Les innovations ont-elles un genre

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Titre : Les innovations ont-elles un genre ?

Intervenant·es : Marion Coville

Lieu : Lyon - MiXiT 2024

Date : 29 avril 2024

Durée : 31 min 18

Vidéo

Présentation de la conférence

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·es mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description[modifier]

Les approches féministes des sciences et des technologies remettent en cause le caractère neutre et universel des savoirs et des innovations. On entend par exemple souvent parler de stéréotypes, et il est courant de chercher à faire évoluer l'image classique (et masculine) de l'expert en tech. Mais au-delà des représentations, comment des biais de genre peuvent-ils façonner la conception ou le fonctionnement même d'une technologie ? Comment des inégalités peuvent-elles se matérialiser dans des services numériques ?

Transcription[modifier]

Merci beaucoup pour l’invitation. Bonjour à toutes et bonjour à tous.
Je suis effectivement enseignant-chercheur à l’Université de Poitiers, je bosse aussi pas mal dans le milieu associatif, je vous raconterai ça à la fin de la kyenote et, côté recherche, je m’inscris effectivement dans des approches dites féministes des sciences et des technologies. Ce qui va m’intéresser c’est vraiment d’essayer de comprendre comment le genre va façonner des connaissances scientifiques, des diagnostics, des technologies, des médias.
Comme Agnès l’a souligné, j’ai travaillé dans plusieurs secteurs, en particulier le jeu vidéo sur lequel j’ai fait toute ma thèse. J’ai travaillé aussi sur tout ce qui va être médiation scientifique, sur la robotique, la santé, sur le travail en ligne et effectivement, maintenant, je suis responsable d’un projet de recherche sur les applications de suivi des cycles menstruels. En fait, je travaille dessus depuis 2018, ça fait déjà cinq ans, et il se trouve que c’est vraiment un très bon exemple pour vous parler du sujet du genre et des innovations.

Genre et innovation – C’est quoi le problème?[modifier]

À partir du début des années 2010, on avait des applications de santé généraliste sur nos smartphones dans lesquelles il était possible de rentrer énormément de données, que ce soit notre rythme cardiaque, le nombre de pas qu’on avait pu faire dans la journée, le nombre de calories qu’on avait ingérées, le nombre de grammes de sel qu’on avait pu ingérer, l’état de notre transit, etc. Par contre, il y avait un truc qu’on ne pouvait pas noter, c’était la date de nos règles, ça n’existait pas dans les applications de santé généraliste. Il a fallu que des femmes créent des applications spécifiques sur la question des règles pour qu’on ait des services numériques sur nos smartphones, qui permettent d’inscrire la date de nos règles. On pense, par exemple, à ??? [2 min 13] qui a créé l’application et l’entreprise allemande Clue. Même une fois qu’elles ont décidé de créer ces applications, ça ne s’est pas fait facilement. En fait, la plupart des personnes qui ont créé des applications de suivi menstruel et des innovations pour la santé des femmes de manière plus générale racontent que généralement, quand elles ont essayé de les faire financer, elles ont essuyé beaucoup de refus.
Actuellement, je mène une enquête auprès des entrepreneuses de la Fentech en France, j’ai effectivement à nouveau ce genre de retour : quand elles vont voir des financeurs pour présenter leurs projets qui sont sur la santé des femmes, on va leur répondre que, finalement, leur projet est trop de niche, qu’il n’est pas assez rentable, qu’il est pas assez d’envergure.
Moi-même, je vous l’ai dit, j’ai commencé à travailler sur la question en 2018 ; on est en 2024, je viens seulement d’obtenir un financement pour pouvoir faire ma recherche. Avant, j’étais obligé de la faire sur mon temps libre entre le 15 juillet et le 15 août. Globalement, quand je présente ce sujet de recherche en dehors de cercles féministes, au mieux on va trouver mon sujet de recherche original et rafraîchissant, j’appelle ça l’effet Febreze, au pire on va trouver ça pas intéressant, voire dégoûtant. Je pense que mon exemple préféré, qui est aussi le plus cocasse, c’est la première fois que j’ai fait une communication publique sur les applications de suivi menstruel dans un colloque scientifique entre universitaires. Je finis ma présentation sur ma super enquête dont j’étais trop fière, sur les utilisatrices de ces applications, sur tout ce que j’avais fait, les résultats que j’avais. Un enseignant-chercheur a pris la parole, m’a posé une question. Il m’a dit « j’ai entendu dire que les femmes étaient capables de synchroniser leurs cycles quand elles étaient les unes à côté des autres. Est-ce que, du coup, on pourrait envisager que toutes les femmes qui utilisent la même application pourrait synchroniser leur cycle ? » Effectivement, si vous avez des contacts chez Netflix, je pense que ça peut faire un super scénario de film d’horreur. Par contre, en tant que sociologue qui essayait de candidater à des projets de recherche de l’Agence nationale de la recherche, ce n’était pas forcément le sujet qui m’intéressait le plus ! Blague à part, malheureusement c’est vraiment arrivé !
Les arguments de type c’est un projet de niche, ce n’est pas assez rentable, ce sont des arguments qui, bien évidemment, sont faux. Ce sont des arguments qui vont revêtir la représentation de la rationalité pour essayer de justifier que c’est un projet qui serait risqué, que le retour sur investissement n’est pas assuré – ce n’est pas moi, c’est le marché – mais tout cela est faux. C’est-à-dire que si on joue vraiment le jeu de la rationalité et qu’on va aller chercher des chiffres, qu’on va aller rechercher dans les statistiques de l’Insee, par exemple, pour savoir combien de personnes sont concernées par les menstruations aujourd’hui dans la population française, combien de dépenses de santé sont effectuées par les femmes, quel est le taux d’équipement des smartphones du côté de la population féminine, tout cela nous donne des chiffres qui, bien évidemment, nous précisent qu’une application de suivi smartphone pour suivre ses règles c’est tout sauf une niche, sauf si vous arrivez à faire rentrer des dizaines ou des centaines de milliers de personnes dans une niche !
Donc, le problème ce n’est pas la rentabilité, donc c’est quoi ?
C’est là qu’on a besoin du concept de genre pour comprendre où est le problème.

Je débarque dans un espace où, depuis deux jours, on parle déjà du genre. On a notamment parlé de transidentité, on a parlé de non-mixité, il y a déjà eu pas mal d’apports sur ces questions-là. Donc, moi je vais essayer de venir compléter un petit peu tout ça en vous expliquant comment, en tant que sociologue, on étudie le genre et vous raconter ensuite comment, en sociologie de l’innovation, on va aller s’intéresser justement aux questions de genre.
Je vais commencer quand même par une petite introduction sur ce qu’est le genre.

C’est quoi le genre ?[modifier]

Petite précision : « genre » n’est pas un synonyme du mot « sexe » pour faire joli, parce qu’il ne faut pas le dire le terme sexe, c’est tabou. Je le vois de plus en plus, notamment dans les médias, où, finalement le mot sexe disparaît au profit du mot genre parce que ça fait plus joli. Ce sont deux concepts, deux termes qui font appel à des choses différentes.
On peut dire, finalement, que le genre c’est cet ensemble de valeurs, de comportements d’attributs, de goûts, que nous serions censés tous et toutes partager selon que nous sommes des hommes ou des femmes. Le genre ce sont toutes ces attentes que les autres ont envers nous parce qu’ils nous ont identifiés comme des hommes ou des femmes ; ce sont les manières dont ils s’adressent à nous parce qu’ils nous ont identifiés comme des hommes ou comme des femmes ; quand ils n’y arrivent pas ils sont dans la merde ! Ça va être toutes ces petites phrases du type « un garçon ça ne pleure pas, il faut t’endurcir », « les gros mots ce n’est pas joli dans la bouche d’une fille, tu es vraiment un garçon manqué ». Ce sont donc des discours, ce sont des pratiques, ce sont des jugements, ce sont des images, ce sont des comportements, ce sont des loisirs, c’est vaste, et quand je vous dis ça, finalement, on a un peu l’impression que c’est tout, que c’est partout et, en fait, c’est exactement ça.
Il faut vraiment avoir en tête que le genre c’est un concept, c’est un concept scientifique issu des sciences humaines et sociales, et c’est un concept qui nous permet, chercheurs et chercheuses, d’étudier les rapports sociaux entre des groupes d’individus et d’analyser comment ce qu’on appelle la différence des sexes va jouer un rôle dans l’organisation de nos sociétés et dans les relations entre les individus dans tous les aspects de notre vie, que ce soit le travail, l’éducation, la famille, etc.
Comment est construit ce rapport de genre ? En fait, il est basé sur ce qu’on appelle un système de bicatégorisation, c’est-à-dire qu’on va séparer les êtres humains en deux groupes : en fonction des catégories de sexe – mâle et femelle – qui deviennent les catégories sociales homme et femme. Quand on étudie le genre on va s’intéresser à la manière dont ce système de catégorisation va se construire, comment des valeurs vont être connotées comme masculines, comment des comportements vont être connotés comme féminins. Ça c’est une première partie, mais ce n’est pas tout.
En fait, le genre c’est un rapport social asymétrique, c’est-à-dire que la catégorie homme et la catégorie femme ne sont pas pensées comme égales. Ce qui est connoté masculin va généralement être valorisé, là où ce qui est connoté comme féminin va généralement être déprécié, c’est pour cela qu’on parle d’un rapport de pouvoir.
Quand vous avez un métier qui, aujourd’hui, se féminise on va dire que c’est un métier qui est en perte de vitesse, que c’est un métier qui est en train de se dévaloriser, comme l’enseignement par exemple.
Dernier petit point : le genre c’est vraiment considérer que les inégalités sociales qu’on observe aujourd’hui sont construites, elles sont sociales. On va aller s’intéresser à la manière dont les différences biologiques sont utilisées comme un argument pour justifier des différences et des inégalités qui sont sociales. Ça, c’est pour la base.
Maintenant, quel est le rapport entre genre et innovation ?

Le lien entre genre et innovation ? Ou 40 ans de recherche en 15 minutes[modifier]

Ils sont nombreux en fait. Ça fait 40 ans qu’on a des chercheurs, et surtout des chercheuses, qui travaillent sur ces questions. Je vais essayer de vous de vous dresser un peu un panorama et vous verrez qu’à chaque fois, dans le coin en bas à gauche des slides, je vous ai mis des petites références et des conseils de lecture s il y a des points qui vous intéressent plus que d’autres pour aller rechercher des infos.
Le premier lien évident entre genre et innovation, c’est l’accès à la formation et aux carrières scientifiques. C’est sûrement le point dont on vous a le plus parlé, c’est celui qui est le plus médiatique, c’est celui, peut-être, dont on a connaissance depuis le plus longtemps. Je sais qu’Isabelle Collet, par exemple, est venue aussi, il y a quelques années, faire une présentation dans le cadre de MiXiT sur ces questions.
Comme je vous le disais, le genre ça façonne dès l’enfance et durant toute l’éducation, ça va forcément façonner les choix de loisirs, d’éducation, de filière. Ce n’est pas tout puisque même pour les femmes qui vont intégrer des filières scientifiques ou techniques, le parcours va aussi être semé d’embûche, notamment en raison des stéréotypes sexistes et misogynes qui vont peser par exemple lors des recrutements.
Ce qui m’intéresse plus c’est ce qui vient après, notamment dans les espaces de travail.
On en a parlé dans quelques conférences pendant ces deux jours : le manque de diversité va participer à créer des espaces de travail qui sont majoritairement masculins, qui vont donc renforcer une culture masculine dans les organisations qu’on va retrouver, en fait, dans les moindres petits détails de la vie quotidienne des entreprises.
Je vous ai mis un petit florilège des différents constats que les chercheurs et chercheuses ont pu faire, il y en a qui sont peut-être plus évidents que d’autres.
Par exemple le fait qu’un homme nouvellement recruté va être, à priori, perçu dans les équipes comme compétent, là où une femme va devoir régulièrement faire l’objet de tests de ses compétences et va devoir prouver qu’elle est véritablement à sa place.
Ça va aussi jouer par exemple dans la cohésion des équipes qui va généralement se baser sur des loisirs partagés, des goûts culturels partagés, qui, eux-mêmes, sont genrés et qui vont aussi rendre difficile l’intégration des femmes et des minorités de genre qui ne partagent pas forcément ces codes dans tous les aspects informels de la vie en entreprise.
Un point qui est peut-être un petit peu moins connu, c’est l’association inconsciente entre bon manager et bon père de famille. Catherine Marry l’a étudié chez les ingénieurs. Elle a regardé un petit peu le lien entre opportunités de carrière et nombre d’enfants. Chez les femmes, plus on a d’enfants moins on a d’opportunités de carrière, rien de nouveau sous le soleil, malheureusement ! En revanche, ce qu’elle note, et c’était beaucoup plus étonnant, c’est que plus les hommes ont d’enfants plus ils ont des opportunités de carrière et plus ils occupent des postes à responsabilité. Elle trouvait ça assez étonnant, elle a commencé à regarder un petit peu, à faire des enquêtes, à lire les manuels et elle s’est aperçu qu’on lie très finement l’image qu’on se fait d’un bon manager à celle qu’on se fait d’un bon père de famille. En fait, un homme va performer cette autorité parentale, va performer le rôle de père qu’il peut avoir à côté, dans l’espace de travail, plus il a de chances d’être placé à une position de leader par rapport à un homme qui, par exemple, est célibataire et sans enfant, qu’importe l’âge.
Il y a aussi la question des rythmes de travail qui sont difficilement compatibles avec ce qu’on appelle le second shift. Le second shift, c’est la situation dans laquelle se retrouvent la plupart des femmes hétérosexuelles et en couple, c’est-à-dire qu’elles ont leur journée de travail et, une fois chez elles, elles ont une seconde journée de travail, ce qu’on appelle le second shift dans lequel on va retrouver le travail domestique, les tâches parentales, les tâches éducatives. Pour information, ça fait 20 ans que les chiffres de l’Insee sur le partage des tâches ménagères n’ont quasiment pas évolué.
Il y a aussi la question des rythmes de travail dans des équipes qui sont à 100 % masculines. Même là, en fait, ça peut avoir un impact concret sur les conditions de travail des femmes. Quand, dans une équipe, vous demandez à vos salariés de travailler 70, 80, 90 heures dans la semaine parce qu’il faut sortir le jeu vidéo, il faut sortir l’application à telle date, si ces personnes ne sont pas célibataires, si ces personnes vivent en couple, si ces personnes ont des enfants, généralement elles peuvent tenir ce rythme de travail parce que, à la maison, il y a une compagne qui va prendre en charge les tâches éducatives, les tâches parentales, les tâches domestiques pour permettre le rythme effréné de travail du conjoint. Donc là aussi, en fait, on va avoir des effets indirects sur les opportunités de carrière et sur les conditions de travail des femmes.
Ce que j’ai noté aussi dans mes recherches, que je note encore dans mes recherches aujourd’hui, c’est le fait que les initiatives en faveur de l’égalité – pareil pour le handicap, pareil pour la diversité – vont généralement être perçues comme une injustice ou comme une menace ou comme des risques d’abus. Donc il va vraiment falloir se battre, voire faire de la résistance pour faire advenir des politiques d’égalité en entreprise.
Jusqu’ici c’est vraiment sur le volet organisationnel.

16’ 12[modifier]

Concrètement