Le politique à l’ère numérique. Entretien avec Asma Mhalla

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Titre : Le politique à l’ère numérique. Entretien avec Asma Mhalla

Intervenant : Asma Mhalla

Lieu : Chaîne Youtube officielle de Politika, Le politique à l'épreuve des sciences sociales - École Des Hautes Études En Sciences Sociales

Date : 19 juin 2024

Durée : 21 min 03

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Des champs de bataille jusqu’aux réseaux sociaux, de l’analyse des flux financiers jusqu’aux conseils de santé, de l’IA générative jusqu’aux implants cérébraux, les technologies numériques ont envahi nos sphères publiques et privées. Qui contrôle ces infrastructures colossales intervenant subrepticement dans nos représentations et nos valeurs ? Qui seront les bénéficiaires de ce qui s’annonce comme une pure et simple privatisation de l’avenir ? Se plaçant dans la perspective interdisciplinaire des studies, Asma Mhalla dessine, dans Technopolitique (Seuil, 2024), les contours de ces entités de droit privé dont l’incidence sur nos vies intimes et publiques est de plus en plus manifeste. Multiforme, tentaculaire, l’impact politique des technologies numériques appelle de nouvelles grilles de lecture.

Transcription

Dans votre domaine de recherche – l’impact politique des technologies numériques – vous préconisez l’approche transdisciplinaire des « Studies ». Pourquoi ?

Quel était le sujet initial qui m’intéressait, pour ne pas dire qui m’obsédait ? C’était la compréhension, le décryptage, des nouvelles formes de pouvoir, mais aussi de puissance, puisque je distingue pouvoir de puissance, d’ailleurs à la suite de Raymond Aron. Quelles étaient ces nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui se structuraient autour de nouveaux acteurs, assez inédits je dois dire. Je sais qu’on aime bien trouver une historicité aux choses, une généalogie, mais je dois bien dire que tous les parallèles qu’on a faits autour de ces géants technologiques, qu’on appelle les Big Tech ou les Tech Giants aux États-Unis, ont un caractère que je trouve, et c’est ce que je voulais qualifier, d’inédit et absolument systémique et transverse.
Or, la difficulté que j’ai eue d’un point de vue pratiquement méthodologique, même en termes juste de sens, quand j’ai vraiment voulu comprendre pour moi, avant même de dire thèse ou essai ou je ne sais quoi, vraiment pour essayer d’appréhender, de saisir, ce monde-là, ce nouveau monde, ce nouveau siècle politique qui est en train de se structurer autour de ces nouveaux acteurs, j’ai eu une difficulté dans ce qui existait, d’une certaine façon, parce que c’était siloté. On avait l’entrée sociologique, qui est extrêmement prolifique, c’est vrai ; on peut avoir l’entrée qui commence vraiment maintenant à s’industrialiser, mais qui pouvait être un tout petit peu balbutiante en termes de relations internationales ; évidemment, toute la partie droit, juridique, qui, elle aussi, un peu comme la sociologie, ce sont un peu les matières qui ont très vite, et les premières, pris ces sujets-là, mais il me manquait quelque chose, c’est-à-dire la vision globale. Or moi, de façon extrêmement subjective, parce que mon cerveau est fait, est formé comme ça, j’avais d’abord besoin d’avoir une vision globale avant d’avoir la version détails ou d’experts.
Il se trouve que dans l’approche, disons académique, anglo-saxonne, il y a, en effet, cette tradition des studies : se dire qu’on va développer sur un champ donné, sur un sujet donné, peu importe lequel d’ailleurs, une approche transdisciplinaire ou interdisciplinaire. On va mettre des disciplines ensemble et elles vont se parler, compléter entre elles, pour essayer de comprendre, en tout cas, disons, une tentative, modeste, le sujet dans son entièreté, de façon holistique, à 360 degrés. C’est donc ce que j’ai tenté de faire.
L’exercice que je fais n’est pas complet, n’est pas parfait, comporte peut-être des failles de raisonnement. D’ailleurs, la question de l’interdisciplinarité, ce n’est pas se dire qu’un individu ou un essai ou une thèse va tout regrouper, pas du tout ! C’est se dire « j’ouvre une brèche et qui veut bien me joindre dans cette conversation-là, dans ce dialogue-là, disciplinaire ou interdisciplinaire, est absolument le bienvenu pour apporter, lui, sa pierre à l’édifice ». Mais surtout, par pitié, je crois vraiment et sincèrement que la pensée en couloir d’expertise, pile dans ce moment-là de l’histoire qu’on est en train de vivre, ce 21e siècle plein de soubresauts, de chaos, où le monde est en train de se recomposer, ne peut plus souffrir le couloir de l’expertise dans son coin. Il faut absolument qu’on se parle et qu’on ouvre les vannes pour discuter ensemble.

Qu’implique la nature des Big tech, à la fois économique, technologique et idéologique?

Si je devais résumer le problème que j’ai avec ces acteurs, il n’est pas sur ce qu’ils font. D’ailleurs nôtre débat public, mais aussi nos approches réglementaires se fixent sur l’aval, ce qu’ils font de mal : la modération des réseaux sociaux, les abus de position dominante, envoyer des satellites en orbite basse en Ukraine, on ne sait pas trop sous quel lien, sous quel format et selon quel deal avec le Pentagone quand il s’agit de Elon Musk, etc., mais, c’est en effet travailler l’aval et il le faut, je ne dis pas qu’il ne le faut pas, mais on oublie donc de penser l’amont. Or, l’amont, c’est ce qu’ils sont et non pas ce qu’ils font. Et ce qu’ils sont, ce sont aujourd’hui, d’un point de vue du statut juridique, des entreprises privées qui rendent compte à qui ? Aux marchés ou à elles-mêmes quand elles sont sorties de la cote. Quand Elon Musk rachète X/Twitter, il va très vite sortir X de la cote. Donc, à la fin, on n’a plus qu’un pouvoir ultra centralisé. D’ailleurs, on a la même architecture chez Zuckerberg, chez Meta, etc. Ce sont des architectures de pouvoir très centralisées et où règne une forme d’arbitraire. J’ai presque envie de dire que la principale boîte noire, avant d’être algorithmique, elle est d’abord politique dans leur gouvernance.
Ces entités ne sont pas simplement, pourtant, des entreprises privées, contrairement à ce qu’elles pourraient bien faire valoir, ce sont aussi des entités géopolitiques, militaires, des véhicules de soft et de hard power, et aussi des acteurs ou des agents idéologique. Aujourd’hui, dans la Silicon Valley, une partie de ces acteurs technologiques, des géants de la tech, ont une tentation de pencher, de se rapprocher de l’alt-right américaine, la droite extrême américaine qui est, d’ailleurs, elle-même un magma qui peut être très élastique, voire liquide, en tout cas avec des lignes qu’on retrouve assez souvent sur l’isolationnisme, America first, l’anti-woke ou une forme d’anti-wokisme qu’on appelle même une forme d’anti-woke capital. Il y a donc aussi des batailles culturelles ou des contre-batailles culturelles qui se jouent autour non pas simplement de l’usage de l’outil, mais des sous-jacents politiques et géopolitiques.
Donc, de ce point de vue-là, quand je disais que le principal problème que j’ai est celui-là, avant même de me poser la question des dérives et des risques de l’aval, j’ai un problème avec ce qu’elles sont, donc leur statut juridique. Elles ne peuvent pas simplement être des boîtes privées quand elles ont autant de prérogatives, c’est-à-dire quant elles sont propriétaires d’infrastructures d’utilité publique.

==Vous identifiez un nouveau type d’État, le Big State, qui a émergé avec les Big Tech. Comment s’y redéfinissent les concepts de « pouvoir », de « puissance » et de « souveraineté » ?

Les Big Tech est un terme qui existe et c’est mon objet d’étude. Ça ne veut pas dire que c’est un bloc à comprendre comme étant quelque chose de parfaitement homogène. J’avais besoin de prendre le concept Big Tech pour poser mon système et faire ma démonstration, mais, en réalité, quand on descend dans la granularité, ils ont des rivalités entre eux, des dissonances, des guerres de leadership, etc., et, d’ailleurs, pas forcément toujours la même vision du monde. Ce qui me manquait, c’était ce qu’on avait en miroir, c’est-à-dire les États, les États comme appareil d’État, comme appareil politique et, de ce point de vue-là, vous avez une extrême ambivalence. Par exemple aux États-Unis, qui est un peu mon champ d’étude principal, en tout cas dans un premier temps, les Big Tech américains sont dans des relations de coopération de plus en plus fluides, une fusion civil et militaire ou techno-militaire avec le Pentagone, le DoD, le département de la Défense américain, etc. D’ailleurs à tel point, qu’au début de la guerre d’Ukraine s’est posée la question de quelle gouvernance, quelle architecture trouver pour, en fait, maîtriser aussi nos outils de projection de puissance que sont les géants technologiques : Microsoft dans la cyberdéfense, Starlink sur les satellites et les réseaux de télécommunications, etc. Et en même temps, il y a des relations extrêmement conflictuelles, aussi et dans le même temps, avec l’administration américaine, notamment sur l’action des réseaux sociaux par exemple, sur les risques énormes de polarisation, sur la santé mentale des jeunes ou, dans un autre champ encore, l’antitrust, c’est-à-dire les abus de position dominante, où là vous allez avoir plutôt une un antagonisme, où l’État va essayer de mettre de l’ordre et les garder sous contrôle, sachant que la souveraineté finale reste celle de la loi, donc celle de l’État. Il ne faut pas non plus entrer dans une forme de collapsologie totale, où les géants technologiques – c’est ce qu’on a lu pendant longtemps – remplaceraient les États, que c’est la fin de la souveraineté, etc. On n’observe pas du tout ça.
Il y a en effet une liquéfaction du concept de souveraineté, dans cette ambivalence Big Tech. Big State n’est pas un concept qui existe, c’est un concept que je propose, que je pose et que j’essaye de développer. On verra s’il prend ou pas, d’ailleurs tous les États ne sont pas des Big States. Les Big States sont ces États qui ont réussi à faire émerger leurs Big Tech, États-unis et Chine ; l’Europe, par exemple, n’est pas du tout un Big State. Dans ma proposition conceptuelle, un Big State, c’est un état qui a une politique de puissance, une power politics qui est dopée, qui est alimentée, qui est structurée par ses acteurs technologiques, notamment privés, et qui, donc, alimentent sa puissance. La technologie étant donc un des véhicules de la puissance, soft et hard power.
De ce point de vue-là, se pose aussi en creux cette fameuse troisième voie européenne : que sommes-nous puisque nous ne sommes pas des Big States ou un Big State ? Donc, comment gouverner comment régler, plus même que réguler, nos rapports de force, nos dépendances, nos interdépendances avec des technologies qui ne sont pas les nôtres ? C’est une question existentielle pour nous Européens.

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