Les innovations ont-elles un genre

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Titre : Les innovations ont-elles un genre ?

Intervenant·es : Marion Coville

Lieu : Lyon - MiXiT 2024

Date : 29 avril 2024

Durée : 31 min 18

Vidéo

Présentation de la conférence

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description[modifier]

Les approches féministes des sciences et des technologies remettent en cause le caractère neutre et universel des savoirs et des innovations. On entend par exemple souvent parler de stéréotypes, et il est courant de chercher à faire évoluer l'image classique (et masculine) de l'expert en tech. Mais au-delà des représentations, comment des biais de genre peuvent-ils façonner la conception ou le fonctionnement même d'une technologie ? Comment des inégalités peuvent-elles se matérialiser dans des services numériques ?

Transcription[modifier]

Merci beaucoup pour l’invitation. Bonjour à toutes et bonjour à tous.
Je suis effectivement enseignant-chercheur à l’Université de Poitiers, je bosse aussi pas mal dans le milieu associatif, je vous raconterai ça à la fin de la kyenote et, côté recherche, je m’inscris effectivement dans des approches dites féministes des sciences et des technologies. Ce qui va m’intéresser c’est vraiment d’essayer de comprendre comment le genre va façonner des connaissances scientifiques, des diagnostics, des technologies, des médias.
Comme Agnès l’a souligné, j’ai travaillé dans plusieurs secteurs, en particulier le jeu vidéo sur lequel j’ai fait toute ma thèse. J’ai travaillé aussi sur tout ce qui va être médiation scientifique, sur la robotique, la santé, sur le travail en ligne et effectivement, maintenant, je suis responsable d’un projet de recherche sur les applications de suivi des cycles menstruels. En fait, je travaille dessus depuis 2018, ça fait déjà cinq ans, et il se trouve que c’est vraiment un très bon exemple pour vous parler du sujet du genre et des innovations.

Genre et innovation – C’est quoi le problème?[modifier]

À partir du début des années 2010, on avait des applications de santé généraliste sur nos smartphones dans lesquelles il était possible de rentrer énormément de données, que ce soit notre rythme cardiaque, le nombre de pas qu’on avait pu faire dans la journée, le nombre de calories qu’on avait ingérées, le nombre de grammes de sel qu’on avait pu ingérer, l’état de notre transit, etc. Par contre, il y avait un truc qu’on ne pouvait pas noter, c’était la date de nos règles, ça n’existait pas dans les applications de santé généraliste. Il a fallu que des femmes créent des applications spécifiques sur la question des règles pour qu’on ait des services numériques sur nos smartphones, qui permettent d’inscrire la date de nos règles. On pense, par exemple, à ??? [2 min 13] qui a créé l’application et l’entreprise allemande Clue. Même une fois qu’elles ont décidé de créer ces applications, ça ne s’est pas fait facilement. En fait, la plupart des personnes qui ont créé des applications de suivi menstruel et des innovations pour la santé des femmes de manière plus générale racontent que généralement, quand elles ont essayé de les faire financer, elles ont essuyé beaucoup de refus.
Actuellement, je mène une enquête auprès des entrepreneuses de la Fentech en France, j’ai effectivement à nouveau ce genre de retour : quand elles vont voir des financeurs pour présenter leurs projets qui sont sur la santé des femmes, on va leur répondre que, finalement, leur projet est trop de niche, qu’il n’est pas assez rentable, qu’il est pas assez d’envergure.
Moi-même, je vous l’ai dit, j’ai commencé à travailler sur la question en 2018 ; on est en 2024, je viens seulement d’obtenir un financement pour pouvoir faire ma recherche. Avant, j’étais obligé de la faire sur mon temps libre entre le 15 juillet et le 15 août. Globalement, quand je présente ce sujet de recherche en dehors de cercles féministes, au mieux on va trouver mon sujet de recherche original et rafraîchissant, j’appelle ça l’effet Febreze, au pire on va trouver ça pas intéressant, voire dégoûtant. Je pense que mon exemple préféré, qui est aussi le plus cocasse, c’est la première fois que j’ai fait une communication publique sur les applications de suivi menstruel dans un colloque scientifique entre universitaires. Je finis ma présentation sur ma super enquête dont j’étais trop fière, sur les utilisatrices de ces applications, sur tout ce que j’avais fait, les résultats que j’avais. Un enseignant-chercheur a pris la parole, m’a posé une question. Il m’a dit « j’ai entendu dire que les femmes étaient capables de synchroniser leurs cycles quand elles étaient les unes à côté des autres. Est-ce que, du coup, on pourrait envisager que toutes les femmes qui utilisent la même application pourrait synchroniser leur cycle ? » Effectivement, si vous avez des contacts chez Netflix, je pense que ça peut faire un super scénario de film d’horreur. Par contre, en tant que sociologue qui essayait de candidater à des projets de recherche de l’Agence nationale de la recherche, ce n’était pas forcément le sujet qui m’intéressait le plus ! Blague à part, malheureusement c’est vraiment arrivé !
Les arguments de type c’est un projet de niche, ce n’est pas assez rentable, ce sont des arguments qui, bien évidemment, sont faux. Ce sont des arguments qui vont revêtir la représentation de la rationalité pour essayer de justifier que c’est un projet qui serait risqué, que le retour sur investissement n’est pas assuré – ce n’est pas moi, c’est le marché – mais tout cela est faux. C’est-à-dire que si on joue vraiment le jeu de la rationalité et qu’on va aller chercher des chiffres, qu’on va aller rechercher dans les statistiques de l’Insee, par exemple, pour savoir combien de personnes sont concernées par les menstruations aujourd’hui dans la population française, combien de dépenses de santé sont effectuées par les femmes, quel est le taux d’équipement des smartphones du côté de la population féminine, tout cela nous donne des chiffres qui, bien évidemment, nous précisent qu’une application de suivi smartphone pour suivre ses règles c’est tout sauf une niche, sauf si vous arrivez à faire rentrer des dizaines ou des centaines de milliers de personnes dans une niche !
Donc, le problème ce n’est pas la rentabilité, donc c’est quoi ?
C’est là qu’on a besoin du concept de genre pour comprendre où est le problème.

Je débarque dans un espace où, depuis deux jours, on parle déjà du genre. On a notamment parlé de transidentité, on a parlé de non-mixité, il y a déjà eu pas mal d’apports sur ces questions-là. Donc, moi je vais essayer de venir compléter un petit peu tout ça en vous expliquant comment, en tant que sociologue, on étudie le genre et vous raconter ensuite comment, en sociologie de l’innovation, on va aller s’intéresser justement aux questions de genre.
Je vais commencer quand même par une petite introduction sur ce qu’est le genre.

C’est quoi le genre ?[modifier]

Petite précision : « genre » n’est pas un synonyme du mot « sexe » pour faire joli, parce qu’il ne faut pas le dire le terme sexe, c’est tabou. Je le vois de plus en plus, notamment dans les médias, où, finalement le mot sexe disparaît au profit du mot genre parce que ça fait plus joli. Ce sont deux concepts, deux termes qui font appel à des choses différentes.
On peut dire, finalement, que le genre c’est cet ensemble de valeurs, de comportements d’attributs, de goûts, que nous serions censés tous et toutes partager selon que nous sommes des hommes ou des femmes. Le genre ce sont toutes ces attentes que les autres ont envers nous parce qu’ils nous ont identifiés comme des hommes ou des femmes ; ce sont les manières dont ils s’adressent à nous parce qu’ils nous ont identifiés comme des hommes ou comme des femmes ; quand ils n’y arrivent pas ils sont dans la merde ! Ça va être toutes ces petites phrases du type « un garçon ça ne pleure pas, il faut t’endurcir », « les gros mots ce n’est pas joli dans la bouche d’une fille, tu es vraiment un garçon manqué ». Ce sont donc des discours, ce sont des pratiques, ce sont des jugements, ce sont des images, ce sont des comportements, ce sont des loisirs, c’est vaste, et quand je vous dis ça, finalement, on a un peu l’impression que c’est tout, que c’est partout et, en fait, c’est exactement ça.
Il faut vraiment avoir en tête que le genre c’est un concept, c’est un concept scientifique issu des sciences humaines et sociales, et c’est un concept qui nous permet, chercheurs et chercheuses, d’étudier les rapports sociaux entre des groupes d’individus et d’analyser comment ce qu’on appelle la différence des sexes va jouer un rôle dans l’organisation de nos sociétés et dans les relations entre les individus dans tous les aspects de notre vie, que ce soit le travail, l’éducation, la famille, etc.
Comment est construit ce rapport de genre ? En fait, il est basé sur ce qu’on appelle un système de bicatégorisation, c’est-à-dire qu’on va séparer les êtres humains en deux groupes : en fonction des catégories de sexe – mâle et femelle – qui deviennent les catégories sociales homme et femme. Quand on étudie le genre on va s’intéresser à la manière dont ce système de catégorisation va se construire, comment des valeurs vont être connotées comme masculines, comment des comportements vont être connotés comme féminins. Ça c’est une première partie, mais ce n’est pas tout.
En fait, le genre c’est un rapport social asymétrique, c’est-à-dire que la catégorie homme et la catégorie femme ne sont pas pensées comme égales. Ce qui est connoté masculin va généralement être valorisé, là où ce qui est connoté comme féminin va généralement être déprécié, c’est pour cela qu’on parle d’un rapport de pouvoir.
Quand vous avez un métier qui, aujourd’hui, se féminise on va dire que c’est un métier qui est en perte de vitesse, que c’est un métier qui est en train de se dévaloriser, comme l’enseignement par exemple.
Dernier petit point : le genre c’est vraiment considérer que les inégalités sociales qu’on observe aujourd’hui sont construites, elles sont sociales. On va aller s’intéresser à la manière dont les différences biologiques sont utilisées comme un argument pour justifier des différences et des inégalités qui sont sociales. Ça, c’est pour la base.
Maintenant, quel est le rapport entre genre et innovation ?

Le lien entre genre et innovation ? Ou 40 ans de recherche en 15 minutes[modifier]

Ils sont nombreux en fait. Ça fait 40 ans qu’on a des chercheurs, et surtout des chercheuses, qui travaillent sur ces questions. Je vais essayer de vous de vous dresser un peu un panorama et vous verrez qu’à chaque fois, dans le coin en bas à gauche des slides, je vous ai mis des petites références et des conseils de lecture s il y a des points qui vous intéressent plus que d’autres pour aller rechercher des infos.
Le premier lien évident entre genre et innovation, c’est l’accès à la formation et aux carrières scientifiques. C’est sûrement le point dont on vous a le plus parlé, c’est celui qui est le plus médiatique, c’est celui, peut-être, dont on a connaissance depuis le plus longtemps. Je sais qu’Isabelle Collet, par exemple, est venue aussi, il y a quelques années, faire une présentation dans le cadre de MiXiT sur ces questions.
Comme je vous le disais, le genre ça façonne dès l’enfance et durant toute l’éducation, ça va forcément façonner les choix de loisirs, d’éducation, de filière. Ce n’est pas tout puisque même pour les femmes qui vont intégrer des filières scientifiques ou techniques, le parcours va aussi être semé d’embûche, notamment en raison des stéréotypes sexistes et misogynes qui vont peser par exemple lors des recrutements.
Ce qui m’intéresse plus c’est ce qui vient après, notamment dans les espaces de travail.
On en a parlé dans quelques conférences pendant ces deux jours : le manque de diversité va participer à créer des espaces de travail qui sont majoritairement masculins, qui vont donc renforcer une culture masculine dans les organisations qu’on va retrouver, en fait, dans les moindres petits détails de la vie quotidienne des entreprises.
Je vous ai mis un petit florilège des différents constats que les chercheurs et chercheuses ont pu faire, il y en a qui sont peut-être plus évidents que d’autres.
Par exemple le fait qu’un homme nouvellement recruté va être, à priori, perçu dans les équipes comme compétent, là où une femme va devoir régulièrement faire l’objet de tests de ses compétences et va devoir prouver qu’elle est véritablement à sa place.
Ça va aussi jouer par exemple dans la cohésion des équipes qui va généralement se baser sur des loisirs partagés, des goûts culturels partagés, qui, eux-mêmes, sont genrés et qui vont aussi rendre difficile l’intégration des femmes et des minorités de genre qui ne partagent pas forcément ces codes dans tous les aspects informels de la vie en entreprise.
Un point qui est peut-être un petit peu moins connu, c’est l’association inconsciente entre bon manager et bon père de famille. Catherine Marry l’a étudié chez les ingénieurs. Elle a regardé un petit peu le lien entre opportunités de carrière et nombre d’enfants. Chez les femmes, plus on a d’enfants moins on a d’opportunités de carrière, rien de nouveau sous le soleil, malheureusement ! En revanche, ce qu’elle note, et c’était beaucoup plus étonnant, c’est que plus les hommes ont d’enfants plus ils ont des opportunités de carrière et plus ils occupent des postes à responsabilité. Elle trouvait ça assez étonnant, elle a commencé à regarder un petit peu, à faire des enquêtes, à lire les manuels et elle s’est aperçu qu’on lie très finement l’image qu’on se fait d’un bon manager à celle qu’on se fait d’un bon père de famille. En fait, un homme va performer cette autorité parentale, va performer le rôle de père qu’il peut avoir à côté, dans l’espace de travail, plus il a de chances d’être placé à une position de leader par rapport à un homme qui, par exemple, est célibataire et sans enfant, qu’importe l’âge.
Il y a aussi la question des rythmes de travail qui sont difficilement compatibles avec ce qu’on appelle le second shift. Le second shift, c’est la situation dans laquelle se retrouvent la plupart des femmes hétérosexuelles et en couple, c’est-à-dire qu’elles ont leur journée de travail et, une fois chez elles, elles ont une seconde journée de travail, ce qu’on appelle le second shift dans lequel on va retrouver le travail domestique, les tâches parentales, les tâches éducatives. Pour information, ça fait 20 ans que les chiffres de l’Insee sur le partage des tâches ménagères n’ont quasiment pas évolué.
Il y a aussi la question des rythmes de travail dans des équipes qui sont à 100 % masculines. Même là, en fait, ça peut avoir un impact concret sur les conditions de travail des femmes. Quand, dans une équipe, vous demandez à vos salariés de travailler 70, 80, 90 heures dans la semaine parce qu’il faut sortir le jeu vidéo, il faut sortir l’application à telle date, si ces personnes ne sont pas célibataires, si ces personnes vivent en couple, si ces personnes ont des enfants, généralement elles peuvent tenir ce rythme de travail parce que, à la maison, il y a une compagne qui va prendre en charge les tâches éducatives, les tâches parentales, les tâches domestiques pour permettre le rythme effréné de travail du conjoint. Donc là aussi, en fait, on va avoir des effets indirects sur les opportunités de carrière et sur les conditions de travail des femmes.
Ce que j’ai noté aussi dans mes recherches, que je note encore dans mes recherches aujourd’hui, c’est le fait que les initiatives en faveur de l’égalité – pareil pour le handicap, pareil pour la diversité – vont généralement être perçues comme une injustice ou comme une menace ou comme des risques d’abus. Donc il va vraiment falloir se battre, voire faire de la résistance pour faire advenir des politiques d’égalité en entreprise.
Jusqu’ici c’est vraiment sur le volet organisationnel.

16’ 12[modifier]

Genre et innovation ?[modifier]

Concrètement, ce qui m’a intéressée, c’est plutôt de regarder quel impact ça peut avoir sur les technologies qui sont produites et sur l’innovation. Donc, je vous propose qu’on aille un petit peu plus de ce côté-là, parce que c’est le côté que j’ai le plus creusé.
Au sein des processus de conception, plusieurs recherches montrent qu’effectivement les utilisateurs et utilisatrices lambdas ne sont pas systématiquement pris en compte au cours de la conception.
Quand des tests d’usage sont faits, il n’est pas rare que ces groupes tests soient majoritairement masculins et/ou qu’ils aient été recrutés directement dans l’entourage proche des concepteurs, ce qui fait qu’on a un biais d’échantillonnage qui est extrêmement important.
L’autre problème, c’est que généralement les tests utilisateurs sont faits relativement tard dans la vie de l’innovation, ce qui fait que les résultats les moins concordants avec les perspectives des concepteurs et avec l’état dans lequel l’objet existe déjà vont, parfois, être mis de côté et on va plutôt garder le positif qui ressort des tests. Ce qui fait qu’on va aussi avoir des biais cognitifs de confirmation.
Généralement, on va préférer aux tests d’usage des processus qui sont plus rapides, qui sont plus faciles, qui sont moins coûteux. Le fait, par exemple d’aller parler directement à des experts : vous voulez faire quelque chose sur la parentalité, plutôt que de faire des focus groupes avec des parents, vous allez avoir un pédiatre, par exemple ; vous allez analyser les produits déjà existants ou alors les concepteurs vont se baser sur leur propre expérience pour concevoir un produit. À chaque fois, en fait, on va avoir des biais de reproduction de l’état existant des choses.
Justement, sur la question des concepteurs, c’est un truc qui m’a vachement intéressée, que j’ai passé beaucoup de temps à étudier pendant ma thèse. Il y a un phénomène qui est très documenté par la sociologie de l’innovation, qui a été nommé justement par les sociologues la i-methodology, la méthodologie du moi. C’est le fait que des concepteurs vont eux-mêmes se représenter comme les futurs usagers d’une innovation pour faire des choix de conception. Sauf que, si vous avez une équipe de concepteurs qui est très homogène, ça va forcément conduire à concevoir des objets qui répondent aux goûts, aux habitudes et aux compétences de ce groupe très homogène, qui ne sont pas partagés par l’ensemble de la population et qui sont généralement très inégalement répartis. Par exemple, pendant le terrain que je faisais pendant ma thèse, il était question, pour un groupe de concepteurs, de concevoir un dispositif numérique à destination des personnes néophytes, débutantes, qui ne connaissaient pas les jeux vidéos, pour les accompagner, pour faire de la médiation sur ce qu’est le jeu vidéo, donc leur apprendre à jouer, les accompagner, leur montrer vraiment ce que sont les règles d’un jeu de base, ce qu’est une manette de jeu, comment on y joue. Ils voulaient faire un tutoriel pas à pas, sauf que le problème c’est que, concrètement, ça les emmerdait un peu, ce n’est pas le truc le plus fun à faire, ce n’est pas ce qui valorise le plus leurs compétences, ils préféraient vraiment faire un truc par essai-erreur, avec un dispositif un petit peu mystérieux où on ne sait pas vraiment comment ça se joue, il faut toucher, il faut tâtonner, il faut un peu se planter pour comprendre au fur et à mesure comment la machine fonctionne. Oui, parce que ça correspond à leur goût, parce que ça correspond au fait qu’eux se sentent légitimes à toucher, à bidouiller, il y a pas de problème, donc ça valorisait leurs compétences. Au final, ils ont effectivement produit un dispositif qui est basé sur l’essai-erreur auquel – j’ai fait les tests d’usage après – les néophytes et les débutants ne touchent pas parce qu’ils ne se sentent pas légitimes. Et on va souvent observer ce phénomène où, finalement, les concepteurs vont plutôt faire les choix de design qui valorisent leurs compétences, qui valorisent ce qu’ils sont capables de faire et toute la technicité dont ils peuvent faire preuve, plutôt que les choix qui vont en faveur de l’accessibilité.
Ce phénomène, où on s’imagine soi-même en tant qu’usager universel, est directement lié au fait que le masculin est pensé comme neutre. Le féminin c’est la particularité, c’est le singulier, c’est le subjectif, c’est la niche de dizaines et de centaines de milliers de personnes. Et au contraire, on va plutôt éduquer les hommes blancs, cis, valides, hétéros, occidentaux de classe moyenne/supérieure, à penser que leur expérience est universelle. En fait, c’est ça la définition de l’hégémonie. L’hégémonie, c’est la capacité d’un groupe social à imposer son expérience du monde comme l’expérience naturelle et universelle. C’est la capacité à faire passer son mode de vie comme la norme, donc, à présenter les autres expériences du monde comme particulières, subjectives, déviantes et anormales. En fait, c’est ce qui va participer à faire que tout ce qui est lié de près ou de loin à des thématiques perçues comme féminines, liées au handicap, liées au racisme, vont être jugées de moindre intérêt parce que pas universelles, donc, pas dignes de financement.
Mais, dans le cadre des innovations en sciences ça va au-delà de la question du financement.
Le masculin perçu comme neutre va avoir un impact très important et c’est comme ça, par exemple, qu’on va se retrouver avec une ceinture de sécurité qui est testée sur des modèles de corps masculins et qui va infliger aux corps différents des blessures bien plus graves ; c’est comme ça qu’on va se retrouver, pendant des années, avec des erreurs de diagnostic liées à l’infarctus et un taux de mortalité bien trop élevé chez les femmes, parce qu’on ne connaît pas les symptômes de l’infarctus chez les femmes à cette époque-là, maintenant on a fait des recherches, mais, en fait, on pensait les symptômes de l’infarctus chez les hommes universels, donc, pendant longtemps, quand les femmes se plaignaient d’autres douleurs, elles étaient mal orientées et elles n’étaient pas diagnostiquées de l’infarctus qu’elles étaient en train de faire ; ça va s’appuyer aussi sur des stéréotypes misogynes, c’est-à-dire que lorsqu’une femme va se plaindre de douleurs, on va d’abord penser qu’elle est douillette, qu’elle exagère, qu’elle pourrait quand même faire un effort, que c’est dans sa tête et, en fait, c’est comme ça qu’elles en meurent.
J’insiste vraiment là-dessus. En fait, si vous ne deviez retenir qu’un truc de ce que je suis en train de vous raconter, c’est ça : les inégalités, les discriminations, en fait on en crève. On en parle comme d’un truc important aussi pour l’image, important pour le bien-être, mais en fait, aujourd’hui on en meurt.

Je fais un pas de côté d’une minute pour vous parler de handicap plutôt que de genre.
Je suis une personne autiste, j’ai mis 33 ans à être diagnostiquée en raison du genre. Ce mois-ci, il y a eu la journée de sensibilisation à l’autisme, le 5 avril il me semble. Qu’est-ce qu’on a eu en France pour la sensibilisation à l’autisme ? France 2, chaîne de service public, nous a pondu un merveilleux téléfilm sur le meurtre d’un enfant autiste, parce que sa mère n’en pouvait, téléfilm qui cherche à essayer de comprendre et à expliquer le geste de la mère, et on a eu, ensuite, un merveilleux débat sur un plateau télévisé, où il y avait une personne autiste entourée de personnes non autistes, neurotypiques, qui débattaient tranquillement : est-ce que nos vies d’autistes valent autant qu’une vie de neurotypique ? Est-ce que nos vies d’autistes valent d’être vécues ? Aujourd’hui, la plupart de l’argent de la recherche pour l’autisme va dans des tentatives de dépistage de l’autisme avant la naissance pour prévenir les parents à l’avance « attention, vous êtes peut-être en train d’être enceinte d’une personne autiste ». Par contre, sur les aménagements au travail, sur les capacités d’éducation, sur simplement le bien-être et l’accompagnement des personnes autistes, c’est beaucoup plus compliqué. Donc, parfois je suis en colère !

Les inégalités, ce n’est pas de la malchance. Les inégalités sont construites, elles sont maintenues, elles sont renforcées de manière plus ou moins inconsciente, parfois de manière très consciente et organisée, j’y reviendrai à la fin, mais, dans tous les cas, c’est un sujet éminemment politique dans lequel on va tous et toutes avoir une responsabilité.
Je vais me calmer un peu et on va revenir sur la question des stéréotypes. Je ne vais pas me calmer longtemps, ne vous inquiétez pas !

[Applaudissements]

25’ 20[modifier]

Je vais vous parler d’un de mes articles de recherche préférés sur le rasoir Philips.
On a donc vu que ce qui est perçu comme féminin est perçu comme singulier, comme subjectif, ce qui fait que quand on veut qu’une innovation soit utilisée par les femmes, on ne cherche pas à la rendre universelle, non, on crée une innovation pour les femmes. Même si l’objet existe déjà, on va en créer un nouveau pour les femmes.
C’est aussi un des effets du marketing et de la segmentation du marché, c’est-à-dire que faire croire qu’on a besoin d’un objet pour les hommes et d’un objet pour les femmes, c’est aussi vendre deux fois plus de produits. Généralement, en plus, les produits pour femmes sont plus chers, c’est ce qu’on appelle la taxe rose, mais ce n’est pas tout. C’est-à-dire que ces produits pour femmes ne font pas simplement que se repeindre en rose et se balancer un petit peu de paillettes. La technologie elle-même est modifiée aussi.
L’histoire du micro-ondes et l’histoire du rasoir électrique sont deux histoires que j’adore. Je vais vous raconter celle du rasoir électrique rapidement.
En fait, le premier rasoir Philips conçu pour les hommes, pour se raser la barbe, avait déjà des têtes interchangeables et, pour pouvoir changer les têtes du rasoir, il y avait un petit système de vis qui permettait de changer les têtes et qui permettait aussi d’ouvrir le rasoir pour faciliter sa maintenance et son entretien, donc, ça lui permettait aussi d’être plus durable. Et puis, Philips a voulu créer un rasoir pour les femmes. Ils ont effectivement changé le marketing, ils ont changé la couleur, ils ont changé la boîte, ils ont mis une femme, ils ont fait un petit un petit vanity, mais, en fait, ils n’ont pas fait que ça. Chez Philips, ils sont partis du principe que ce qui caractérisait l’usagère femme c’était sa peur des technologies, c’était sa peur de la technique, donc, pour lui vendre un rasoir, il fallait cacher la technique ; la technique, c’était les vis parce qu’il fallait les dévisser, donc, il fallait utiliser un tournevis. Qu’ont-ils fait ? Ils ont encapsulé l’objet technique dans une coque en plastique qui permet de clipser directement les têtes du rasoir, c’est ce qu’on utilise encore aujourd’hui dans beaucoup de rasoirs ou épilateurs électriques, sauf que ça veut dire que l’objet n’était plus démontable, il ne pouvait plus être réparé, on ne pouvait plus aller regarder à l’intérieur comment ça se passait.
En d’autres termes, on opère des choix techniques qui vont avoir un effet très concret sur les possibilités des usagers et des usagères, c’est-à-dire que, concrètement, on imagine une usagère incompétente, donc, en retour, on produit une technologie incapacitante.
C’est ça qui fait que les chercheuses féministes vont généralement considérer que la technologie ne fait pas que refléter l’état du monde, la technologie produit elle-même le genre, elle participe à entretenir des rapports de pouvoir, elle participe à matérialiser des rapports de pouvoir.

Maintenant, je vais essayer de vous parler quand même un peu des solutions.

Observer les biais pour identifier les solutions[modifier]

On a effectivement, pendant ces deux jours, déjà parlé de pas mal de solutions, on a parlé du fait de changer la culture d’entreprise, de changer le management, de réinventer les masculinités. On a aussi eu des talks et des ateliers sur le fait de pouvoir écouter les utilisateurs et les utilisatrices, de développer des techniques d’empathie, de faire attention à la vulnérabilité pour, notamment, prendre en compte des situations qu’on ne vit pas et dont, jusqu’ici, on n’avait pas forcément conscience. La prise de conscience est, pour moi, un point essentiel, la question de la prise de conscience est vraiment un élément central.
La plupart des biais dont je vous ai parlé existent précisément parce qu’ils passent inaperçus, parce qu’ils sont conçus, ils sont vraiment construits pour paraître naturels et allant de soi. Donc, à part partir du moment où ces biais ne se cachent plus dans nos automatismes, mais qu’on va commencer à y porter attention, en fait, on fait déjà un pas vers la solution.
Pour ma part, il y a deux axes dans lesquels je me suis engagée dans les collectifs où je suis, aussi au niveau pédagogie avec mes étudiants et mes étudiantes.
Le premier c’est vraiment d’insister sur le fait de quitter cette posture ou cette volonté de neutralité et d’universalité. L’idée d’un point de vue neutre et universel est un mythe. On est tous et toutes situés à un endroit de l’espace social ; on a tous et toutes une vision partielle et partiale des choses. Et, si on commence à refuser le mythe de la neutralité, on refuse de considérer que notre expérience du monde est naturelle et universelle. En fait, là on commence à reconnaître l’existence d’une altérité et d’autres expériences du monde, parce que, quand on considère que quelque chose est naturel, on considère que ce n’est pas de notre responsabilité. Alors que si on arrête de faire croire et de se faire croire que nos choix sont naturels, donc universels, là on devient responsable de nos choix, donc on doit répondre de nos choix ; on doit se doter d’outils, on doit se doter de méthodes, qui nous permettent de les orienter et qui nous permettent, justement, de les rendre plus divers et plus inclusifs. Ça c’est le premier point.
Le second, c’est celui de dégenrer et de désectoriser des notions essentielles.
Les notions essentielles, pour moi, ce sont, d’un côté, des notions comme la technicité ou la compétence qui sont aujourd’hui perçues comme exclusives au domaine des sciences et des techniques, traditionnellement perçues comme des attributs masculins et qu’il faut redéfinir. Je vais vous donner un exemple tout bête : le tricot. Le tricot, c’est un truc de meuf, c’est un truc de Mamie au coin du feu, c’est un truc de vieille fille qui vit avec ses chats ; ça tombe bien, je suis une vieille fille qui vit avec ses chats, mais ce n’est pas que ça ! Ça c’est l’un des derniers châles que j’ai tricoté l’hiver dernier.

[Applaudissements]

Ça m’a pris quatre mois, ce sont des techniques de mosaïque ; pour chaque rang, il y a à peu près 480 mailles, chaque rang doit être tricoté deux fois avec deux brins de couleurs différentes et il faut faire glisser les mailles pour constituer les motifs. Je vous assure que c’est de la technicité, je vous assure que ce sont des compétences, surtout quand vous devez démonter deux rangs de 480 mailles parce que vous êtes plantée une fois.

Un autre petit exemple. J’ai fait partie d’un hackerspace queer et féministe qui s’appelait Le Reset, qui était à Paris, c’était un peu même ambiance qu’à MiXiT, mais on était hébergé dans un bar queer qui avait pour spécificité d’avoir des godemichets au plafond, on a fait de superbes photos pour nos ateliers. Notre but, c’était vraiment de valoriser les compétences techniques des femmes, des personnes queers et des personnes trans. Quand j’organisais des ateliers de conception de jeux vidéo avec Clément, on cherchait activement des femmes et des minorités de genre qui connaissaient les langages de programmation pour nous épauler. Pourquoi ? Parce que, Clément et moi, on se voyait comme des personnes sans compétences, parce que, globalement, on ne savait pas coder, donc, on se disait qu’on ne savait rien faire. Les ateliers ont tenu pendant des années. Pourquoi ont-ils tenu ? Parce qu’on avait une pratique hyper réfléchie de médiation, d’animation ; chaque mois on se réunissait, on réfléchissait à la façon dont on allait accueillir les gens, ce qu’on allait dire, quels mots on allait utiliser en introduction ; on veillait à ce que le vocabulaire ne soit pas trop technique ; comment allait-on accompagner, valoriser les compétences des autres. Pendant les ateliers, on se répartissait les rôles pour observer vraiment les dynamiques de groupe, pour aller valoriser les personnes, pour leur donner la parole. On réfléchissait aussi à l’agencement matériel pour être sûrs qu’il y a des petits coins un petit peu plus tranquilles pour les gens qui n’osent pas trop, qui ont besoin d’un petit peu plus d’intimité. On réfléchissait à toutes ces choses-là et, en fait, on passait aussi beaucoup de temps à écouter. Tout cela, ça s’appelle du care, du soin, de l’écoute de l’empathie.
Clément et moi sommes tous les deux des personnes trans ou non-binaires, mais, en fait, nous avons été tous les deux socialisés comme des petites filles. On nous a appris que ces valeurs-là étaient innées, que c’était notre rôle de les endosser et que, finalement, c’était naturel. Sauf qu’en fait, c’est faux ! Le care, ce sont des compétences, le care ce sont des savoir-faire. À partir du moment où nous nous sommes dit ça, Clément et moi nous sommes aperçus qu’on avait des compétences qui étaient précieuses, on s’est mis à les formaliser, à écrire dessus, à faire des fiches, à faire des ateliers au sein du hackerspace pour former les autres personnes chargées d’animation à l’accueil, à l’accompagnement. À partir du moment où on a fait ça, on a fait du care une compétence et un savoir-faire qui peut se partager, qui peut se transmettre et que chaque personne, toute personne, qu’importe son identité de genre, peut endosser dès lors qu’elle apprend ces savoir-faire. C’était vraiment un élément essentiel pour modifier un petit peu les dynamiques qui se passaient aussi dans nos têtes.

Dernier petit point : supporter et défendre les droits des personnes minoritaires et après, promis, je rends le micro.
Je voulais vraiment insister sur la nécessité de supporter et de défendre activement les droits des minorités, surtout dans le contexte actuel.
Dans nos espaces aujourd’hui, dans vos espaces, si vous avez pu utiliser et bénéficier de notions ou d’outils comme la non-mixité, comme les enjeux liés à la masculinité hégémonique, des termes comme inclusion, neuroatypie, privilège, intersectionnalité, en fait, tout ça ce sont des termes qu’on doit à des minorités qui se battent depuis des décennies pour créer et pour produire du savoir sur leurs conditions et qui militent pour la reconnaissance de ce savoir.
Aujourd’hui en France, et pas que, on a des groupes situés politiquement à droite et à l’extrême-droite qui se battent, concrètement, pour retirer et restreindre les droits des personnes trans.
Si, aujourd’hui, on a des concepts hyper utiles comme celui de la « masculinité hégémonique », c’est grâce à des chercheuses et à des militantes trans, par exemple. Aujourd’hui, on est dans une situation où on se bat contre nos droits, on se bat contre notre existence, on se bat contre le fait qu’on puisse accéder à des soins, on se bat contre le fait que des adolescents et des adolescentes puissent se poser des questions sur leur genre, on se bat contre le fait que des autistes puissent avoir accès à la transition puisqu’on ne serait pas responsable de nous-mêmes. Donc, malheureusement on se bat parfois un petit peu dans l’indifférence générale alors que ces personnes-là ont beaucoup la parole, partagent beaucoup l’espace médiatique.
Je pense donc qu’au-delà de la question de la responsabilité, au-delà de la question de l’inclusion, s’il y a quelque chose à faire aussi aujourd’hui c’est supporter et défendre activement les droits des personnes minoritaires, parce que si on veut continuer à bénéficier d’outils comme ceux qu’on a employés pendant deux jours, si on veut continuer à bénéficier de ces savoirs-là pour faire avancer les choses, en fait, on a besoin de ces groupes minoritaires qui, aujourd’hui, sont très précaires et sont aussi menacés.
Merci beaucoup.

[Applaudissements]