Émission Libre à vous ! 17 septembre 2024

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Titre : Émission Libre à vous ! diffusée sur Radio Cause Commune le mardi 17 septembre 2024

Intervenant·es : Gee - Maud Royer - Vincent Calame - Frédéric Couchet - Julie Chaumard à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 17 septembre 2024

Durée : 1 h 30 min

Podcast

Page de présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous dans Libre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations et d’échanges sur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Parcours libriste avec Maud Royer. Nous allons parler de son parcours de développeuse de logiciels libres et aussi de ses engagements. Ce sera le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme la chronique de Gee, « IA partout, justice nulle part », et, en fin d’émission, la chronique de Vincent Calame qui nous parlera d’Ivan Illich.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous ! l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April.

Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter.

Nous sommes mardi 17 septembre 2024, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission du jour, Julie Chaumard. Bonjour Julie.

Julie Chaumard : Bonjour Frédéric. Bonjour à tous.

Frédéric Couchet : Nous vous souhaitons une excellente écoute.

[Jingle]

Chronique « Les humeurs de Gee » - « IA partout (justice nulle part) » (rediffusion de la chronique diffusée le 28 mai 2024)

Frédéric Couchet : Nous allons commencer par la chronique « Les humeurs de Gee ». Gee, auteur du blog-BD Grise Bouille  vous expose son humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-internet de notre classe politique, il partage ce qui l’énerve, l’interroge, le surprend ou l’enthousiasme, toujours avec humour. L’occasion peut-être, derrière les boutades, de faire un peu d’éducation populaire au numérique.
Aujourd’hui, Gee n’est pas avec nous au studio, en direct, il a eu un empêchement, ça va donc être une rediffusion. Le thème du jour, « IA partout (justice nulle part) », une rediffusion d’une chronique diffusée en mai 2024.

[Virgule sonore]

https://www.librealire.org/emission-libre-a-vous-diffusee-mardi-28-mai-2024-sur-radio-cause-commune#Chronique-lt-lt-Les-humeurs-de-Gee-lt-lt-IA-partout-justice-nbsp

[Virgule sonore]

Frédéric Couchet : Nous sommes de retour, en direct, mardi 17 septembre 2024.
Vous venez d’écouter une rediffusion d’une chronique de Gee, « IA partout (justice nulle part) ». Je vous rappelle que le site de Gee c’est grisebouille.net. Vous pouvez soutenir son travail ou lui passer des commandes.
Nous allons faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Frédéric Couchet : Après la pause musicale, nous passerons à notre sujet principal qui le Parcours libriste de Maud Royer. En attendant, nous allons écouter Yesterday par Kellee Maize. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Yesterday par Kellee Maize.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Yesterday par Kellee Maize, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution.

[Jingle]

Frédéric Couchet : Nous allons passer à notre sujet principal.

[Virgule musicale]

Parcours libriste avec Maud Royer, développeuse web, et experte en stratégies numériques de mobilisation et de plaidoyer

Frédéric Couchet : Nous allons donc poursuivre par notre sujet principal intitulé « Parcours libriste ». L’idée du Parcours libriste, c’est d’inviter une seule personne pour parler de son parcours personnel et professionnel, un parcours individuel, certes, mais qui va, bien sûr, être l’occasion de partager messages, suggestions et autres.
Notre invitée du jour est Maud Royer. Bonjour Maud.

Maud Royer : Bonjour.

Frédéric Couchet : N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous, et je salue les personnes qui sont déjà présentes sur ce salon.
J’ai lu sur ton site web « développeuse web et experte en stratégies numériques de mobilisation et de plaidoyer », on reviendra évidemment là-dessus. L’émission va être consacrée à te présenter, mais j’ai envie de te demander comment toi tu te présentes quand, par exemple, tu vas à une soirée ou quand tu rencontres des personnes et que les gens te demandent ce que tu fais dans la vie. Quelle est ta réponse ?

Maud Royer : Ça dépend vraiment. Déjà, je vais dans beaucoup de soirées où les gens ne me demandent pas ce que je fais dans la vie parce que je suis une personne trans et les milieux trans sont notamment des milieux où il y a beaucoup de chômage et, quand la plupart des gens n’ont pas de travail, ce ne sont pas des questions qu’on pose de manière si franche. Mais bon, il m’arrive aussi d’aller dans des endroits où on me la pose. Généralement, je réponds assez franchement sur ce que je fais en ce moment. En ce moment, globalement, je suis développeuse freelance, à peu près à mi-temps, pour plusieurs clients dont l’incubateur des services numériques de l’État, la DINUM, pour qui, notamment, je développe des logiciels open source depuis quelques années.

Frédéric Couchet : Je précise juste que la DINUM c’est la Direction interministérielle du numérique.

Maud Royer : Je dis aussi que je travaille à mi-temps pour mon association, de manière entièrement bénévole, une association féministe et trans qu’on a créée en 2020 avec quelques amies. Je fais du plaidoyer pour les droits des personnes trans et les droits des femmes. Je ne rentre pas forcément dans les détails selon l’interlocuteur que j’ai en face, évidemment, parce que ce sont des questions qui suscitent parfois des réactions un peu hostiles, tout du moins désagréables. C’est généralement ce que je dis et, parfois, je raconte aussi un peu ce que j’ai fait avant et c’est la partie experte en stratégies de mobilisation. Notamment, j’ai été très longtemps responsable des outils numériques à la France Insoumise où j’ai construit, en gros pendant deux campagnes présidentielles, celle de 2017 et celle de 2022, avec une équipe, où j’ai développé plein de choses, notamment le réseau social Action Populaire qui est la plateforme de mobilisation qu’utilisent les militants Insoumis pour organiser la vie du mouvement, les groupes d’action locaux, les événements, etc., qui est à la fois un site et une application mobile, qui est aussi un logiciel libre.

Frédéric Couchet : OK. De toute façon, on va en reparler. Tu n’as pas cité le nom de ton association tu peux la citer.

Maud Royer : L’association c’est Toutes des Femmes, toutesdesfemmes.fr.

Frédéric Couchet : Toutes des Femmes. On parlera de ce sujet sans doute un petit peu à la fin, parce que, en plus tu as une actualité dans la librairie, avec un livre qui sort bientôt. On en reparlera à la fin. On va surtout axer la discussion sur la partie développeuse, logiciel libre. Le Parcours libriste c’est un peu comprendre ce qui t’a amenée là, comment tu as découvert l’informatique, le logiciel libre. Donc, question un petit peu traditionnelle : à quel moment, dans ta vie, as-tu découvert l’informatique et/ou le logiciel libre ?, je ne sais pas comment ça s’est fait. Quand as-tu commencé à t’intéresser à ces sujets-là ? Vers quel âge ? Dans quel contexte ?

Maud Royer : Assez jeune. J’étais au collège, en cinquième/quatrième, on a on a 12/13 ans, je crois, en cinquième/quatrième, en plus je suis de décembre. Mes amis jouaient beaucoup aux jeux vidéo et je n’avais pas l’argent pour payer l’abonnement à World of Warcraft à l’époque. Je passais beaucoup de temps sur l’ordinateur en conversation avec eux, mais avec rien d’autre à faire, pour le coup, de mes mains, puisqu’on avait un ordi qui ne permettait pas de faire tourner les derniers jeux, etc.

Frédéric Couchet : Chez vous, il y avait un seul ordinateur ?

Maud Royer : J’avais l’ordinateur de ma mère.

Frédéric Couchet : Tu n’avais pas ton ordinateur

Maud Royer : En tout cas au début. Je pense que j’ai commencé à cette période, un peu aussi pour passer le temps, à bidouiller un peu. Je ne saurais pas exactement dire comment ça a commencé, je n’ai pas le souvenir du détail, mais très vite, comme, je pense, c’est le cas de beaucoup de personnes de ma génération, j’ai terminé sur ce qui était le Site du Zéro à l’époque et j’ai appris un peu le développement web. Le Site du Zéro est juste un site plein de tutoriels pour apprendre à développer. Je crois que j’ai commencé par le langage de programmation C, que je n’utilise plus du tout aujourd’hui.

Frédéric Couchet : Tu n’as pas choisi le plus simple !

Maud Royer : Parce que c’était le tutoriel qui était en haut du site et, après, j’ai fait des langages de programmation plus pour le Web, j’ai fait du HTML, du CSS, du JavaScript, avec très tôt l’idée de faire un site internet, ça va me permettre de gagner de l’argent et je pourrai payer mon abonnement à World of Warcraft. J’ai eu très tôt cette idée-là. Donc, au départ, pas trop d’intérêt particulièrement pour le logiciel libre.

Frédéric Couchet : Je suppose que ton ordinateur était sous Windows ou Mac peut-être.

Maud Royer : Absolument. Il était sous Windows, même sous Windows Millenium alors que c’était la période de Windows XP et je n’avais pas le droit de passer trop de temps sur l’ordi, donc j’imprimais les tutoriels et je les lisais le soir dans ma chambre, c’était un peu sport !
Plus tard, je pense au début du lycée, j’ai eu mon propre ordinateur et je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment c’est venu, peut-être parce que je développais déjà pas mal, j’ai installé Ubuntu en dual boot, c’est-à-dire en gardant Windows et en installant Ubuntu qui était un peu la grosse distribution Linux, facile d’accès, on va dire grand public à l’époque. Je pense que j’ai commencé avec la 7.04 et comme les distributions Linux sont datées en fonction des années, c’était en 2007, et j’ai commencé avec la 8, en tout cas je me souviens de la version 8.

Frédéric Couchet : Tout à l’heure, tu as parlé de génération, tu as la trentaine, c’est ça ?

Maud Royer : J’ai 31 ans. À ce moment-là, j’ai commencé à beaucoup me renseigner sur le logiciel libre et ça a été très important dans ma trajectoire, parce que j’ai trouvé l’idée de la licence libre, la façon dont on utilisait un peu par une sorte de retournement juridique le copyright pour, finalement, créer du partage de propriété intellectuelle, ce qu’on appelle le copyleft, la gauche d’auteur. J’ai trouvé ça très intéressant, j’étais un peu obsédée et j’ai commencé à réfléchir un peu comme quand on est ado et qu’on se dit qu’on a des idées sûrement géniales alors qu’en fait c’est juste qu’on n’en a discuté avec personne et, évidemment, des tas de gens y ont pensé aussi. J’ai commencé à réfléchir à la façon dont on peut étendre cette idée à d’autres domaines que l’informatique, etc. J’étais un peu obsédée par ça et, en même temps, je continuais à progresser en informatique. À ce moment-là, j’ai lu des manuels d’informatique qui étaient, normalement, vraiment des manuels de cours. J’ai arrêté un peu le Site du Zéro et j’ai commencé à acheter des gros manuels sur les systèmes d’exploitation, sur les réseaux, etc.

Frédéric Couchet : Comme c’était au lycée, c’est une période où on se pose des questions, en tout cas les parents se posent des questions sur l’avenir, sur ce que l’enfant va faire, est-ce que tu t’es dit « je vais m’orienter sur de la programmation, sur l’informatique » ?

Maud Royer : Eh bien pas du tout. Parallèlement, j’ai commencé aussi à rentrer dans le militantisme politique par d’autres aspects. Il y avait la loi Darcos, la loi Chatel qui étaient des réformes de l’éducation à cette époque-là, du nom d’anciens ministres de l’Éducation. J’ai bloqué mon lycée, normal ! J’étais à Lille dans les coordinations municipales des différents blocages de lycées, etc. Je pense que vers la fin du lycée j’ai un peu laissé ça de côté pour ce qui était mon engagement politique, mais j’allais à des rendez-vous de libristes à Lille, j’y suis allée deux/trois fois, je ne sais plus comment ça s’appelait.

Frédéric Couchet : Chtinux ?

Maud Royer : Non. Je pense que ça s’appelait autrement à l’époque, vraiment je ne sais pas, je crois que c’était au Café Citoyen je crois que ça existe toujours.

Frédéric Couchet : Je ne sais pas si ça n’existe toujours. Il y a eu la Braderie de Lille ce week-end et je sais qu’il y avait un stand logiciel libre où il y avait Chtinux, Chtinux est un Groupe d’Utilisateurs et Utilisatrices de Logiciels Libres qui faisait des ateliers au Café Citoyen, j’y suis allé il y a quelques années, mais peut-être qu’il y avait plusieurs groupes.

Maud Royer : Peut-être que c’était ça.

Frédéric Couchet : En tout cas, tu fréquentais des personnes qui étaient libristes.

Maud Royer : Je suis allée à deux/trois réunions, je n’étais pas très assidue, mais toujours ce truc quand même très important dans ma trajectoire politique. Du coup, un engagement très tôt, aussi plus largement, sur la question de la propriété intellectuelle, plus largement que sur le logiciel, qui, je pense, m’a marqué aussi pour la suite de ma trajectoire et, aujourd’hui, je dirais mon intérêt pour la question de la propriété intellectuelle est bien plus large que pour le logiciel libre, il est peut-être même plus centré sur d’autres trucs, sur les médicaments, sur les brevets qui, pour moi, sont un truc vraiment hyper important.

Frédéric Couchet : Finalement, relativement jeune, tu as lié l’aspect logiciel libre à un aspect plus politique que technique, si je comprends bien. Au début, c’est la technique qui t’a intéressée avec le Site du Zéro, etc., et, après, tu as vu dans le logiciel libre l’aspect politique, ce qu’on ne voit pas forcément.

Maud Royer : Oui, très tôt, parce que j’avais des parents très politisés, pour moi c’était un peu difficile de passer à côté. J’étais en filière ES, on faisait de la sociologie et de l’économie. Pour moi, c’était assez important et ensuite, plus tard dans mes études, pour le coup j’ai un peu fait une pause dans le développement et, dans mes études, je ne me suis pas du tout orientée dans l’informatique. J’ai fait des sciences sociales, j’ai fait, en particulier, de la sociologie et de l’économie, comme je faisais déjà au lycée. J’ai fait un master d’économie et je ne me suis pas du tout orientée dans l’informatique, parce que, pour moi, ça restait un loisir et je ne comptais pas en faire un métier. Je pense qu’il y a plein de raisons, notamment le fait que ce n’était pas forcément un milieu dans lequel je me sentais hyper à l’aise.

Frédéric Couchet : En tant que femme, comment as-tu été accueillie dans ces groupes qui sont quand même très fortement masculins, il faut le dire ?

Maud Royer : C’était en pré-transition, je n’étais pas une femme à l’époque, mais ça n’empêchait pas ! Pour le coup, c’est un truc qui n’a pas changé avec ma transition, c’était déjà le cas avant, je me suis toujours sentie mal à l’aise dans des espaces très majoritairement masculins. Je pense que c’est ça aussi : l’idée d’aller dans une école d’ingénieur, ou un truc comme ça, était vraiment inconcevable pour moi. Je n’en avais pas du tout envie. Ça n’a pas été vraiment une question, pour moi, de faire des sciences humaines, d’étudier d’un peu plus près aussi les questions politiques. J’ai fait de l’économie parce que, pour moi, c’était une des matières « les plus politiques qu’on puisse étudier », entre guillemets. Dans mes études d’économie, j’ai choisi de m’intéresser particulièrement à des sujets qui croisaient notamment l’informatique.
Un des premiers trucs que j’ai étudié, un peu parce que j’aimais bien : en économie, il y a ce qu’on appelle la théorie des jeux qui modélise les comportements des gens dans des situations où, globalement, ils ne savent pas trop ce qui va se passer, donc, j’ai bossé sur une modélisation des systèmes d’enchères de publicité de Google, des trucs qui n’étaient pas trop modélisés. Google avait – je pense qu’il a changé depuis l’époque où j’ai bossé dessus – un système d’enchères sur des mots-clés. En gros, on achète des mots-clés pour afficher des annonces dans les résultats des moteurs de recherche. Ce système était un peu spécial, il combinait plein de caractéristiques, notamment avec des systèmes de prix plancher, etc., c’était un peu complexe. Le modèle qui représentait spécifiquement ce mode d’enchères, avec tous ces paramètres-là, n’existait pas, ça donc a été le sujet de mon premier mémoire de master. J’aurais probablement pu aller travailler chez Google, peut-être aller bosser là-dessus avec mon master d’économie. Du coup, dans mon deuxième master, j’ai fait un deuxième mémoire de master, j’ai travaillé vraiment sûr sur le logiciel libre et j’étais dans un master avec des économistes plus de gauche que dans mon premier.

Frédéric Couchet : C’était quel master ?

Maud Royer : C’était le master EPOG [Economic POlicies for the Global transition] à Paris 13, à Villetaneuse, avec beaucoup de gens qui travaillaient beaucoup sur les communs et qui, je pense, manquait encore de gens qui avaient envie de mettre en lien ce concept des communs développé dans tout un champ de l’économie, qui ne vient pas que de là, et le logiciel libre. On ne s’est pas soucié des gens qui n’avaient pas forcément l’expertise technique pour comprendre complètement ce qui se passait avec le logiciel libre, et qui m’ont beaucoup encouragée à travailler là-dessus et je crois que ça m’a marquée. J’ai fait un mémoire là-dessus, sur comment étaient adoptés les logiciels libres dans les organisations. C’est aussi l’époque où j’ai fait un stage à Etalab qui était l’Agence des services du Premier ministre, qui s’occupait de l'open data.

Frédéric Couchet : Un service public. Ça existe encore.

Maud Royer : Je crois que ce moment a marqué un peu un tournant pour moi, parce que c’est le moment où je me suis dit « il y a beaucoup de gens, en particulier des gens avec qui je pouvais discuter dans le cadre de ce mémoire, qui pensent qu’on peut concevoir la question du logiciel libre en dehors de la question de qui le fait, qui l’écrit. qui l’utilise, etc. » À ce moment-là je finissais mes études, en 2016, de toute façon cette page s’est refermée parce que je suis allée travailler dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon, mais si j’étais restée je pense que je me serais plutôt attachée à essayer de montrer – c’est ce que beaucoup de gens ont fait depuis, j’ai vu des conférences au FOSDEM il y a deux ans, je ne sais plus les noms, malheureusement, des deux personnes qui travaillaient là-dessus – comment il y a eu une certaine réappropriation du logiciel libre, d’ailleurs plus souvent appelé open source que logiciel libre, par le capitalisme et comment il a su en faire aussi quelque chose qui fonctionne très souvent à son profit. J’ai pris beaucoup de recul à cette époque-là, du coup j’ai décentré la question du logiciel libre plus largement sur des questions de libertés numériques, parce que je pense qu’on ne peut pas travailler l’un sans l’autre, en tout cas que ce n’est pas pertinent, même généralement, de penser la question du logiciel libre sans penser la question du capitalisme et comment le capitalisme concentre aussi ses moyens de production, sa propriété, etc. Je peux éventuellement détailler. Le truc dont je me suis un peu rendu compte à l’époque, c’est qu’en fait l'open source, comme ils l’appellent, c’est aussi un moyen, pour les GAFAM en particulier, mais aussi pour des entreprises de taille intermédiaire, de mettre en commun de la R&D, de la recherche et développement, qui va avant tout leur profiter et qui va profiter, de manière générale, à tout le secteur. Mais ça ne les dérange pas, parce que, de toute façon, ça fait des dizaines d’années que le fonctionnement des GAFAM, pour maintenir leur position dominante et leur position monopolistique sur le marché, c’est de racheter les petites boîtes, donc ils sont très contents si, entre guillemets, il y a « une barrière à l’entrée » qui facilite l’innovation, c’est une forme de subvention à l’innovation par les plus gros, et ils savent que cette innovation par les petits va, au final, leur profiter parce qu’ils vont les racheter et qu’ils vont les intégrer à leur monopole. J’avais fait des statistiques, mais on le savait déjà à l’époque, sur les commits du noyau Linux, sur les modifications faites sur le noyau Linux, et 90 % sont faits par des salariés de boîtes très importantes du secteur.

Frédéric Couchet : On peut citer IBM, Google et d’autres, je n’ai pas les noms en tête. Le noyau Linux est une partie importante d’un système d’exploitation libre sur lequel beaucoup de grosses entreprises contribuent directement.

Maud Royer : Et qui mettent en commun leurs coûts de développement et elles gagnent beaucoup avec cette mise en commun.
Plus récemment encore, j’ai un peu étendu la question, je l’ai fait notamment dans le cadre de mon travail à la France Insoumise où, à un moment, on m’a fait bosser sur le programme numérique. Ça c’est ce qu’a fait l’émergence des GAFAM aux logiciels libres et je me suis demandé ce qu’a fait l’émergence des GAFAM à des instances de gouvernance de l’informatique, au-delà de la question de la propriété intellectuelle, qui ont émergé dans les années 70/80, même dans les années 90. C’est l’exemple de l’IETF[Internet Engineering Task Force], un organisme international de standardisation qui se met d’accord sur les protocoles d’Internet, en gros les standards technologiques sur lesquels tout le monde se met d’accord pour pouvoir communiquer entre eux. Autant la première version d’HTTP, le protocole qui est à la base de la navigation web, a été défini quasiment par que des chercheurs du public, autant HTTP/3 c’est le résultat, dans la même instance, d’une discussion entre des ingénieurs de Facebook, des ingénieurs de Google et des ingénieurs de Microsoft. En fait, plus personne d’autre qu’eux n’a de pouvoir réel, en tout cas, ne peut faire le poids, quand bien même ces discussions se passent au consensus.

Frédéric Couchet : En théorie, dans ces structures, n’importe qui peut participer. Mais, ce que tu expliques, c’est que la mainmise de ces grands groupes qui ont des salariés à temps plein pour travailler sur ces sujets-là fait que, finalement, ils orientent les standards de l’Internet vers ce qui les intéresse avant tout, donc tout ce qui rapporte, tout ce qui renforce un modèle économique notamment basé sur la pub, les données personnelles.

Maud Royer : Exactement. On parle de la recherche publique, on parle de la souveraineté des États, mais, en fait, il n’y a plus aucun État qui se donne les moyens d’agir, par exemple sur les standards du Web, parce que, pour s’en donner les moyens, il faut qu’il y ait des ingénieurs du public en nombre suffisant, payés pour le faire, pour participer à ces discussions et ce n’est pas le cas. Il y a des gens qui le font.

Frédéric Couchet : Sans doute quelques-uns, mais pas suffisamment.

Maud Royer : Voilà ! Vraiment pas suffisamment et, de toute façon, je pense que c’est complètement en dehors des radars de tous les gens qui font des grands discours sur la souveraineté numérique, alors que les protocoles avec lesquels on communique sur Internet sont des questions cruciales.

Frédéric Couchet : On voit ça notamment dans un protocole important qui est celui du mail, du courriel, où, pour tout ce qui est gestion anti-spam, etc., aujourd’hui ce sont les grands qui décident et on doit se conformer, par exemple, à ce que décide, en gros, Gmail, et adapter ses propres règles quand on gère ses propres serveurs de mails. Tu m’as dit que c’était en 2016 ?

Maud Royer : Non. J’avais écrit ces trucs sur les organismes de standardisation pour l’Institut La Boétie qui est le think tank de la France Insoumise en 2021. Ce sont donc des trucs plus récents, mais qui, pour moi, vont dans la ligne de « le logiciel libre, c’est bien, mais si on pense pas la place des grosses entreprises là-dedans ! »

Frédéric Couchet : Donc, c’est une brique essentielle mais pas suffisante et ce qui t’a intéressée dans ton parcours, c’est d’aller au-delà.
Il y a une question sur la zone de chat, sur le salon web, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous. Une personne te demande quelle différence tu fais entre open source et logiciel libre. Même si tu l’as un peu expliqué, est-ce que tu peux détailler ?

Maud Royer : Pour moi, dans le logiciel libre, même si ce n’est pas explicitement quelque chose d’anticapitaliste, il y a cette volonté de liberté, notamment de liberté de l’utilisateur final, qui me semble très importante, donc de liberté individuelle. C’est vraiment une différence personnelle.

Frédéric Couchet : C’est ton interview, c’est ton Parcours libriste !

Maud Royer : Alors que pour moi, dans l'open source, il y a vraiment cette idée de « on met en commun la propriété intellectuelle », qui est donc vraiment une approche économique, utilitaire, et pas du tout de question de liberté individuelle qui me paraît absente dans la réflexion de l'open source.

Frédéric Couchet : En fait, ce sont souvent les mêmes logiciels qui sont derrière, ce sont souvent des licences comparables, mais la philosophie et l’objectif ne sont pas les mêmes, tout simplement. Ce qui t’intéresse plus c’est vraiment la partie logiciel libre parce que, comme tu dis, tu mets au centre la personne utilisatrice de l’informatique, là où les grands, les GAFAM et compagnie, qui utilisent de l'open source, vont l’utiliser pour d’autres fins.

Maud Royer : Oui clairement.

Frédéric Couchet : Vu qu’on est sur ce sujet-là, comment vois-tu les entreprises du logiciel libre – je ne vais en citer aucune comme ça je ne me fâcherai avec personne – qui disent faire de l'open source, soit qui font du service soit qui sont des sociétés éditrices d’un logiciel libre ? Quelle est ta position par rapport à ça ? Je parle vraiment de deux sociétés plutôt type PME, PMI.

Maud Royer : Je vais dire quelque chose d’un peu… Je ne pense pas que le capitalisme soit une force qui n’apporte que de mauvaises choses. C’est plutôt une bonne chose que le monde capitaliste de l’informatique se développe de plus en plus avec l'open source, quand bien même il le fait à son profit. C’est quand même mieux pour tout le monde que si on n’avait que des Microsoft qui ne font que du logiciel propriétaire, aux sources fermées, qui se font de la concurrence entre eux. En vrai, c’est plutôt pas mal que React, qui est une grosse librairie, avec laquelle beaucoup de gens font du Web aujourd’hui, ait été rendue open source par Facebook aujourd’hui ; c’est une bonne chose.

Frédéric Couchet : Oui, parce que beaucoup de produits utilisés aujourd’hui par les développeuses et développeurs de logiciels libres ont été initiés, sont même développés par des GAFAM.

Maud Royer : Absolument et qui, souvent d’ailleurs, prennent un peu leur indépendance après. Ils ne prennent pas leur indépendance sous la pression des utilisateurs finaux, malheureusement, mais quand ça devient effectivement de la mise en commun de capital indispensable un peu à tout le monde, c’est de la pression entre gros acteurs du capitalisme : « s’il vous plaît, est-ce qu’on peut mettre ça en gouvernance partagée, parce que c’est quand même un peu embêtant qu’il n’y en ait qu’un d’entre nous qui ait la main dessus ». C’est pour cela que la Linux Foundation, que tout un tas de fondations, comme ça, gouvernent des projets open source, qui sont, en fait, des moyens de gouvernance qu’ont trouvé les grosses entreprises pour gérer ce qui est un capital commun.

Frédéric Couchet : Et arriver à se mettre d’accord dans l’intérêt de ces entreprises.

Maud Royer : De tout le monde, c’est ça, mais l’utilisateur final a généralement peu son mot à dire dans ce type d’instance. Mais c’est mieux que du logiciel propriétaire, pour moi ça ne fait ça fait aucun doute et je veux qu’ils continuent, parce que, en vrai, on peut faire plein de choses et on peut, notamment, parfois détourner ces technologies qui sont mises à notre disposition pour faire des choses très intéressantes. Pour moi, c’est tout le sens de la culture du hacking, encore aujourd’hui, qui est d’utiliser des choses qui sont là pour faire pas forcément exactement ce à quoi ça sert au début et en faire quelque chose d’utile à la société ou simplement de rigolo, parfois aussi. Mais oui, tant mieux que ça existe déjà.

Frédéric Couchet : OK. Je propose qu’on fasse une pause musicale, une petite respiration, comme cela après, nous parlerons justement du hacking et aussi de ce que tu as fait en utilisant ces outils et aussi les outils tu as développé.
Nous allons faire une pause musicale. Nous allons écouter Burn The Whole Thing Down par Momma Swift. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Burn The Whole Thing Down par Momma Swift.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Burn The Whole Thing Down par Momma Swift, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution. La traduction, c’est visiblement « on brûle tout », dans cette chanson. En tout cas, je vous encourage à écouter les paroles, je pense que ça a dû plaire à Maud.

[Jingle]

Deuxième partie 46’ 48

Frédéric Couchet : Nous poursuivons notre discussion, toujours avec Maud Royer qui développeuse web, experte en stratégies numériques de mobilisation et de plaidoyer. On va bientôt attaquer la mobilisation et le plaidoyer, on va expliquer ce que c’est. Mais avant, on a une question sur le salon web par rapport à ce que tu expliquais juste avant la pause musicale : est-ce que Maud publie sur papier ou sur le Web ? Où pourrait-on lire toutes ses idées et les travaux qu’elle développe ? Donc, est-ce que tu as publié ?

Maud Royer : Je crois que l’article sur les instances de gouvernance, notamment de standardisation du Web, n’est plus disponible sur le site de l’Institut La Boétie qui a été refait et les gens n’étaient pas au courant que les bonnes ??? sont les ???[47 min 34] qui ne bougent jamais !

Frédéric Couchet : Ou qu’il y a des redirections.

Maud Royer : Il est disponible sur mon site perso, maudroyer.fr, je ne sais plus quel est le titre, mais on le trouvera.

Frédéric Couchet : On mettra le lien dans la page de l’émission.

Maud Royer : Le mémoire, pour le coup, que j’ai fait en M2 n’est pas disponible, n’est pas publié et ne le sera jamais. Sinon, j’écris de temps en temps des articles sur mon site perso et mon livre paraît le 9 octobre sur la transphobie en France ces dernières années, mais ça n’a rien à voir avec ce dont on a parlé jusqu’à présent.

Frédéric Couchet : Ça n’a rien à voir, mais autant l’annoncer tout de suite, parce que, parfois, on oublie des choses évidentes. C’est Le lobby transphobe chez Textuel et ça paraît le 9 octobre. Présente-le en une phrase ou deux.

Maud Royer : C’est un livre qui revient sur ce qui, en France, depuis début 2020, est une sorte de résurgence des discours transphobes, comme on n’en avait pas connu depuis longtemps, et, en particulier, leur pénétration importante dans le champ médiatique et politique, notamment à la droite et l’extrême-droite. Ça été très progressif, ça a commencé en 2020 par quelques personnes, puis, en 2021, CNews, Éric Zemmour et Valeurs actuelles s’y sont mis, puis, en 2023, on a vu les premières propositions de loi voulant enlever des droits aux personnes trans, quelques mois avant la dissolution. C’est donc un peu un retour sur tout cela, comment ça s’est organisé et comment les personnes trans et leurs alliés peuvent y répondre aussi politiquement. Ça n’est absolument pas un bouquin qui explique ce qu’est la transidentité, qui va vous expliquer ce qu’est la transidentité si vous n’y connaissez rien, il y a plein d’autres bouquins qui le font très bien, ça n’est pas l’objet. C’est vraiment un bouquin sur un combat politique important que je mène, parce que je suis concernée au premier chef, mais aussi important pour des milliers de personnes.

Frédéric Couchet : Notamment à travers ton association Toutes des Femmes, toutesdesfemmes.fr, dont tu es la présidente, si je me souviens bien.

Maud Royer : Absolument.

Frédéric Couchet : Donc, ça sort le 9 octobre et, si vous voulez le commander, il y a une librairie parisienne qui s’appelle A Livr'Ouvert, une librairie très sympathique dans le 11e où vous pouvez le commander, vous demandez Magali qui est, par ailleurs, aussi présidente de l’April, multitâches elle aussi, en tout cas multi-activités plutôt que multitâches.
Juste avant la pause tu parlais de l’importance du hacking et de faire des choses rigolotes aussi. Déjà, est-ce que tu peux expliquer ce qu’est le hacking ?

Maud Royer : En français ça veut dire « bidouiller » et, pour moi, c’est vraiment la bonne réponse. Moi j’ai appris en bidouillant, j’ai appris parce que le logiciel libre existe. Je n’aurais pas pu apprendre l’informatique sans le logiciel libre, puisque je ne suis jamais allée en école d’informatique et que, au départ, je n’ai même pas commencé par des technologies web qui sont un peu, par essence, open source, quand bien même elles ne le sont pas juridiquement, puisque ce n’est pas du code compilé, donc on y a toujours un peu accès.
Après le C, j’ai eu une grosse période où j’ai fait un langage de programmation – je ne sais pas s’il est encore très vivant aujourd’hui –, le Vala, une tentative, un projet GNOME de construire un langage de programmation. Ça va être très court, après je reviens à des choses compréhensibles par tout le monde. Une tentative du projet gnome concernant un langage orienté objet, autour de GObject, qui compilait un langage qui ressemblait un peu à du C++ vers du C, qui, ensuite, être compilé derrière.

Frédéric Couchet : C’est aussi l’occasion de préciser que, dans l’informatique, il y a beaucoup de langages de programmation – C, Vala, etc. Par contre, partie logiciel libre, c’est le fait qu’on ait accès au code source ? Par exemple, tu as pu lire du code source et ça t’a appris les choses ou pas du tout ?

Maud Royer : Oui. C’est aussi la culture de la documentation qu’il y a dans le logiciel libre. J’ai passé ma vie à lire de la documentation, du coup, quand j’ai appris le Vala, c’était pour programmer mon propre player audio parce que je n’étais pas contente de celui qu’il y avait par défaut dans Ubuntu à l’époque et même d’aucun qui existait sous GNOME. Je n’ai, évidemment, jamais réussi à terminer ce projet seule. En fait, j’ai beaucoup appris l’informatique en me lançant dans des projets que je n’ai jamais pu achever, parce qu’ils étaient beaucoup plus titanesques que je n’en avais l’impression, mais, au moins, c’était facile d’essayer et c’est ça le hacking pour moi : il n’y a aucune barrière à l’entrée, du coup on peut essayer. On se plante, mais on apprend comme ça et ça ne coûte rien, le code source est à disposition, ça prend deux secondes à télécharger.

Frédéric Couchet : Vu ta génération, tu es d’une génération où il y avait aussi beaucoup de ressources, de forums, etc., par rapport à la mienne et celle de Vincent, on va dire, as-tu utilisé ces ressources, ces forums, par exemple pour poser des questions ou pas du tout ?

Maud Royer : Avec le recul, j’ai étonnamment peu passé de temps sur des channels IRC, j’ai peu rejoint des communautés en ligne où il y avait de l’échange par rapport à ce que j’aurais pu faire et, même, ce qu’il aurait été probablement utile, pour moi, de faire pour me renseigner. J’ai beaucoup lu, en fait, mais, finalement, j’ai peu contribué à autre chose que du code. J’ai eu une période où j’ai contribué beaucoup sur Stack Overflow, et c’est un peu absurde parce que j’ai vraiment, pour le coup, donné du savoir à une entreprise privée qui l’exploite commercialement. C’est un site de questions/réponses d’informatique et j’ai répondu un peu à quelques grandes questions qui n’étaient pas présentes sur Stack Overflow du type : peut-il y avoir des ??? conditions dans un programme à un seul trade [54 min 05], qui est encore, en fait, une réponse consultée quotidiennement par des dizaines de gens et qui fait que sur Stack Overflow j’ai un compte avec énormément de points de réputation, comme ils les appellent, parce que j’ai contribué un peu à deux/trois questions très importantes comme ça. Mais c’est tout ce que j’ai fait comme participation à des communautés de développeurs.

Frédéric Couchet : OK ! Le temps passe très vite à la radio.
On va revenir sur la mobilisation du plaidoyer, notamment ton implication dans La France Insoumise, dans la partie numérique. On a bien compris tes motivations à rejoindre ce mouvement, mais, concrètement qu’est-ce que tu as fait et qu’est-ce que le plaidoyer ? Peut-être que les gens connaissent d’autres mots. Peux-tu nous présenter ce qu’est le plaidoyer ?

Maud Royer : Ce sont deux choses différentes. Le plaidoyer c’est plutôt ce que je fais maintenant que ce que j’ai fait à La France Insoumise, mais j’ai aussi beaucoup appris à La France Insoumise pour faire ce que je fais maintenant.
À La France Insoumise j’ai fait beaucoup de choses. Déjà, évidemment, j’ai géré l’infra, j’ai géré l’hébergement des gros sites, lafranceinsoumise.fr, j’ai géré 2017.fr, puis melenchon2022.fr, toujours avec le même plaisir. Un de mes défis technologiques préférés c’est de gérer les énormes trafics qu’on a sur ce type de site internet au moment du 20 heures où Jean-Luc Mélenchon annonce sa candidature à l’élection présidentielle.

Frédéric Couchet : Ou quand il sort une phrase et qu’il y a un pic tout d’un coup.

Maud Royer : Ce n’est pas aussi rapide qu’au 20 heures, rien ne bat le pic du 20 heures de TF1 ou de France 2 encore aujourd’hui, parce qu’il faut le temps que la phrase soit relayée par un journal, etc., c’est beaucoup plus étalé dans le temps, même si, au final, sur une journée, ça peut faire le même trafic qu’un pic après un moment d’une minute trente quand une URL a été dite à la télé.
J’ai bossé là-dessus et ensuite j’ai bossé sur les outils de mobilisation et je pense que ce sont des choses qui n’existaient pas trop à l’époque. Je pense que quand j’ai commencé, en 2017, le projet Mobilizon, un projet de Framasoft pour développer justement un peu une plateforme comme ça où les ou les militants peuvent poster leurs événements, s’organiser, etc., n’existait pas ou c’était balbutiant. En tout cas en 2016, quand j’ai commencé, parce que la campagne de 2017 a commencé avant 2017, il n’y avait vraiment pas grand-chose.

Frédéric Couchet : Tu es partie d’outils qui existaient déjà pour les agréger, quelque part, ou vous avez carrément fait aussi du développement pour ces outils ?

Maud Royer : À l’époque, par manque total de ressources par rapport à ce qu’on voulait faire et aussi parce que je n’avais pas, entre guillemets, « la position » dans La France Insoumise pour imposer un peu ce que je voulais, nous sommes même partis sur un SaaS, au début de la campagne, un service hébergé ailleurs, pas chez nous, donc on n’avait absolument pas accès aux sources. C’était NationBuilder, en plus un truc américain. Progressivement, on a remplacé une à une les briques de ce truc par des logiciels libres que nous avions écrits nous-mêmes.

Frédéric Couchet : Combien étiez-vous dans l’équipe ? Ou étais-tu seule ?

Maud Royer : En 2016, on était deux/trois, on avait un stagiaire, ce n’était pas fou !

Frédéric Couchet : Il faut relativiser. Les gens s’imaginent qu’il y a beaucoup de personnes dans les partis !

Maud Royer : Mais aussi parce que, historiquement, très peu de moyens sont mis dans l’informatique dans les campagnes présidentielles françaises.

Frédéric Couchet : Contrairement aux États-Unis !

Maud Royer : Oui. Après, il y a aussi beaucoup moins de sous qui sont mis dans la campagne tout court. Aux États-Unis, la primaire de Bernie Sanders, c’est un dollar par vote récolté, c’est phénoménal !
On a donc fait avec les moyens du bord, on a progressivement remplacé et je pense qu’en octobre 2017, après la campagne, on avait complètement viré NationBuilder et on tournait entièrement sous logiciel libre, avec un truc sous Django qu’on avait entièrement développée, Django est un cadre de développement libre et, je trouve, très bien foutu.

Frédéric Couchet : Je pense qu’à la radio il faudrait qu’on prévoie des traductions de tous les termes, même nous, parfois, nous réfléchissons avant de trouver la version française. Donc, ça c’était en 2017.

Maud Royer : Oui, c’était en 2017. On a fait ensuite pas mal d’outils de gestion interne et puis en 2022, l’équipe a beaucoup grossi, on a recruté une designeuse, on a recruté d’autres devs, etc., et là on a commencé à développer une application qui ressemblait beaucoup plus à un réseau social, qui est devenue actionpopulaire.fr, avec cette idée d’avoir vraiment une plateforme dédiée à l’action qui soit identifiée comme un objet séparé du site lafranceinsoumise.fr où il y avait les news, les vidéos, des discours, etc., alors qu’auparavant c’était une sous-section du site qu’on essayait, justement, au contraire, d’être visuellement la plus intégrée possible au site où il y avait ??? [1 h 00 min 03]

Frédéric Couchet : Peut-être aussi, je suppose, pour élargir au-delà de La France Insoumise.

Maud Royer : Oui, pour élargir. La campagne présidentielle c’est toujours un moment d’élargissement et, en même temps, cette plateforme devait aussi faire les régionales en 2021, donc il fallait un truc qui, effectivement, ne soit pas trop siglé France Insoumise pour que les gens qui voulaient faire la campagne présidentielle puissent s’y rendre sans forcément adhérer à La France Insoumise, juste en soutenant la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Ce truc a très bien marché, je suis vraiment très fière de ce qu’on a construit, il y a des tas de gens de partout dans le monde qui nous ont contactés pour en discuter avec nous.

Frédéric Couchet : C’est marrant parce que j’ai une remarque sur le salon web qui me dit « il y a pas eu trop de pub autour de l’existence de ces sites », ce qui me surprend, peut-être que je suis trop politisé, parce que je les ai vus.

Maud Royer : Action Populaire est un outil à destination des militants.

Frédéric Couchet : Avant toute chose, ce ne sont pas des outils à destination du grand public.

Maud Royer : C’est un outil à destination des gens qui ont déjà mis leur adresse e-mail sur melenchon2022.fr, qui ont cliqué sur « je veux agir » et on les renvoie vers l’appli qui sert à ça. Ce n’est pas un outil de propagande, c’est vraiment un outil d’auto-organisation des gens. Il y a eu un petit peu de couverture par la presse spécialisée, on en a parlé comme troisième point dans une conférence de presse. C’est un outil majeur de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2022, en tout cas, parmi les gens qui ont participé à cette campagne, personne ne peut l’ignorer, mais pour les gens qui ont vu juste de l’extérieur c’est effectivement complètement possible d’être passé à côté, ce n’était pas le but d’en faire la pub, même si dans des milieux très spécialisés ça a pu nous aider. Je me souviens des gens sur Twitch qui comparaient les codes sources des différentes applications des candidats et qui disaient que c’est celui de La France Insoumise qui est le mieux écrit et j’étais très fière.

Frédéric Couchet : Il y a aussi l’aspect que dans les programmes de certains partis, dont La France Insoumise, Les Verts, les communistes et autres, il y avait un engagement logiciel libre et qu’une tradition c’est de vérifier un petit peu, dans les axes, ce qui se passait. Peut-être que dans les années précédentes, comme tu le disais, on utilisait des sites extérieurs et finalement, en 2022, il y a eu la mise en pratique du positionnement par rapport aux axes avec du recours au logiciel libre et aussi, sans doute, avec l’absence de trackers type Facebook, Google et compagnie. Donc utiliser Matomo, qui est un outil libre d’analyse de sites web, à la place de Google Analytics.
Le temps passe super vite, il ne nous reste même pas une dizaine de minutes, après j’aurai deux questions traditionnelles.
Là, on a bien compris ton engagement dans La France Insoumise, 2017, 2022. Sur ton site web, il y a un onglet « qu’est-ce que je fais » et il est indiqué « depuis le printemps 2022, je partage mon esprit et mon temps entre mes deux intérêts, donc, d’un côté, l’activité de ma société et, de l’autre, je consacre mon temps libre à militer dans des associations et collectifs sur des projets qui me semblent importants », dont tu as parlé tout à l’heure. Qu’est-ce qui a motivé, finalement, en 2022, ce choix de créer une société, je ne sais pas si tu es indépendante ou autre, et de n’y consacrer, entre guillemets, « que 50 % » de ton temps, si je comprends bien, à peu près ?

Maud Royer : Ça dépend des moments, je ne suis pas sur un partage strict. Déjà, le fait que j’ai la chance, quand même, d’être dans un secteur du marché du travail où on ne gagne pas trop mal sa vie et, en même temps, j’aime bien bidouiller, j’aime bien faire des projets persos, j’ai toujours un petit projet personnel, des trucs que je développe, une petite application, mais ce n’est pas non plus mon grand kif de faire de l’informatique pour gagner ma vie. Ça m’allait bien à La France Insoumise parce que c’était militant en même temps, mais, de toute façon, si je n’ai pas beaucoup de temps pour militer à côté, qui est mon réel intérêt dans la vie et ce qui me fait me lever le matin, c’est compliqué. C’est donc aussi cette volonté, peut-être après tant d’années à La France Insoumise où c’était hyper-intéressant et, globalement, j’étais très en accord avec tout ce que j’ai fait politiquement là-bas, la volonté d’avoir un peu la liberté de consacrer beaucoup de temps à des causes politiques et de faire un peu ce que je veux, notamment de prendre le temps d’écrire ce bouquin et j’ai cette liberté parce que je suis freelance dans un métier où ça paye bien.

Frédéric Couchet : Et freelance avec que du logiciel libre ?

Maud Royer : Oui. En tout cas, je n’ai pas besoin de travailler pour des gens qui font du logiciel propriétaire, je ne suis même pas sûre que je gagnerais mieux ma vie. Je ne travaille qu’avec des gens qui font du logiciel libre, je dirais même que je ne travaille qu’avec des gens qui travaillent sur le logiciel libre. Je travaille notamment sur un logiciel qui s’appelle Hermine, qui est développé par le cabinet Inno3, de Benjamin Jean, avec plein d’autres partenaires. On automatise une partie de l’analyse juridique qu’il faut faire quand on inclut d’autres logiciels libres dans les logiciels qu’on produit. C’est hyper-intéressant, ça m’intéresse beaucoup de travailler là-dessus parce que je suis quand même un peu une nerd de la propriété intellectuelle et du copyright.

Frédéric Couchet : Effectivement ! On a compris. OK. C’est très cool.
Ma dernière question avant les deux questions traditionnelles des Parcours libristes : toujours sur ton site, à un moment tu évoques la charge militante qui repose toujours sur les mêmes personnes, c’est un bout de phrase. Dans ton implication militante, je me suis demandé comment tu gères, justement, cette charge militante, comment tu prends soin de toi, comment ça se passe en fait.

Maud Royer : Ce n’est pas toujours facile. Par exemple, le choix que j’ai fait, depuis je suis présidente, de consacrer vraiment beaucoup de temps à Toutes des Femmes, c’est un choix que je ne pourrais pas faire si, par ailleurs, je n’avais pas cette activité freelance dans laquelle je suis assez souple avec mon emploi du temps. Ce que je fais à Toutes des Femmes je le fais parce que je sais que ce n’est pas pour toujours. Je sais que je suis en train de donner du temps à une association qui est aussi en train de se construire, de se développer, on a cinq fois plus d’adhérentes qu’il y a un an et demi, par exemple. Mon souhait, c’est qu’un jour cette association fonctionne sans que moi j’aie besoin particulièrement d’y consacrer du temps, parce que j’aurai aidé à l’organiser, à la structurer, avec toutes les autres cofondatrices. Je conçois beaucoup de mes engagements comme des projets de construction plutôt que de « l’investissement de fonctionnement », entre guillemets, et je pense que c’est cela qui me donne envie de continuer, de dire que même si j’arrête il en restera quelque chose parce que d’autres gens en feront quelque chose. Je crois que c’est ça qui me fait lever le matin, mais, parfois, on a aussi ce truc que si c’est ça l’intérêt, il faut effectivement réussir à construire quelque chose. C’est là où ça devient stressant et angoissant, je ne sais pas trop comment je le gère, j’ai des périodes où je suis très stressée, comme, je crois, tout le monde.

Frédéric Couchet : D’accord ! Alors les deux dernières questions traditionnelles, celle-là est un peu particulière parce que c’est un Parcours libriste. Normalement, on demande à la personne qu’on invite de résumer, si possible en moins de deux minutes, les principaux messages qu’elle voulait faire passer. Qu’est-ce que tu dirais ou est-ce que tu as envie de rajouter quelque chose ?

Maud Royer : Je ne sais pas qui nous écoute, mais j’ai envie de dire que si vous êtes déjà convaincu par le logiciel libre, mais que vous n’y voyez que l’aspect liberté individuelle, allez plus loin et creusez la question de la propriété intellectuelle en général, notamment de la propriété intellectuelle sur la recherche, les brevets, les médicaments, les technologies de santé. Je suis aussi très proche des luttes historiques, par exemple du VIH, et l’histoire d’Act Up, l’histoire de AIDES et de tous les gens qui ont lutté contre le VIH, sont des histoires qui ressemblent étonnamment à celle du logiciel libre. Ce sont des gens qui ont lutté contre la mainmise de gens sur des résultats de recherche qui devraient appartenir à tout le monde. Donc creusez là-dessus, je pense ça va vous intéresser.

Frédéric Couchet : Je me permets juste petite incise : il y a une vingtaine d’années, quand la notion des brevets sur les logiciels arrivait, on a fait pas mal d’actions avec Act Up à l’époque où Emmanuelle cosse était la présidente, parce que, effectivement, il y avait une convergence.

Maud Royer : Il y avait une grosse convergence sur ces luttes-là. C’est un peu le message que j’ai envie de faire passer : la propriété intellectuelle, c’est globalement pas ouf !

Frédéric Couchet : Dernière question : est-ce que tu aurais un ou deux conseils de lectures, de podcasts, ou autres, qui soit en rapport avec toi, avec le Libre ou avec autre chose ? Quelque chose qui te fait plaisir ou quelque chose qui peut faire du bien aux gens ?

Maud Royer : On a pas déjà pas mal parlé du livre, je comptais le dire comme un des deux. Donc, Le lobby transphobe, le 9 octobre aux éditions Textuel.
Pour le deuxième, j’ai réfléchi, et puis je n’ai pas envie de conseiller un bouquin sur le logiciel libre, ils sont souvent déjà conseillés. Je crois que le bouquin qui a été le plus important dans ma trajectoire d’informaticienne, qui a fait que je fais ce métier aujourd’hui, que je me suis même passionnée pour le noyau Linux et son histoire, etc., ça a été Systèmes d’exploitation d’Andrew Tannenbaum, qui est un énorme manuel sur la façon dont fonctionnent les systèmes d’exploitation et que j’ai lu, peut-être un peu trop jeune pour comprendre tout ce qu’il y avait dedans. En fait, pour toute personne qui découvre l’informatique en bidouillant, comme je l’ai fait ado, et qui apprend – moi j’ai principalement appris en essayant de faire –, c’est aussi bien de prendre du recul et, parfois, de lire des gros pavés de théorie, si on en a la force.

Frédéric Couchet : Je ne suis pas sûr, c’était MINIX le système ?

Maud Royer : MINIX, c’est le « système éducatif », entre guillemets, qu’a développé Andrew Tannenbaum et qui est un peu l’illustration de son livre. Andrew Tannenbaum est un éminent professeur dont Linus Torvalds, le créateur du noyau Linux, a été un des étudiants. Ce qui est très drôle c’est que quand Andrew Tannenbaum a vu les premières versions du noyau de Linux, il a dit que ça ne marcherait jamais et que les choix technologiques qu’il avait faits étaient une erreur ; Andrew Tannenbaum était pour des choix technologiques complètement opposés à ceux qu’a fait Linus dans le noyau Linux. Dans ce bouquin, Systemes d’exploitation, il reconnaît son erreur, à posteriori, d’avoir prêché « trop tôt », entre guillemets, pour une certaine architecture qui était bien sur le papier, mais qui, en pratique, ne pouvait pas marcher aussi bien que celle du noyau Linux. Le débat historique entre les deux est très intéressant, j’ai appris beaucoup de choses.

Frédéric Couchet : OK. On mettra toutes les références dans la page consacrée à l’émission, juste après, sur libreavoius.org/218 puis c’est la 218e émission.
Merci Maud, c’était un plaisir de t’avoir. Je vais à ton site web, maudroyer.fr. Passe une belle fin de journée.
On va faire une pause musicale.

[Virgile musicale]

Frédéric Couchet : Après la pause musicale, nous écouterons la première chronique de Vincent Calame sur son nouveau thème, La convivialité d’Ivan Illich. En attendant, nous allons écouter El Jefe par San Blas Posse. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : El Jefe par San Blas Posse.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter El Jefe par San Blas Posse, disponible sous licence Creative Commons Partage dans les mêmes conditions.

[Jingle]

Frédéric Couchet : Nous allons passer au sujet suivant.

[Virgule musicale]

Chronique « Lectures buissonnières » de Vincent Calame sur La convivialité d’Ivan Illich

Frédéric Couchet :