Émission Libre à vous ! 17 septembre 2024

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Titre : Émission Libre à vous ! diffusée sur Radio Cause Commune le mardi 17 septembre 2024

Intervenant·es : Gee - Maud Royer - Vincent Calame - Frédéric Couchet - Julie Chaumard à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 17 septembre 2024

Durée : 1 h 30 min

[URL Podcast]

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous dans Libre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations et d’échanges sur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Parcours libriste avec Maud Royer. Nous allons parler de son parcours de développeuse de logiciels libres et aussi de ses engagements. Ce sera le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme la chronique de Gee, « IA partout, justice nulle part », et, en fin d’émission, la chronique de Vincent Calame qui nous parlera d’Ivan Illich.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous ! l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April.

Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter.

Nous sommes mardi 17 septembre 2024, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission du jour, Julie Chaumard. Bonjour Julie.

Julie Chaumard : Bonjour Frédéric. Bonjour à tous.

Frédéric Couchet : Nous vous souhaitons une excellente écoute.

[Jingle]

Chronique « Les humeurs de Gee » sur « IA partout, justice nulle part » (rediffusion de la chronique diffusée le 28 mai 2024)

Frédéric Couchet :






Parcours libriste avec Maud Royer, développeuse web, et experte en stratégies numériques de mobilisation et de plaidoyer

Frédéric Couchet : Nous allons donc poursuivre par notre sujet principal intitulé « Parcours libriste ». L’idée du Parcours libriste, c’est d’inviter une seule personne pour parler de son parcours personnel et professionnel, un parcours individuel, certes, mais qui va, bien sûr, être l’occasion de partager messages, suggestions et autres.
Notre invitée du jour est Maud Royer. Bonjour Maud.

Maud Royer : Bonjour.

Frédéric Couchet : N’hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous, et je salue les personnes qui sont déjà présentes sur ce salon.
J’ai lu sur ton site web « développeuse web et experte en stratégies numériques de mobilisation et de plaidoyer », on reviendra évidemment là-dessus. L’émission va être consacrée à te présenter, mais j’ai envie de te demander comment toi tu te présentes quand, par exemple, tu vas à une soirée ou quand tu rencontres des personnes et que les gens te demandent ce que tu fais dans la vie. Quelle est ta réponse ?

Maud Royer : Ça dépend vraiment. Déjà, je vais dans beaucoup de soirées où les gens ne me demandent pas ce que je fais dans la vie parce que je suis une personne trans et les milieux trans sont notamment des milieux où il y a beaucoup de chômage et, quand la plupart des gens n’ont pas de travail, ce ne sont pas des questions qu’on pose de manière si franche. Mais bon, il m’arrive aussi d’aller dans des endroits où on me la pose. Généralement, je réponds assez franchement sur ce que je fais en ce moment. En ce moment, globalement, je suis développeuse freelance, à peu près à mi-temps, pour plusieurs clients dont l’incubateur des services numériques de l’État, la DINUM, pour qui, notamment, je développe des logiciels open source depuis quelques années.

Frédéric Couchet : Je précise juste que la DINUM c’est la Direction interministérielle du numérique.

Maud Royer : Je dis aussi que je travaille à mi-temps pour mon association, de manière entièrement bénévole, une association féministe et trans qu’on a créée en 2020 avec quelques amies. Je fais du plaidoyer pour les droits des personnes trans et les droits des femmes. Je ne rentre pas forcément dans les détails selon l’interlocuteur que j’ai en face, évidemment, parce que ce sont des questions qui suscitent parfois des réactions un peu hostiles, tout du moins désagréables. C’est généralement ce que je dis et, parfois, je raconte aussi un peu ce que j’ai fait avant et c’est la partie experte en stratégies de mobilisation. Notamment, j’ai été très longtemps responsable des outils numériques à la France Insoumise où j’ai construit, en gros pendant deux campagnes présidentielles, celle de 2017 et celle de 2022, avec une équipe, où j’ai développé plein de choses, notamment le réseau social Action Populaire qui est la plateforme de mobilisation qu’utilisent les militants Insoumis pour organiser la vie du mouvement, les groupes d’action locaux, les événements, etc., qui est à la fois un site et une application mobile, qui est aussi un logiciel libre.

Frédéric Couchet : OK. De toute façon, on va en reparler. Tu n’as pas cité le nom de ton association tu peux la citer.

Maud Royer : L’association c’est Toutes des Femmes, toutesdesfemmes.fr.

Frédéric Couchet : Toutes des Femmes. On parlera de ce sujet sans doute un petit peu à la fin, parce que, en plus tu as une actualité dans la librairie, avec un livre qui sort bientôt. On en reparlera à la fin. On va surtout axer la discussion sur la partie développeuse, logiciel libre. Le Parcours libriste c’est un peu comprendre ce qui t’a amenée là, comment tu as découvert l’informatique, le logiciel libre. Donc, question un petit peu traditionnelle : à quel moment, dans ta vie, as-tu découvert l’informatique et/ou le logiciel libre ?, je ne sais pas comment ça s’est fait. Quand as-tu commencé à t’intéresser à ces sujets-là ? Vers quel âge ? Dans quel contexte ?

Maud Royer : Assez jeune. J’étais au collège, en cinquième/quatrième, on a on a 12/13 ans, je crois, en cinquième/quatrième, en plus je suis de décembre. Mes amis jouaient beaucoup aux jeux vidéo et je n’avais pas l’argent pour payer l’abonnement à World of Warcraft à l’époque. Je passais beaucoup de temps sur l’ordinateur en conversation avec eux, mais avec rien d’autre à faire, pour le coup, de mes mains, puisqu’on avait un ordi qui ne permettait pas de faire tourner les derniers jeux, etc.

Frédéric Couchet : Chez vous, il y avait un seul ordinateur ?

Maud Royer : J’avais l’ordinateur de ma mère.

Frédéric Couchet : Tu n’avais pas ton ordinateur

Maud Royer : En tout cas au début. Je pense que j’ai commencé à cette période, un peu aussi pour passer le temps, à bidouiller un peu. Je ne saurais pas exactement dire comment ça a commencé, je n’ai pas le souvenir du détail, mais très vite, comme, je pense, c’est le cas de beaucoup de personnes de ma génération, j’ai terminé sur ce qui était le Site du Zéro à l’époque et j’ai appris un peu le développement web. Le Site du Zéro est juste un site plein de tutoriels pour apprendre à développer. Je crois que j’ai commencé par le langage de programmation C, que je n’utilise plus du tout aujourd’hui.

Frédéric Couchet : Tu n’as pas choisi le plus simple !

Maud Royer : Parce que c’était le tutoriel qui était en haut du site et, après, j’ai fait des langages de programmation plus pour le Web, j’ai fait du HTML, du CSS, du JavaScript, avec très tôt l’idée de faire un site internet, ça va me permettre de gagner de l’argent et je pourrai payer mon abonnement à World of Warcraft. J’ai eu très tôt cette idée-là. Donc, au départ, pas trop d’intérêt particulièrement pour le logiciel libre.

Frédéric Couchet : Je suppose que ton ordinateur était sous Windows ou Mac peut-être.

Maud Royer : Absolument. Il était sous Windows, même sous Windows Millenium alors que c’était la période de Windows XP et je n’avais pas le droit de passer trop de temps sur l’ordi, donc j’imprimais les tutoriels et je les lisais le soir dans ma chambre, c’était un peu sport !
Plus tard, je pense au début du lycée, j’ai eu mon propre ordinateur et je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment c’est venu, peut-être parce que je développais déjà pas mal, j’ai installé Ubuntu en dual boot, c’est-à-dire en gardant Windows et en installant Ubuntu qui était un peu la grosse distribution Linux, facile d’accès, on va dire grand public à l’époque. Je pense que j’ai commencé avec la 7.04 et comme les distributions Linux sont datées en fonction des années, c’était en 2007, et j’ai commencé avec la 8, en tout cas je me souviens de la version 8.

Frédéric Couchet : Tout à l’heure, tu as parlé de génération, tu as la trentaine, c’est ça ?

Maud Royer : J’ai 31 ans. À ce moment-là, j’ai commencé à beaucoup me renseigner sur le logiciel libre et ça a été très important dans ma trajectoire, parce que j’ai trouvé l’idée de la licence libre, la façon dont on utilisait un peu par une sorte de retournement juridique le copyright pour, finalement, créer du partage de propriété intellectuelle, ce qu’on appelle le copyleft, la gauche d’auteur. J’ai trouvé ça très intéressant, j’étais un peu obsédée et j’ai commencé à réfléchir un peu comme quand on est ado et qu’on se dit qu’on a des idées sûrement géniales alors qu’en fait c’est juste qu’on n’en a discuté avec personne et, évidemment, des tas de gens y ont pensé aussi. J’ai commencé à réfléchir à la façon dont on peut étendre cette idée à d’autres domaines que l’informatique, etc. J’étais un peu obsédée par ça et, en même temps, je continuais à progresser en informatique. À ce moment-là, j’ai lu des manuels d’informatique qui étaient, normalement, vraiment des manuels de cours. J’ai arrêté un peu le Site du Zéro et j’ai commencé à acheter des gros manuels sur les systèmes d’exploitation, sur les réseaux, etc.

Frédéric Couchet : Comme c’était au lycée, c’est une période où on se pose des questions, en tout cas les parents se posent des questions sur l’avenir, sur ce que l’enfant va faire, est-ce que tu t’es dit « je vais m’orienter sur de la programmation, sur l’informatique » ?

Maud Royer : Eh bien pas du tout. Parallèlement, j’ai commencé aussi à rentrer dans le militantisme politique par d’autres aspects. Il y avait la loi Darcos, la loi Chatel qui étaient des réformes de l’éducation à cette époque-là, du nom d’anciens ministres de l’Éducation. J’ai bloqué mon lycée, normal ! J’étais à Lille dans les coordinations municipales des différents blocages de lycées, etc. Je pense que vers la fin du lycée j’ai un peu laissé ça de côté pour ce qui était mon engagement politique, mais j’allais à des rendez-vous de libristes à Lille, j’y suis allée deux/trois fois, je ne sais plus comment ça s’appelait.

Frédéric Couchet : Chtinux ?

Maud Royer : Non. Je pense que ça s’appelait autrement à l’époque, vraiment je ne sais pas, je crois que c’était au Café Citoyen je crois que ça existe toujours.

Frédéric Couchet : Je ne sais pas si ça n’existe toujours. Il y a eu la Braderie de Lille ce week-end et je sais qu’il y avait un stand logiciel libre où il y avait Chtinux, Chtinux est un Groupe d’Utilisateurs et Utilisatrices de Logiciels Libres qui faisait des ateliers au Café Citoyen, j’y suis allé il y a quelques années, mais peut-être qu’il y avait plusieurs groupes.

Maud Royer : Peut-être que c’était ça.

Frédéric Couchet : En tout cas, tu fréquentais des personnes qui étaient libristes.

Maud Royer : Je suis allée à deux/trois réunions, je n’étais pas très assidue, mais toujours ce truc quand même très important dans ma trajectoire politique. Du coup, un engagement très tôt, aussi plus largement, sur la question de la propriété intellectuelle, plus largement que sur le logiciel, qui, je pense, m’a marqué aussi pour la suite de ma trajectoire et, aujourd’hui, je dirais mon intérêt pour la question de la propriété intellectuelle est bien plus large que pour le logiciel libre, il est peut-être même plus centré sur d’autres trucs, sur les médicaments, sur les brevets qui, pour moi, sont un truc vraiment hyper important.

Frédéric Couchet : Finalement, relativement jeune, tu as lié l’aspect logiciel libre à un aspect plus politique que technique, si je comprends bien. Au début, c’est la technique qui t’a intéressée avec le Site du Zéro, etc., et, après, tu as vu dans le logiciel libre l’aspect politique, ce qu’on ne voit pas forcément.

Maud Royer : Oui, très tôt, parce que j’avais des parents très politisés, pour moi c’était un peu difficile de passer à côté. J’étais en filière ES, on faisait de la sociologie et de l’économie. Pour moi, c’était assez important et ensuite, plus tard dans mes études, pour le coup j’ai un peu fait une pause dans le développement et, dans mes études, je ne me suis pas du tout orientée dans l’informatique. J’ai fait des sciences sociales, j’ai fait, en particulier, de la sociologie et de l’économie, comme je faisais déjà au lycée. J’ai fait un master d’économie et je ne me suis pas du tout orientée dans l’informatique, parce que, pour moi, ça restait un loisir et je ne comptais pas en faire un métier. Je pense qu’il y a plein de raisons, notamment le fait que ce n’était pas forcément un milieu dans lequel je me sentais hyper à l’aise.

Frédéric Couchet : En tant que femme, comment as-tu été accueillie dans ces groupes qui sont quand même très fortement masculins, il faut le dire ?

Maud Royer : C’était en pré-transition, je n’étais pas une femme à l’époque, mais ça n’empêchait pas ! Pour le coup, c’est un truc qui n’a pas changé avec ma transition, c’était déjà le cas avant, je me suis toujours sentie mal à l’aise dans des espaces très majoritairement masculins. Je pense que c’est ça aussi : l’idée d’aller dans une école d’ingénieur, ou un truc comme ça, était vraiment inconcevable pour moi. Je n’en avais pas du tout envie. Ça n’a pas été vraiment une question, pour moi, de faire des sciences humaines, d’étudier d’un peu plus près aussi les questions politiques. J’ai fait de l’économie parce que, pour moi, c’était une des matières « les plus politiques qu’on puisse étudier », entre guillemets. Dans mes études d’économie, j’ai choisi de m’intéresser particulièrement à des sujets qui croisaient notamment l’informatique.
Un des premiers trucs que j’ai étudié, un peu parce que j’aimais bien : en économie, il y a ce qu’on appelle la théorie des jeux qui modélise les comportements des gens dans des situations où, globalement, ils ne savent pas trop ce qui va se passer, donc, j’ai bossé sur une modélisation des systèmes d’enchères de publicité de Google, des trucs qui n’étaient pas trop modélisés. Google avait – je pense qu’il a changé depuis l’époque où j’ai bossé dessus – un système d’enchères sur des mots-clés. En gros, on achète des mots-clés pour afficher des annonces dans les résultats des moteurs de recherche. Ce système était un peu spécial, il combinait plein de caractéristiques, notamment avec des systèmes de prix plancher, etc., c’était un peu complexe. Le modèle qui représentait spécifiquement ce mode d’enchères, avec tous ces paramètres-là, n’existait pas, ça donc a été le sujet de mon premier mémoire de master. J’aurais probablement pu aller travailler chez Google, peut-être aller bosser là-dessus avec mon master d’économie. Du coup, dans mon deuxième master, j’ai fait un deuxième mémoire de master, j’ai travaillé vraiment sûr sur le logiciel libre et j’étais dans un master avec des économistes plus de gauche que dans mon premier.

Frédéric Couchet : C’était quel master ?

Maud Royer : C’était le master EPOG [Economic POlicies for the Global transition] à Paris 13, à Villetaneuse, avec beaucoup de gens qui travaillaient beaucoup sur les communs et qui, je pense, manquait encore de gens qui avaient envie de mettre en lien ce concept des communs développé dans tout un champ de l’économie, qui ne vient pas que de là, et le logiciel libre. On ne s’est pas soucié des gens qui n’avaient pas forcément l’expertise technique pour comprendre complètement ce qui se passait avec le logiciel libre, et qui m’ont beaucoup encouragée à travailler là-dessus et je crois que ça m’a marquée. J’ai fait un mémoire là-dessus, sur comment étaient adoptés les logiciels libres dans les organisations. C’est aussi l’époque où j’ai fait un stage à Etalab qui était l’Agence des services du Premier ministre, qui s’occupait de l'open data.

Frédéric Couchet : Un service public. Ça existe encore.

Maud Royer : Je crois que ce moment a marqué un peu un tournant pour moi, parce que c’est le moment où je me suis dit « il y a beaucoup de gens, en particulier des gens avec qui je pouvais discuter dans le cadre de ce mémoire, qui pensent qu’on peut concevoir la question du logiciel libre en dehors de la question de qui le fait, qui l’écrit. qui l’utilise, etc. » À ce moment-là je finissais mes études, en 2016, de toute façon cette page s’est refermée parce que je suis allée travailler dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon, mais si j’étais restée je pense que je me serais plutôt attachée à essayer de montrer – c’est ce que beaucoup de gens ont fait depuis, j’ai vu des conférences au FOSDEM il y a deux ans, je ne sais plus les noms, malheureusement, des deux personnes qui travaillaient là-dessus – comment il y a eu une certaine réappropriation du logiciel libre, d’ailleurs plus souvent appelé open source que logiciel libre, par le capitalisme et comment il a su en faire aussi quelque chose qui fonctionne très souvent à son profit. J’ai pris beaucoup de recul à cette époque-là, du coup j’ai décentré la question du logiciel libre plus largement sur des questions de libertés numériques, parce que je pense qu’on ne peut pas travailler l’un sans l’autre, en tout cas que ce n’est pas pertinent, même généralement, de penser la question du logiciel libre sans penser la question du capitalisme et comment le capitalisme concentre aussi ses moyens de production, sa propriété, etc. Je peux éventuellement détailler. Le truc dont je me suis un peu rendu compte à l’époque, c’est qu’en fait l'open source, comme ils l’appellent, c’est aussi un moyen, pour les GAFAM en particulier, mais aussi pour des entreprises de taille intermédiaire, de mettre en commun de la R&D, de la recherche et développement, qui va avant tout leur profiter et qui va profiter, de manière générale, à tout le secteur. Mais ça ne les dérange pas, parce que, de toute façon, ça fait des dizaines d’années que le fonctionnement des GAFAM, pour maintenir leur position dominante et leur position monopolistique sur le marché, c’est de racheter les petites boîtes, donc ils sont très contents si, entre guillemets, il y a « une barrière à l’entrée » qui facilite l’innovation, c’est une forme de subvention à l’innovation par les plus gros, et ils savent que cette innovation par les petits va, au final, leur profiter parce qu’ils vont les racheter et qu’ils vont les intégrer à leur monopole. J’avais fait des statistiques, mais on le savait déjà à l’époque, sur les commits du noyau Linux, sur les modifications faites sur le noyau Linux, et 90 % sont faits par des salariés de boîtes très importantes du secteur.

Frédéric Couchet : On peut citer IBM, Google et d’autres, je n’ai pas les noms en tête. Le noyau Linux est une partie importante d’un système d’exploitation libre sur lequel beaucoup de grosses entreprises contribuent directement.

Maud Royer : Et qui mettent en commun leurs coûts de développement et elles gagnent beaucoup avec cette mise en commun.
Plus récemment encore, j’ai un peu étendu la question, je l’ai fait notamment dans le cadre de mon travail à la France Insoumise où, à un moment, on m’a fait bosser sur le programme numérique. Ça c’est ce qu’a fait l’émergence des GAFAM aux logiciels libres et je me suis demandé ce qu’a fait l’émergence des GAFAM à des instances de gouvernance de l’informatique, au-delà de la question de la propriété intellectuelle, qui ont émergé dans les années 70/80, même dans les années 90. C’est l’exemple de l’IETF[Internet Engineering Task Force], un organisme international de standardisation qui se met d’accord sur les protocoles d’Internet, en gros les standards technologiques sur lesquels tout le monde se met d’accord pour pouvoir communiquer entre eux. Autant la première version d’HTTP, le protocole qui est à la base de la navigation web, a été défini quasiment par que des chercheurs du public, autant HTTP/3 c’est le résultat, dans la même instance, d’une discussion entre des ingénieurs de Facebook, des ingénieurs de Google et des ingénieurs de Microsoft. En fait, plus personne d’autre qu’eux n’a de pouvoir réel, en tout cas, ne peut faire le poids, quand bien même ces discussions se passent au consensus.

Frédéric Couchet : En théorie, dans ces structures, n’importe qui peut participer. Mais, ce que tu expliques, c’est que la mainmise de ces grands groupes qui ont des salariés à temps plein pour travailler sur ces sujets-là fait que, finalement, ils orientent les standards de l’Internet vers ce qui les intéresse avant tout, donc tout ce qui rapporte, tout ce qui renforce un modèle économique notamment basé sur la pub, les données personnelles.

Maud Royer : Exactement. On parle de la recherche publique, on parle de la souveraineté des États, mais, en fait, il n’y a plus aucun État qui se donne les moyens d’agir, par exemple sur les standards du Web, parce que, pour s’en donner les moyens, il faut qu’il y ait des ingénieurs du public en nombre suffisant, payés pour le faire, pour participer à ces discussions et ce n’est pas le cas. Il y a des gens qui le font.

Frédéric Couchet : Sans doute quelques-uns, mais pas suffisamment.

Maud Royer : Voilà ! Vraiment pas suffisamment et, de toute façon, je pense que c’est complètement en dehors des radars de tous les gens qui font des grands discours sur la souveraineté numérique, alors que les protocoles avec lesquels on communique sur Internet sont des questions cruciales.

Frédéric Couchet : On voit ça notamment dans un protocole important qui est celui du mail, du courriel, où, pour tout ce qui est gestion anti-spam, etc., aujourd’hui ce sont les grands qui décident et on doit se conformer, par exemple, à ce que décide, en gros, Gmail, et adapter ses propres règles quand on gère ses propres serveurs de mails. Tu m’as dit que c’était en 2016 ?

Maud Royer : Non. J’avais écrit ces trucs sur les organismes de standardisation pour l’Institut La Boétie qui est le think tank de la France Insoumise en 2021. Ce sont donc des trucs plus récents, mais qui, pour moi, vont dans la ligne de « le logiciel libre, c’est bien, mais si on pense pas la place des grosses entreprises là-dedans ! »

Frédéric Couchet : Donc, c’est une brique essentielle mais pas suffisante et ce qui t’a intéressée dans ton parcours, c’est d’aller au-delà.
Il y a une question sur la zone de chat, sur le salon web, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous. Une personne te demande quelle différence tu fais entre open source et logiciel libre. Même si tu l’as un peu expliqué, est-ce que tu peux détailler ?

Maud Royer : Pour moi, dans le logiciel libre, même si ce n’est pas explicitement quelque chose d’anticapitaliste, il y a cette volonté de liberté, notamment de liberté de l’utilisateur final, qui me semble très importante, donc de liberté individuelle. C’est vraiment une différence personnelle.

Frédéric Couchet : C’est ton interview, c’est ton Parcours libriste !

Maud Royer : Alors que pour moi, dans l'open source, il y a vraiment cette idée de « on met en commun la propriété intellectuelle », qui est donc vraiment une approche économique, utilitaire, et pas du tout de question de liberté individuelle qui me paraît absente dans la réflexion de l'open source.

Frédéric Couchet : En fait, ce sont souvent les mêmes logiciels qui sont derrière, ce sont souvent des licences comparables, mais la philosophie et l’objectif ne sont pas les mêmes, tout simplement. Ce qui t’intéresse plus c’est vraiment la partie logiciel libre parce que, comme tu dis, tu mets au centre la personne utilisatrice de l’informatique, là où les grands, les GAFAM et compagnie, qui utilisent de l'open source, vont l’utiliser pour d’autres fins.

Maud Royer : Oui clairement.

Frédéric Couchet : Vu qu’on est sur ce sujet-là, comment vois-tu les entreprises du logiciel libre – je ne vais en citer aucune comme ça je ne me fâcherai avec personne – qui disent faire de l'open source, soit qui font du service soit qui sont des sociétés éditrices d’un logiciel libre ? Quelle est ta position par rapport à ça ? Je parle vraiment de deux sociétés plutôt type PME, PMI.

Maud Royer : Je vais dire quelque chose d’un peu… Je ne pense pas que le capitalisme soit une force qui n’apporte que de mauvaises choses. C’est plutôt une bonne chose que le monde capitaliste de l’informatique se développe de plus en plus avec l'open source, quand bien même il le fait à son profit. C’est quand même mieux pour tout le monde que si on n’avait que des Microsoft qui ne font que du logiciel propriétaire, aux sources fermées, qui se font de la concurrence entre eux. En vrai, c’est plutôt pas mal que React, qui est une grosse librairie, avec laquelle beaucoup de gens font du Web aujourd’hui, ait été rendue open source par Facebook aujourd’hui ; c’est une bonne chose.

Frédéric Couchet : Oui, parce que beaucoup de produits utilisés aujourd’hui par les développeuses et développeurs de logiciels libres ont été initiés, sont même développés par des GAFAM.

Maud Royer : Absolument et qui, souvent d’ailleurs, prennent un peu leur indépendance après. Ils ne prennent pas leur indépendance sous la pression des utilisateurs finaux, malheureusement, mais quand ça devient effectivement de la mise en commun de capital indispensable un peu à tout le monde, c’est de la pression entre gros acteurs du capitalisme : « s’il vous plaît, est-ce qu’on peut mettre ça en gouvernance partagée, parce que c’est quand même un peu embêtant qu’il n’y en ait qu’un d’entre nous qui ait la main dessus ». C’est pour cela que la Linux Foundation, que tout un tas de fondations, comme ça, gouvernent des projets open source, qui sont, en fait, des moyens de gouvernance qu’ont trouvé les grosses entreprises pour gérer ce qui est un capital commun.

Frédéric Couchet : Et arriver à se mettre d’accord dans l’intérêt de ces entreprises.

Maud Royer : De tout le monde, c’est ça, mais l’utilisateur final a généralement peu son mot à dire dans ce type d’instance. Mais c’est mieux que du logiciel propriétaire, pour moi ça ne fait ça fait aucun doute et je veux qu’ils continuent, parce que, en vrai, on peut faire plein de choses et on peut, notamment, parfois détourner ces technologies qui sont mises à notre disposition pour faire des choses très intéressantes. Pour moi, c’est tout le sens de la culture du hacking, encore aujourd’hui, qui est d’utiliser des choses qui sont là pour faire pas forcément exactement ce à quoi ça sert au début et en faire quelque chose d’utile à la société ou simplement de rigolo, parfois aussi. Mais oui, tant mieux que ça existe déjà.

Frédéric Couchet : OK. Je propose qu’on fasse une pause musicale, une petite respiration, comme cela après, nous parlerons justement du hacking et aussi de ce que tu as fait en utilisant ces outils et aussi les outils tu as développé.
Nous allons faire une pause musicale. Nous allons écouter Burn The Whole Thing Down par Momma Swift. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Burn The Whole Thing Down par Momma Swift.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Burn The Whole Thing Down par Momma Swift, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution. La traduction, c’est visiblement « on brûle tout », dans cette chanson. En tout cas, je vous encourage à écouter les paroles, je pense que ça a dû plaire à Maud.

[Jingle]

Deuxième partie 46’ 48

Frédéric Couchet : Nous poursuivons notre discussion,