah Guillou, on arrive déjà gentiment au terme de ce podcast, mais j’aimerais quand même vous entendre aussi sur un point. La résurgence de ces notions de souveraineté numérique, en intelligence artificielle, ne va-t-elle pas un peu aussi de pair avec une résurgence du patriotisme en général ? Et cette idée de s’isoler parfois un peu des autres, parce qu’il faudrait être un peu plus souverain, ne peut-elle pas aussi freiner l’innovation technologique ? On voit bien, aujourd’hui, que si ces technologies sont aussi performantes, c’est parce qu’on s’appuie sur tout un réseau mondialisé qui permet de produire à bas coût, etc., d’avoir des transferts technologiques, c’est donc tout un réseau qui existe. Et cette idée de revenir un petit peu aux États, ne peut-elle pas entrer en contradiction avec ça ?
Sarah Guillou : Tout à fait. Ce qui est sûr, c’est qu’on a effectivement vu apparaître cette notion de souveraineté assez progressivement. C’est clair que la crise Covid, ensuite la crise russo-ukrainienne, les tensions de plus en plus intenses entre la Chine et les États-Unis sur la domination technologique, ont vraiment fait remonter ce concept de souveraineté et qui conduit assez vite, de manière un peu naïve, à l’idée que si vous êtes autonome, si vous travaillez à l’autonomie de votre production, vous allez gagner en souveraineté. Il y a une certaine naïveté dans cette façon de penser la souveraineté parce que, effectivement, comme on l’a dit, l’économie numérique est une économie qui est extrêmement fragmentée, dans son processus de production, à travers le monde. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que la science n’a pas de frontières. On devient donc plus fort, plus productif et plus efficace en utilisant les meilleures technologies des autres. Il ne faut pas oublier ce principe fondamental qu'est l’avantage comparatif : faire le mieux ce que vous savez faire et utiliser le mieux des autres de telle manière à vous enrichir vous-même. L’enrichissement vient de l’altérité.
Donc, quand vous êtes dans une stratégie d’autonomie, vous pensez que l’interdépendance est problématique. Or, c’est plus ambitieux, mais il vaut mieux arriver à gérer l’altérité, l’interdépendance et être capable de la contester, de construire les instruments de la contestation sans pour autant l’exercice de la contestation. À partir du moment où, potentiellement, vous pouvez maîtriser une technologie, la réguler ou faire naître des nouveaux concurrents, parce que vous avez le capital humain, ça confère un pouvoir de négociation et un pouvoir souverain.
Donc, c’est vrai, comme vous le disiez, l’innovation a besoin de l’ouverture, a besoin de la concurrence et si vous êtes rentré dans une stratégie d’autonomie, de fermeture, de protectionnisme, comme on le voit apparaître quand même ces dernières années, vous allez contrarier la trajectoire du progrès technique et des échanges scientifiques.
Grégoire Barbey : Sarah Guillou, merci beaucoup. Je vous propose juste de nous donner les endroits où on peut vous suivre, tout simplement, pour les auditrices et auditeurs qui seraient intéressés à découvrir votre travail.
Sarah Guillou : Beaucoup de travaux sont publiés par la Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté de Sciences Po, c’est pluridisciplinaire. Beaucoup de travaux, sur ces questions numériques, sont publiés sur le site de la chaire.
Personnellement, je suis un peu présente sur des réseaux sociaux comme Linkedin, X/Twitter, et certains de mes travaux passent par mon institution d’appartenance qui est l’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques.
Grégoire Barbey : Merci beaucoup, Sarah Guillou.
Sarah Guillou : Merci beaucoup à vous.
Décryptage de l’actualité[modifier]
Grégoire Barbey : Je vous propose de passer tout de suite au décryptage de l’actualité. Une fois n’est pas coutume, on va parler de la Suisse. L’organisation nationale du monde du travail ICT-Formation professionnelle Suisse a annoncé son intention de créer un brevet fédéral en intelligence artificielle. L’objectif est de mettre les premières personnes diplômées sur le marché du travail en 2026 pour permettre aux entreprises d’engager du personnel capable d’intégrer l’IA dans leurs processus. Le cursus mêlera donc technique et pratique. Le principe de ce projet de formation a été validé par le Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation. Jusqu’ici, rien de bien surprenant. Un tel diplôme répondrait à un réel besoin de l’économie. Ce qui a surpris, en revanche, c’est le choix du partenaire privé. ICT-Formation professionnelle Suisse veut mettre en place ce brevet fédéral avec l’aide de Huawei. Le géant chinois des télécommunications est sur liste noire aux États-Unis depuis 2019. L’entreprise n’a plus accès à certains composants ni à la suite logicielle de Google pour ses smartphones. Les États-Unis ont même renforcé, en mai, leurs mesures de rétorsion : ils ont interdit à Intel et Qualcomm de fournir à Huawei leurs microprocesseurs les plus performants. Huawei est pointée du doigt, depuis de nombreuses années, pour ses liens supposés avec le gouvernement chinois. À cela s’ajoutent, plus globalement, les tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine en matière d’IA. C’est dire si ICT-Formation professionnelle Suisse s’est dotée d’un partenaire sulfureux !
De mon côté, j’ai contacté l’organisation par téléphone et celle-ci m’a demandé de lui transmettre mes questions par écrit pour coordonner ses réponses avec Huawei. En l’occurrence, ICT-Formation professionnelle Suisse tente de minimiser l’implication du géant chinois. L’entreprise aurait simplement offert un financement initial, mais des experts suisses seront amenés à se pencher aussi sur le contenu des cours.
Malgré ces précisions, ce partenariat a largement fait réagir, y compris sur le plan politique. De leur côté, les autorités fédérales n’ont pas souhaité se prononcer sur le choix du partenaire.
Puisqu’on parle de la Suisse, restons-y. Je vous propose d’aborder un sujet qui vous semblera tout de suite moins attirant, il n’en est pas moins très important. La Suisse a présidé le comité sur l’IA du Conseil de l’Europe. Cet organe a permis d’aboutir à un premier traité international contraignant[3] dans le domaine de cette technologie. Les gouvernements peuvent le signer depuis le 5 septembre. Le texte prévoit que les États parties à la convention respectent de nombreux principes. Parmi ceux-ci, les systèmes d’IA doivent garantir une certaine transparence, respecter la dignité humaine, l’égalité, la non-discrimination, la vie privée ou encore l’obligation de rendre des comptes. Autant de principes qui ne sont pas immédiatement applicables et qui doivent être traduits dans des textes de loi. La Suisse ne devrait donc pas parapher le traité dans l’immédiat.
Le Conseil fédéral examine actuellement les conséquences législatives du texte sur le droit helvétique. Cela peut paraître un tantinet longuet, mais c’est la procédure habituelle. La Suisse est un État fédéral et un tel texte a des répercussions sur tous les échelons du pays. Or, il ne faut pas oublier que les cantons sont eux-mêmes souverains. Si le Conseil fédéral décide de signer la convention, il devra donc adapter sa législation. Ensuite, il pourra éventuellement ratifier le texte. Il sera juridiquement tenu d’en appliquer les principes. La ratification elle-même devra d’abord faire l’objet de l’approbation du Parlement fédéral, ce n’est donc pas pour tout de suite. Ce, d’autant plus que le gouvernement est en pleine réflexion sur son approche réglementaire en matière d’intelligence artificielle. Les autorités doivent produire, d’ici à la fin de l’année, un état des lieux sur ce qui se pratique dans le reste du monde. Cela permettra au Conseil fédéral de se positionner. Patience, donc.
Sinon je vais vous parler d’OpenAI[4] qui, décidément, attire les convoitises. Apple et Nvidia voudraient investir dans l’entreprise qui a créé ChatGPT. Selon des informations du New York Times et de Bloomberg, Microsoft pourrait aussi être de la partie. L’opération devrait permettre à OpenAI d’atteindre une valorisation de 100~milliards de dollars, ce seraient 20~milliards de dollars de plus que sa valeur d’il y a huit mois. L’intérêt d’Apple pour OpenAI n’est pas surprenant. La marque à la pomme a conclu un partenariat avec la firme pour offrir aux utilisateurs de l’iPhone un accès à ChatGPT pour son service Apple Intelligence. Celui-ci sera déployé prochainement dans la mise à jour 18 d'iOS, son système d’exploitation mobile.
Nvidia envisagerait, quant à elle, d’investir 100~millions de dollars dans OpenAI selon Bloomberg. Le fabricant de cartes graphiques fait aujourd’hui partie des entreprises les plus valorisées au monde. Nvidia doit ce succès au lancement de ChatGPT qui a dopé la demande pour ses microprocesseurs, considérés comme les plus performants, pour entraîner des modèles d’intelligence artificielle. D’ailleurs, Nvidia a publié ses résultats trimestriels. Le géant des puces a doublé son chiffre d’affaires sur un an et a dégagé un bénéfice net de plus de 16~milliards de dollars. Mais vous savez quoi ? Cela n’a pas suffi aux investisseurs qui en attendaient plus. L’action a chuté de 7 % après les annonces de Nvidia. On comprend mieux pourquoi l’entreprise cherche autant à capitaliser sur son moteur de croissance qu’est le boom de l’IA générative.
Si Nvidia et Apple entrent au capital d’OpenAI, cela signifiera que trois des principaux géants du numérique soutiendraient la firme de Sam Altman. Ce financement pourrait permettre à l’entreprise d’acquérir davantage de puissance de calcul et de couvrir d’autres dépenses opérationnelles, d’après Bloomberg,
Nous arrivons déjà au terme de ce neuvième épisode. Comme d’habitude, si vous avez aimé ce contenu, je vous invite à le partager à vos proches, amis et collègues. Vous pouvez retrouver IA qu’à m’expliquer sur Apple Podcasts et Spotify. Pour nous soutenir, vous pouvez lui donner cinq étoiles. Cela enverra un signal à l’algorithme de ces plateformes, qui sera susceptible de présenter ce podcast à d’autres utilisateurs.
Merci encore à Infomaniak d’avoir soutenu cet épisode.
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De mon côté, je vous donne rendez-vous dans deux semaines. D’ici là, vous pouvez bien sûr continuer de nous suivre sur le site du Temps.
- ↑ OVHcloud, une entreprise française
- ↑ La souveraineté européenne dans l’intelligence artificielle : une perspective fondée sur les compétences, par Ludovic Dibiaggio, Lionel Nesta et Simone Vannuccini - Sciences Po - Chaire Digital, Gouvernance et Souveraineté, 8 novembre 2024
- ↑ Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit (2024)
- ↑ OpenAI, entreprise américaine d'intelligence artificielle