Avis d’urgence de la sobriété numérique

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Titre : Avis d’urgence de la sobriété numérique

Intervenants : Luc Bégin - Bruno Guglielminetti

Lieu : Podcast Mon Carnet

Date : 20 octobre 2024

Durée : 18 min 35

Podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description[modifier]

La Commission de l'éthique en sciences et en technologie du Québec a publié un avis intitulé « Regards éthiques sur les effets environnementaux des technologies numériques », mettant en avant l'urgence de la sobriété numérique face aux impacts environnementaux.

Transcription[modifier]

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Bruno Guglielminetti : Cette semaine, la Commission de l’éthique en sciences et en technologies du Québec a publié un avis sur l’urgence de la sobriété numérique face aux impacts environnementaux des technologies. Dans cet avis intitulé « Regards éthiques sur les effets environnementaux des technologies numériques au Québec : l’impératif de la sobriété numérique » [1], la commission propose 16 recommandations aux décideurs publics pour encourager un usage plus responsable.
Pour discuter des grandes lignes de cet avis, on va aller rejoindre le président de la Commission de l’éthique en sciences et en technologie. Bonjour, Monsieur Luc Bégin.

Luc Bégin : Bonjour.

Bruno Guglielminetti : Avant d’aller proprement dans l’avis tel quel, quelles étaient les motivations derrière cet avis ? Pourquoi sortir ça maintenant ?

Luc Bégin : Les motivations derrière l’avis remontent déjà à un certain temps, parce qu’il y a une position qui a été prise en 2019, ça fait quand même cinq ans, par les membres de la commission, qui était de s’attarder davantage sur les enjeux environnementaux et également à la crise climatique, dans le respect de son mandat. Le mandat de la commission est essentiellement de conseiller les décideurs publics relativement aux enjeux éthiques qui sont liés au développement des sciences et au développement des technologies et, en même temps, de susciter une réflexion publique sur ces enjeux.

Bruno Guglielminetti : Puisque la commande en elle-même a été passée en 2019, on a eu la pandémie, diriez-vous que notre usage du numérique a changé, j’allais dire a décuplé dans nos vies ? Est-ce, entre guillemets, un « bon timing » de présenter ça maintenant qu’on a passé à travers tout ça et que nos habitudes ont énormément changé ?

Luc Bégin : Tout est fait. Vous avez parfaitement raison. Il y a beaucoup d’habitudes, on a juste à penser au télétravail dont, d’ailleurs, certains et certaines reviennent un peu parce qu’on commence aussi à évaluer, à analyser ses effets sur différents éléments. Il y a effectivement une croissance exponentielle de ces usages, en ce qui me concerne comme professeur d’université, je pense particulièrement aux enseignements à distance. On a propulsé, évidemment, ces usages-là et cette croissance est exponentielle et on peut penser qu’elle va poursuivre dans cette direction-là. Donc, je pense que le timing, comme vous dites, est très bon.
Il faut dire aussi que la Commission a déjà travaillé sur d’autres éléments qui s’approchent de ces questions-là, notamment sur la captation de carbone, par une CEST jeunesse - parce qu'on fait aussi de l’animation de groupes de collégiens autour de certaines questions afin qu’ils développent eux-mêmes leur propre avis, c’est quelque chose d’assez fascinant, et ils l’ont fait également sur la géo-ingénierie climatique - Donc sur des questions qui concernent justement les transformations des enjeux environnementaux et climatiques actuels. C’est donc quelque chose qui fait partie du corpus des intérêts de la Commission.

Bruno Guglielminetti : On présume bien que vous n’écrivez pas ça sur le coin d’une table entre deux cours que vous donnez à l’université Laval. Quelle est la composition du comité de rédaction d’un avis comme celui-là ?

Luc Bégin : C’est très bien de signaler que non, effectivement, ça ne se rédige pas sur un coin de table.

Luc Bégin : Il faut bien comprendre que ce n’est pas le président qui rédige les avis de la Commission.
La Commission est formée de 13 membres qui sont nommés par le gouvernement. Ces gens ont des compétences particulières dans l’ensemble des domaines dont traite de la Commission, sur les enjeux éthiques en lien au développement des sciences et technologies. Au moment de préparer un avis, on forme aussi un groupe de travail qui est dédié à la thématique en question.
Donc, lorsque ça a été le temps de penser à cet avis sur la sobriété numérique, un groupe d’une dizaine de personnes, donc des spécialistes sur ces questions ont été nommés pour accompagner le ou les conseillers en éthique qui travaillent plus spécifiquement le dossier et qui, eux, vont rédiger l’avis.
C’est un long processus, bien sûr, et ensuite, tout cela doit être approuvé par les membres de la commission.

Bruno Guglielminetti : Parlons de cet avis, notamment des effets environnementaux directs et indirects de la technologie numérique. Il y en a, c’est documenté. Quelle est votre analyse par rapport à cette question-là ?

Luc Bégin : Je dirais peut-être qu’une des difficultés que nous avons à l’heure actuelle – et je crains que ça se poursuive – c’est une relative carence de données. Relative carence de données, non pas qu’il n’y en ait pas, mais les études sont très variées et selon des méthodologies très variées également. C’est donc difficile de pouvoir dire : « Voici, nous avons exactement l’heure juste sur les impacts environnementaux des technologies numériques. ». On est capable de chiffrer certains éléments. Par exemple, si on regarde en termes d’émissions de gaz à effet de serre: on calcule, à l’heure actuelle, que c’est environ 3 à 4 % des émissions totales des gaz à effet de serre dans le monde, ce qui serait, en gros, l’équivalent de ce qui est produit par l’aviation, ce qui n’est quand même pas banal. Et là où ce n’est pas banal, c’est lorsqu’on considère la croissance extrêmement importante de l’usage des technologies numériques, ça nous laisse présager, certains diront, ils citent déjà que dans quelques années, ça soit 9 % des émissions totales. Mais les chiffres, là encore, sont difficiles à établir, parce que – et ça fait aussi partie du problème – les entreprises ne sont pas très friandes de fournir des données sur, par exemple, les coûts énergétiques de la fabrication. Quand on pense aux technologies du numérique, on pense surtout aux usages. Et c’est normal, parce que c’est ce qui nous concerne directement. C’est facile de voir, très clairement, qu’il y a aussi des usages très positifs. On peut voir qu’il y a aussi des usages positifs. On peut penser, pour l’environnement de l’usage du numérique, notamment à l’heure actuelle, à des IA pour de la meilleure gestion.

Bruno Guglielminetti : Une fois qu’on a dit qu’il y a le positif et le négatif par rapport à l’utilisation de la technologie, nous particulièrement, qui sommes dans une région où on a toujours eu l’impression qu’il y avait une abondance de sources énergétiques par l’hydroélectricité, ça a été longtemps l’apanage et le discours officiel, aujourd’hui, la chanson n’est plus la même.

Luc Bégin : Non. C’est effectivement quelque chose qui a changé. Il y avait effectivement ce risque-là chez nous et cette illusion de l’abondance d’énergie peut encore être véhiculée dans certains milieux, mais de moins en moins, une abondance quasi infinie, disant que l’hydroélectricité est une énergie propre et renouvelable. Et c’est certain que les usages que l’on fait de la technologie, si on s’en tient uniquement aux usages, si cet usage-là est une dépense d’hydroélectricité, c’est quand même différent que si l’énergie est produite, par exemple en Alberta, beaucoup plus par des sources d’énergie qui ne sont pas renouvelables et qui sont très polluantes à l’origine. Donc l’impact de l’usage du numérique va varier aussi selon ce type de facteurs.

Bruno Guglielminetti : Si on se compare à d’autres, c’est bien, mais si on se compare à notre histoire, il y a des questions à soulever ?

Luc Bégin : Il y a des problèmes en vue et, de toute façon, on le constate. Hydro-Québec, par exemple, avait demandé, en janvier 23, la mention du processus d’attribution de puissance réservée ou cryptomonnaies. Pourquoi ? Parce que c’est excessivement énergivore et on le voit bien – il y a beaucoup de débats que je n’ai pas besoin de rappeler, les dernières semaines et les derniers mois – sur les blocs d’énergie qui doivent être consacrés dans certains secteurs et ce que ça représente comme coût économique et comme coût social que de voir à quel point investir pour cette production d’énergie qui, oui, est propre et renouvelable, mais qui n’est pas donnée comme ça, sans impact négatif pour pour propre exploitation.
Donc, je pense qu’on revient un peu de ce risque-là au Québec.
Il y a un autre risque, un autre point que je voulais soulever en lien avec cela, qui, lui, est généralisé, c’est le vocabulaire trompeur qui est utilisé autour des technologies numériques. On doit y faire très attention, parce qu’on ne nous parle de quoi ? On nous parle de virtuel, on nous dit que c’est dématérialisé, on nous parle d’infonuagique, le cloud, tout ça est dans les nuages. Mais quelle fausseté ! Les nuages en question sont très terrestres, ce sont des centres de données immenses qui consomment des quantités extraordinaires d’énergie, qui ne peuvent pas être utilisés ailleurs et qu’on ne cesse de développer, et la demande grandissante fait en sorte qu’on ne voie pas le terme de ce processus de développement vraiment matériel et d’usage énorme des énergies, des sources d’énergie dont on dispose de moins en moins.
Donc l’assiette qui est prise par ces développements, l’assiette de ce qui est disponible en termes d’énergie, va forcément aller en augmentant. On est donc dans quelque chose où le vocabulaire ne correspond pas du tout à la réalité et qui peut nous laisser croire que les usages que l’on fait sont des usages sans conséquences, sans impacts pour l’environnement, alors qu’on sait que, par exemple, la production d’une image par l’IA générative, c’est l’équivalent, grosso modo, de l’énergie prise pour la recharge complète d’un téléphone intelligent. La production d’une image ! À partir du moment où c’est dans les mains de tout le monde, qu’on met ça d’emblée sur des postes informatiques, que ça vient avec l’achat de certaines licences ou autres, on peut voir la multiplication énorme de ce que ça peut représenter. Si on se dit que la charge d’un téléphone, ce n’est pas beaucoup d’énergie, quand on regarde à quel point une seule personne peut produire d’images, simplement pour s’amuser à partir de ces outils, c’est phénoménal !

11’ 53[modifier]

Bruno Guglielminetti : Monsieur Bégin, je veux vous amener sur un autre sujet, qui est traité par cet avis, l’obsolescence programmée. Je trouve ça intéressant parce que, dans la vie quotidienne des gens, l’obsolescence programmée, c’est évidemment toujours fâchant. On achète un bien électronique, puis, à un moment donné, des années plus tard, on se rend compte que cet objet était conçu pour durer un certain nombre d’années et ça s’arrête là. Mais il y a un impact, qu’on ne voit pas nécessairement et auquel on ne pense pas nécessairement, c’est l’impact environnemental de tous ces produits électroniques qui consomment énormément d’énergie, puis, une fois qu’ils ont consommé toute cette énergie, ils se retrouvent dans l’environnement. On n’a pas encore bien établi des lieux pour en faire quelque chose.

Luc Bégin : Exactement, tout à fait, et c’est un immense problème. Je le mentionnais tout à l’heure, quand on parle des technologies du numérique, on s’intéresse aux usages, mais on ne regarde pas vraiment la fabrication et tout ce que ça peut représenter et, à l’autre bout du spectre, les déchets qui sont produits. Pourtant, si on veut faire un bilan environnemental adéquat des technologies numériques, on doit les considérer dans leur cycle de vie entier et pas uniquement en regardant les usages où là on peut voir des bénéfices, et les bénéfices sont réels, il y en a, mais il n’y a pas que ça.
Sur cette question de l’obsolescence programmée, les déchets que je mentionne, qu’on mentionne effectivement dans notre avis : depuis 2023 on a quand même adopté la loi protégeant les consommateurs contre l’obsolescence programmée – c’est le titre – et favorisant la durabilité, la réparabilité et l’entretien des biens. Cette loi interdit, au Québec, la commercialisation de tout produit dont l’obsolescence serait programmée. Évidemment, ce n’est pas facile de pouvoir établir et prouver, on le comprendra, mais on a quand même une législation à cet effet.
La législation stipule aussi que les renseignements nécessaires à la réparation et à l’entretien d'un bien doivent être rendus disponibles à un prix raisonnable.
Il y a donc une loi là-dessus, mais c’est quand même récent. Il y a là-dessus une initiative législative très importante, qu'on salue. Mais, même si ça va dans la bonne direction, ce n’est pas encore suffisant. Il y a bien sûr les mécanismes d’application, de surveillance qui doivent être améliorés, mais on indique également dans l’avis qu’on devrait prévoir aussi la mise en place d’un indice de réparabilité ou de durabilité des produits. Que nous donnerait un tel indice ? Quand vous achetez un bien, quel qu’il soit – par exemple, si vous aimez l’idée d’un réfrigérateur connecté qui vous dira quoi acheter et à quel moment –, est-ce que savoir, par exemple, qu’un de ces appareils connectés peut être réparable, quel est l’indice de réparabilité de l’appareil et quel est son indice de durabilité ?
Si on bénéficiait d’indices comme ça, un peu comme les a par exemple avec les codes énergies, Energy Star ou autres, de consommation, ça permettrait au moins au consommateur de faire des choix davantage éclairés dans les achats qu’il fait, se rendant bien compte, par exemple, qu’un appareil, peut être à moindre coût, est moins intéressant pour lui, pour elle, par le simple fait que son indice de réparabilité est très peu élevé et que c’est quelque chose, à ce moment-là, qui se retrouvera beaucoup plus rapidement dans la phase des déchets, dans le cycle, donc une consommation beaucoup moins intéressante au fond.
Ce genre d’indice permettrait au consommateur de mieux voir quels sont les produits qu’il achète et, en plus, d’encourager les producteurs à se responsabiliser davantage par rapport aux produits qui sont mis en marché, quant aux impacts environnementaux qu’ils produisent, en considérant l’ensemble de la chaîne du cycle de vie.
Sur l’obsolescence, j’ajoute peut-être un autre petit point. Aucune mesure, malheureusement à l’heure actuelle, pour lutter contre deux autres types d’obsolescence qu’on souligne dans le rapport. L’obsolescence psychologique. Il n’y a pas juste l’obsolescence programmée de l’appareil. L’obsolescence psychologique, c’est tout ce qui va pousser des individus à remplacer trop rapidement des appareils, parce que, dans notre tête, ça devient obsolescent. C’est une idée. Tous ces mécanismes-là existent et font en sorte que, par exemple, bien des gens jugeront absolument essentiel de remplacer leur téléphone cellulaire tous les ans, d’avoir le dernier gadget disponible x, y, z, que ça aille de l’automobile à autre chose, c’est très vaste et les objets connectés qui sont aussi en croissance énorme. C’est un type d’obsolescence contre lequel on devrait pouvoir lutter.
Et l’obsolescence logicielle aussi, qui fait en sorte, dans le fond, qu’on ne puisse plus utiliser certains appareils parce que ce qui est rendu disponible n’est pas adapté, notre appareil n’est plus adapté ou suffisamment adapté. Et là aussi, il y a des jeux pour les entreprises et pour les producteurs pour créer de la demande, pour s’assurer, en fait, que les achats des produits se poursuivent et se multiplient.
Ces types d’obsolescence doivent aussi être considérés. Des actions qui peuvent être posées de ce côté-là.

Bruno Guglielminetti : Luc Bégin, je rappelle que vous êtes président de la Commission critique en sciences et en technologie du Québec.
J’invite les gens qui voudraient poursuivre la réflexion à aller faire un tour sur ma page descriptive de l’émission de cette semaine sur moncarnet.com. Je vais mettre un lien vers cet avis qui est fort intéressant, j’ai adoré ça. Merci de ce temps de réflexion que vous nous avez offert, c’est rapide, on en a parlé juste en quelques minutes. Mais en lisant l’avis, vous allez voir que plusieurs questions sont soulevées avec des réponses, des réflexions, et c’est fort pertinent d’investir du temps pour se faire une tête. Luc Bégin : Merci beaucoup de cette invitation. J’invite particulièrement les gens à regarder aussi les actions que nous suggérons, qui devraient être prises.

Bruno Guglielminetti : Merci et je vous dis à la prochaine. Au revoir.

Luc Bégin : Merci beaucoup.