« Comment informer et transmettre pour comprendre les enjeux du numérique en 2024 » : différence entre les versions

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<b>Félix Tréguer : </b>C’est très juste et typiquement, sur la question de l’IA générative, on s’est retrouvé un peu coincé entre ces discours un peu de propagande de l’industrie de la tech, mettant en exergue les nouvelles promesses liées à ces innovations, ces nouvelles technologies qui étaient mises sur le marché et, en même temps, on était pris en sandwich : en fait, la critique était incarnée par les industriels de la tech avec la menace existentielle.


<b>Félix Tréguer : </b>C’est très juste et typiquement
<b>François Saltiel : </b>Style Elon Musk, par exemple.
 
<b>Félix Tréguer : </b>Exactement. Les appels, même, à des moratoires, ce qui paraît être une position très technocratique et très radicale, qui venait de personnalités très puissantes dans le milieu de la tech, proches de l’extrême droite, qui n’avaient pas du tout intérêt, en fait, à mettre le holà sur l’innovation.
 
<b>François Saltiel : </b>Sauf si leurs propres outils n’étaient pas encore en place pour les concurrencer !
 
<b>Félix Tréguer : </b>Exactement, sauf à être dans des stratégies industrielles et c’était le cas, en l’espèce. C’est vrai que c’est un peu frustrant. Je suis d’accord avec ce que vous disiez tout à l’heure, Marie, sur le fait que du discours dominant et, disons, l’emphase qui était propre au discours médiatique dominant, même militant et politique de manière générale dans les années 90 jusqu’à 2010/2013, disons, on est passé à un autre paradigme, en même temps je reste souvent insatisfait, en fait, de la manière dont cette critique est portée et rendue visible dans les médias.
 
<b>François Saltiel : </b>Maryse Broustail, peut-être une question d’ordre technique puisque Marie Turcan parlait tout à l’heure d’Apple : comment les GAFAM pénètrent-ils aussi le champ de l’éducation ? On sait très bien qu’il y a des outils qui sont, je crois déployés. À travers les outils, ce n’est pas Félix Tréguer qui va me contredire, il y a forcément une politique, une idéologie derrière qui accompagne toujours ces outils. Comment voyez-vous cela ?
 
<b>Maryse Broustail : </b>Déjà, c’est très différent selon les territoires, parce que la dotation en matériel numérique, on va dire, est liée aux collectivités et, d’une collectivité à l’autre, les choix sont très différents, il y a donc, clairement, de très fortes inégalités dans toute la France par rapport à cet équipement.
 
<b>François Saltiel : </b>En fait, ma question, c’est : est-ce que c’est un problème ? Par exemple, Félix Tréguer nous dit : « Ça devient compliqué quand l’incarnation même de la critique est portée comme par Elon Musk ». Je pourrais poursuivre à peu près cette question en disant que lorsqu’on fait de l’éducation au numérique et aux médias, on est forcément là pour éveiller l’esprit critique, vous l’avez dit, et quand elle est accompagnée et peut-être portée par les outils, peut-être même par un discours par les GAFAM, est-ce que ce n’est pas non plus un problème ?
 
<b>Maryse Broustail : </b>Ça peut l’être. Je vais prendre un exemple assez concret, ce sont les tablettes, dans les établissements, qu’on a fournies à des élèves, par dotation, ce qu’on appelle des flottes. On a doté des classes entières de tablettes, peut-être un peu vite, je ne donne pas la marque pour le coup, dans le sens où la dotation s’est faite assez rapidement, la formation des enseignants et des élèves s’est faite ensuite et, ce qui ne s’est pas beaucoup fait, c’est la formation des parents et il ne faut vraiment pas les oublier. On a tendance à penser que c’est vraiment à l’école qu’il faut travailler ces compétences-là, c’est effectivement certainement important, mais je pense que c’est quelque chose qui doit se faire collectivement, aussi avec les parents. Cette question de l’équipement est particulièrement inégalitaire. L’usage de l’outil doit se faire aussi en parentalité numérique, en coéducation. Ça ne peut pas être seulement l’Éducation nationale qui va résoudre ce genre de choses.
 
<b>François Saltiel : </b>Une question, Dominique Boullier, puisqu’on parle de la manière dont la critique s’incarne, elle s’incarne aussi par des chercheurs, par des jeunes chercheurs. Dans <em>Le Meilleur des mondes</em>, pendant trois ans, on a eu la chance et le plaisir d’en recevoir. On a l’impression qu’il y a quand même une jeune génération de chercheurs, vive, qui embrassent, justement, ces sujets à bras-le-corps, mais de quelle manière arrivent-ils, ou pas, à pénétrer l’espace médiatique ?
 
<b>Dominique Boullier : </b>C’est un problème. De fait la recherche, je parle des recherches en sciences sociales, principalement, ont besoin de temps pour voir ce qui est réellement mis en œuvre, c’est-à-dire qu’on ne peut pas être dans la réactivité, donner des opinions, sonder le public ou bien, encore mieux, demander des prédictions, etc. Si on veut réellement observer ce que les gens font avec les technologies, pour comprendre un peu mieux comment elles vont se transformer elles-mêmes – même une fois que l’innovation est faite, ça n’arrête pas de se transformer, d’être approprié –, il faut du temps. Donc, si vous faites des enquêtes, vous ne pouvez pas réagir, il vous faut deux ans pour publier quelque chose et encore, je suis très optimiste ! En attendant, les médias, évidemment, sont dans une autre temporalité qui est effectivement celle de nous dire non seulement ce qu’il faut en penser, ce que ça va devenir tant qu’à faire !, et puis, à partir de là, avoir un avis général alors que les choses sont très diverses, il y a des façons de faire qui vont être très différentes, malgré la créativité.<br/>
Maintenant, comme vous le disiez, il y a effectivement tout un courant de chercheurs qui font de la sociologie des algorithmes, etc., qui rentrent dans la technique ; on n’est plus dans le commentaire ou dans les discours généraux, c’est cela qui très intéressant ; c’est ce qu’on appelle les <em>sciences and technologies ??? [23 min 20] </em>. Elles deviennent très pertinentes pour aider à comprendre comment, au moment même de la conception, au moment de leur utilisation, on doit comprendre l’articulation, le couplage homme-technique, si vous voulez, ce qui devient très intéressant. Mais c’est quelque chose qui devient trop subtil et trop long à attendre et, là, on est court-circuité.
 
<b>François Saltiel : </b>On est court-circuité ! Justement, les médias, on le sait bien, doivent remplir, doivent combler le vide, les formats, les cases qui leur sont consacrées et, comme on n’a pas le temps d’attendre, justement, que tel chercheur passe trois années pour publier une ressource qui, d’ailleurs parfois, lorsque cette ressource est publiée, on est déjà passé à la « révolution » suivante, je mets bien sûr, entre guillemets, le mot « révolution ». Peut-être que les médias ont tendance à inviter les bons clients, des essayistes, des philosophes, des gens, des personnes qui ne comprennent pas forcément ce dont elles parlent, Dominique Boullier.
 
<b>Dominique Boullier : </b>C’est un peu le problème ! C’est une tendance assez française, c’est vrai, mais qui valorise des essais. J’ai été obligé de dénoncer, parfois, un certain nombre d’abus, de positions très générales, très catastrophistes, etc., qui se présentent comme critiques, mais qui, en réalité, ne rentrent pas dans le détail des techniques. À ce moment-là, on reproduit un certain nombre de stéréotypes et on évite, par exemple, de rentrer dans les détails non seulement techniques mais aussi des modèles économiques qu’il y a derrière. On ne comprendrait rien si on ne voyait pas ce qu’il y a derrière, parce que toutes ces technologies, toute l’IA en particulier, servent à mobiliser des investisseurs et des investissements considérables qu’il faut, d’ailleurs, avec les types de technologies adoptées qui coûtent très cher. À partir de ce moment-là, si on ne comprend pas tous ces systèmes-là, on doit être capable de nommer qui est responsable de ces choix, d’une part, et pouvoir proposer et montrer du doigt ceux qui peuvent faire autrement, ceux qui essayent de faire autrement. Et çà, non. On dit des généralités, ça passe très bien et on a quelquefois des débats qui vont être plutôt du genre philosophique ou prophétique, si vous voulez, mais, en réalité, avec des gens qui ne comprennent strictement rien à la technologie, c’est très clair. Et ça devient très énervant pour ceux qui sont du domaine. J’ai plein de collègues dans les <em>data sciences</em> qui me disent « tu ne vas pas laisser dire ça », parce que ça commence sérieusement à les énerver aussi.<br/>
Et puis, il ne faut pas oublier qu’en matière de recherche, vous avez quand même, aussi, des chercheurs, des <em>data sciences</em>, qui arrivent à faire passer un certain nombre de choses, qui peuvent aussi être embarqués par la logique de l’innovation à tout prix, et certains autres qui sont capables de montrer qu’il y a des choses différentes. Il faut rentrer dans les détails, je pense, par exemple, à quelqu’un comme Yann Le Cun. On peut le critiquer sur tout un tas de plans, d’ailleurs il a changé puisque, maintenant, il prône l’<em>open source</em>, etc., n’empêche que c’est intéressant de le voir dire que les <em>Large langages Models</em>, les grands modèles de langage qui sont utilisés par l’IA générative, c’est sans doute, en réalité, une époque très brève de l’histoire de l’IA et qu’on a besoin de faire avec toutes les IA. Ce n’était pas du tout sa position avant.<br/>
Vous voyez qu’on a plein de choses qui nécessitent aussi des experts du domaine, qui adoptent une position plus complexe, plus nuancée et qui mettent en avant le pluralisme des solutions sur tous les projets qu’on a.
 
<b>François Saltiel : </b>Justement, pour rajouter à la complexité du personnage, je rappelle que Yann Le Cun travaille comme cadre du développement et de la recherche dans le groupe Meta, donc Facebook.<br/>
Marie Turcan.
 
<b>Marie Turcan : </b>C’est ce que j’allais dire, c’est quand même la grande gueule à la mode maintenant. Autour de moi, j’ai notamment des hommes qui étaient fans d’Elon Musk il y a quelques années, qui, maintenant, sont fans de Yann Le Cun parce qu’il parle un peu pareil et puis il est cash. Je ne dis pas du tout qu’ils projettent des idées d’extrême droite sur Yann Le Cun, mais il faut quand même faire un petit peu attention à cette médiatisation.<br/>
Je voulais rajouter qu’on a exactement le même souci d’un point de vue journalistique, du côté des médias, en termes de journalistes spécialisés dans la tech et le numérique. Vous êtes aussi les premiers concernés. On a tendance, ces derniers temps, à dire que le numérique infuse partout et que, du coup, on n’a pas besoin d’avoir des journalistes spécialisés dans ces sujets-là parce que, finalement, le numérique est partout. On remarque quand même qu’on manque d’experts et d’expertes, on manque notamment de femmes journalistes dans la tech. À la base, il y a quelques années, on avait fait un réseau de soutien de journalistes femmes, parce que, justement, on se rendait compte aussi que n’étant pas un homme blanc, cisgenre, on avait des points de vue différents sur le numérique et on a peut-être réussi à faire comprendre, pas nous toutes seules, que la tech n’est pas neutre et qu’on avait besoin, aussi, d’une diversité de profils, spécialisées et expertes pour parler du numérique.<br/>
Il y a une dizaine d’années, nous étions quand même assez nombreux, journalistes, jeunes, à comprendre les codes du numérique, à pouvoir enquêter en ligne, à avoir des spécialités C’est vrai que ces profils commencent à se diluer, c’est un peu ce que je remarque : c’est dur de trouver du travail, beaucoup ont arrêté, il y en a qui travaillent aujourd’hui pour des marques. Trouver des postes en rédaction, spécialisés dans la tech et le numérique, c’est très rare.
 
<b>François Saltiel : </b>Ce que vous dites est intéressant. On aurait plutôt tendance à croire, à priori, comme le numérique est un enjeu de plus en plus important au sein de nos sociétés, qu’il faut de plus en plus de journalistes pour le couvrir. Vous, vous dites qu’il y a moins de diversité, de pluralité.
 
<b>Marie Turcan : </b>Il y a moins pluralité, je dirais qu’il y a surtout moins de rubriques spécialisées dans les médias. <em>Le monde</em> a Pixels, mais ça reste le même nombre de journalistes depuis dix ans ; Tech & Web du <em>Figaro</em> était très bien, à un moment, mais, finalement, on a réduit un peu à peau de chagrin le nombre de journalistes qui en faisaient partie. Les grands médias, finalement, ont peut-être un journaliste tech qui doit, du coup, passer des GAFAM à la cybersécurité en passant par une enquête sur un youtubeur. Une seule personne censée faire tout ça, c’est quasiment impossible ! Ça mériterait, en effet, des énormes pools et je pense que c’est un peu dommage, c’est même, parfois, un peu du gâchis de ne pas développer encore plus ces rubriques.
 
<b>François Saltiel : </b>On ne peut que partager votre avis. Félix Tréguer.
 
<b>Félix Tréguer : </b>Je voulais réagir en soulignant ce qui me semble manquer, aussi, dans le paysage médiatique relatif à la tech. Trop souvent, on a à des approches matérialistes, on est beaucoup à faire le commentaire des annonces de marché de certains discours politiques, de grandes annonces de cette prophétie de l’innovation. En fait, il manque un peu une analyse des infrastructures, de leur poids écologique, de ce que veut dire, par exemple, d’avoir Microsoft qui annonce quatre milliards d’investissements dans des <em>datacenters</em> en France en termes de conflits d’usage sur l’eau, sur l’énergie. C’est un travail que font certains et certaines mais qui, globalement il me semble, est assez peu visible.
 
<b>François Saltiel : </b>Ça vous semble encore un impensé, justement, cette question écologique liée au numérique.
 
<b>Félix Tréguer : </b>La question écologique liée au numérique monte, mais, à mon avis, elle encore mal traitée. Le pont entre les questions numériques et le champ de l’écologie politique, de manière plus large, reste à faire et puis, surtout, je contraste un peu le paysage français vis-à-vis de ce que je peux observer, par exemple, aux États-Unis. On voit quand même une jeune génération de journalistes, de chercheurs ou de lanceuses d’alerte issus de la tech. Je pense à Meredith Whittaker ou ??? [29 min 52], qui sont des personnes qui connaissent très bien la technique, très bien le monde de la tech, à la fois les technologies, les idéologies, les personnalités et les entreprises qui tirent l’innovation dans le champ de l’informatique et qui en sont venus à des positions extrêmement critiques, très bien informées et très pertinentes à mon sens, et qui me semblent encore manquer dans le champ médiatique et politique Français.
 
<b>François Saltiel : </b>Marie Turcan, rapidement justement, sur les États-Unis, vous pensez vous aussi que la presse anglo-saxonne est peut-être plus critique.
 
<b>Marie Turcan : </b>En tout cas, on fait un <em>follow up</em>, on fait le suivi derrière. Aujourd’hui, il y a quand même pas mal de médias qui traitent de la French Tech, par exemple sous forme de levées de fonds. C’est « machin a levé 100 millions, machin a levé 10 millions. » Très peu, ensuite, font, derrière, le suivi pour dire ce qui a été fait de ces millions, pourquoi l’entreprise est en faillite aujourd’hui, où sont les investissements qu’on nous a promis il y a deux/trois ans. Quand on regarde un peu le paysage, même des licornes, les licornes donc valorisables sur un milliard, les champions en français, 25 entreprises françaises très valorisées par Emmanuel Macron notamment, quand on va s’intéresser à ce qui se passe en réalité, il y a quand même des promesses qui ne sont pas tenues derrière, mais difficile, dans cet écosystème tech de ne pas se réjouir. Aujourd’hui, c’est Mistral AI, l’entreprise sur l’IA créée par Xavier Niel, notamment, qui lève 600 millions d’euros.
 
<b>François Saltiel : </b>Je ne sais pas si elle a été créée, en tout cas il est investisseur.
 
<b>Marie Turcan : </b>Cofondée, pardon, notamment aussi avec Cédric O qui est l’ancien ministre chargé du Numérique. Ces montants-là nous semblent absurdes. À force de les répéter, on ne les conteste pas et surtout on évite, on ne va pas assez chercher, ensuite, ce qui s’est passé avec ces millions.
 
<b>François Saltiel : </b>Donc, ne pas être aveuglé par la puissance du présent toujours prometteur et peut-être regarder, suivre les dossiers, et se projeter dans l’avenir. Tiens, <em>Avenir</em>, c’est le titre de la chanson qui va arriver. Albin De La Simone dans <em>Le Meilleur des mondes</em>.
 
Pause musicale : <em>Avenir</em> par Albin De La Simone.
 
France Culture – <em>Le Meilleur des mondes</em> – François Saltiel
 
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<b>François Saltiel : </b><em>Avenir</em>

Version du 25 juin 2024 à 11:21


Titre : Comment informer et transmettre pour comprendre les enjeux du numérique en 2024 ?

Intervenant·es : Marie Turcan - Dominique Boullier - Félix Tréguer - Maryse Broustail - Juliette Devaux - Marcus Dupont-Besnard - François Saltiel

Lieu : Émission Le meilleur des mondes - Frace Culture

Date : 21 juin 2024

Durée : 59 min 27

Podcast

Présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Alors que Le Meilleur des mondes touche à sa fin, l’émission donne la parole à des spécialistes attachés à la transmission d'une information de qualité sur les nouvelles technologies. Comment donner aux citoyens les outils pour leur permettre de comprendre le monde numérique qui les entoure ?

Transcription

François Saltiel : Bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture consacrée aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies. Vous entendez ici, amies auditrices et auditeurs, l’avant-dernière émission de notre histoire commencée sur cette antenne il y a trois ans. J’en profite pour vous remercier chaleureusement pour les centaines de messages que nous avons reçus par mail et sur les réseaux sociaux depuis l’annonce de l’arrêt de l’émission. Ils prouvent votre attachement à notre proposition et révèlent l’importance de disposer d’une information éclairée sur les enjeux complexes liés au numérique.
Et c’est le thème que nous avons choisi pour ce soir : comment transmettre et bien informer sur cette thématique. Évidemment, par humilité, nous n’allons pas parler que de nous, mais des autres, des acteurs qui font ce travail au quotidien et qui donnent aux citoyens les outils pour comprendre le monde connecté qui nous entoure. Nous verrons, par exemple, en quoi la formation des enseignants est indispensable pour prodiguer une éducation aux médias et au numérique, comment elle se met en place et quels sont les obstacles qu’elle doit déjouer. Nous verrons également comment le monde de la recherche pénètre le champ médiatique, comment permettre la nuance en évitant le sensationnalisme. Enfin, quel rôle joue une association comme La Quadrature du Net qui, sur le terrain alerte l’opinion publique sur les dérives de nouvelles technologies qui, bien souvent, nous dépassent. Un vaste programme et quatre invités appelés ce soir à y répondre.
Avec nous, en studio, Félix Tréguer. Bonsoir.

Félix Tréguer : Bonsoir

François Saltiel : Vous êtes sociologue, chercheur associé au Centre internet et société du CNRS et membre de La Quadrature du Net. Vous êtes également l’auteur d’une Contre-histoire d’Internet, dont la nouvelle édition est parue l’an dernier chez Agone. Vous pourrez évoquer les actions de l’association pour tenter de lever l’opacité sur les sujets du numérique. Vous appelez à politiser ces questions pour mieux mobiliser la population.
À vos côtés, Maryse Broustail. Bonsoir.

Maryse Broustail : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes professeur d’histoire-géographie au lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-jolie et formatrice académique en éducation aux médias et à l’information dans l’académie de Versailles. Vous nous direz comment vous formez les jeunes et les professeurs aux enjeux du numérique, loin des fantasmes tenaces et aussi des craintes légitimes.
À distance Dominique Boullier. Bonsoir.
J’entends déjà résonner la voix de Dominique qui nous dit bonsoir par l’esprit. Vous êtes professeur des universités en sociologie du numérique à Sciences-Po, votre dernier ouvrage Propagations – Un nouveau paradigme pour les sciences sociales est à retrouver aux Éditions Armand Colin. Vous êtes bien là Dominique ?

Dominique Boullier : Oui, je suis là vous m’entendez ?

François Saltiel : Très bien ! Et vous nous direz comment éviter d’être parasitée par ce que vous nommez le réchauffement médiatique qui participe à un traitement caricatural autour de ces sujets. Enfin, Marie Turcan complète ce plateau. Bonsoir Marie.

Marie Turcan : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes rédactrice en chef chez Numerama et une habituée de l’émission, car vous y tenez une chronique depuis les débuts. Vous reviendrez sur l’histoire et l’évolution de l’écosystème médiatique français consacré à la technologie.
Au programme, également, une chronique de votre comparse Marcus Dupont-Besnard, journaliste lui aussi chez Numerama. Marcus nous dira pourquoi il faut lire la science-fiction pour comprendre au présent la révolution technologique.
Quant à Juliette Devaux elle nous livrera, comme chaque semaine, les nouvelles d’un monde meilleur.
Le Meilleur des mondes s’écoute, encore, à la radio et en podcast pour la vie sur l’application Radio France. Une émission qui se regarde également sur la chaîne Twitch de France Culture. Allez, c’est parti.

Diverses voix off : Bien sûr, n’est-ce pas, il y a des gens qui ont peur des machines qui, un jour, deviendront des robots super humains et qui vont conquérir le monde et toutes sortes d’autres histoires à la science-fiction.
Les jeux vidéo font leur entrée dans les salles de séjour. Même plus besoin de mettre un franc dans la fente ! Alors fini le rôle de la télévision à sens unique, de l’émetteur vers le récepteur, sans doute, d’autant que les innovations techniques n’en sont qu’à leurs débuts.
Depuis 18 mois environ, on voit en France des hommes et des dames aussi bien, qui ont, sur les oreilles, un casque leur permettant d’écouter la musique même dans les bruits de la circulation. Ce sont des Walkman.
Onze mille ateliers informatiques, comme celui-ci, équipés de six microordinateurs de type familial, reliés en réseau à un élément central, semi-professionnel, c’est la logistique du plan Fabius de la micro, pour qui l’informatique est un élément essentiel à la modernisation du pays.
Internet, qu’est-ce que c’est ? Une de ces autoroutes de l’information dont on vous a beaucoup parlé, dans laquelle on peut avoir accès au maximum de bases de données mondiales et ce, très facilement.
Près de 500 cents personnes plus tout un réseau d’informateurs dans le monde entier pour guetter le passage à l’an 2000 et le bogue, une véritable bombe à retardement qui pourrait s’être lovée au cœur des systèmes informatiques.
On parle de l’intelligence artificielle qui s’invite partout décidément.
Très concrètement, c’est un chatbot. Il pourrait prendre la place des humains. Alors, à l’avenir, nous tous au chômage ou bien de nouveaux métiers vont-ils émerger ? C’est toute la question.

François Saltiel : Et voilà un petit florilège du traitement médiatique autour des nouvelles technologies et du numérique, qui va de 1972 à aujourd’hui, 2024, avec évidemment l’intelligence artificielle générative.
On va commencer par l’une des journalistes de ce plateau. Marie Turcan, vous qui travaillez donc dans la presse tech depuis maintenant plus de dix ans. Comment percevez-vous ce traitement médiatique ?

Marie Turcan : C’est assez frappant, quand on écoute ce qu’on a entendu : on sent une pointe d’inquiétude, mais on sent surtout des gens qui s’émerveillent un petit peu, quand même ! Il y a l’infinité des possibles, toutes les données à portée de main. Aujourd’hui, si on parle de toutes les données à portée de main, on aurait plutôt tendance à dire « hou là, là, toutes ces données à portée de main ! On pense tout de suite aux fuites de données, on pense, finalement, à cette naïveté qu’on a eue, à un moment, à faire confiance à ces géants de la tech. Ça fait une douzaine d’années que je travaille dans ce milieu-là, j’ai remarqué ce changement de paradigme : on est passé d’un moment où le Web était vraiment chouette, on s’inquiétait quand même vraiment moins. Évidemment qu’il y avait déjà des questionnements, mais il n’y avait pas cette prise de conscience de ce qu’on était en train de donner en échange de ce qu’on recevait, qu’on avait vraiment à portée de main. Je me souviens, avec AOL, avec Lycos, on disait « va chercher » et puis il allait chercher, ce brave petit chien ! Maintenant, vous avez le scandale des écoutes de la NSA qui a quand même opéré un basculement avec l’affaire Snowden, évidemment, en 2013, et ensuite, en 2017, Cambridge Analytica avec l’affaire Facebook aussi, on appelle ça un peu comme ça, de prise de connaissance, un petit peu, de ce qu’on a donné et de ce qui nous appartient encore en termes de données.

François Saltiel : Je rappelle que vous avez travaillé aux Inrockuptibles et qu’aujourd’hui vous êtes chez Numerama. On voit ce glissement entre, on va dire, une forme d’angélisme et de fascination qui était liées au monde du numérique, avec l’apparition d’une portée critique, qu’on pourra d’ailleurs nuancer pour voir si elle est à la hauteur des enjeux.
Dominique Boullier, est-ce qu’on arrive, finalement, à sortir de cette opposition qui est parfois stérile entre les technophiles d’un côté, les technophobes de l’autre, là je parle peut-être du paysage médiatique mainstream, grand public, au-delà d’une presse spécialisée.

Dominique Boullier : C’est assez difficile, en effet, parce que, d’une part, on a toute une pression pour pousser à l’adaptation, toujours s’adapter, un livre de Barbara Stiegler, est très bien pour ça, « Il faut s’adapter », qui est un dogme néolibéral aussi. Et puis effectivement, dès qu’on commence à émettre des critiques en disant « on peut s’adapter, certes, mais on ne peut pas s’adapter à tout, on peut aussi choisir, on peut aussi, justement, faire plier la technique, adapter la technique elle-même, etc. », là on bascule dans le camp des technophobes. Vous voyez que ça crée un débat qui est extrêmement polarisé dès le départ, avec cette thématique que j’avais identifiée dès 1985 – vous voyez comme je suis un vieux du milieu –, j’avais écrit un papier qui s’appelait effectivement « La tyrannie du retard ». Eh bien c’était ça, c’est-à-dire que dès le départ, si vous émettiez une réserve ou si vous disiez qu’on pourrait peut-être faire autrement ou qu’il faudrait peut-être prendre le temps d’examiner ceci.cela, vous étiez critiqué parce qu’il y avait cette tyrannie du retard pour le business, pour l’innovation pour elle-même, etc. et maintenant pour la souveraineté aussi, tout est bon de ce point de vue-là. De fait, à ce moment-là, on considère que cette évolution technologique devient une fatalité, donc il n’y a plus de sens historique, de sens critique, etc., et ça devient très difficile. Il faut bien comprendre à quel point ça pénètre l’esprit des dirigeants, des gouvernants, dans les entreprises comme dans les gouvernements, mais aussi dans les médias où on dit, finalement, qu’il faut continuer, la machine ne peut pas s’arrêter de tourner, il faut sans arrêt soutenir l’innovation ; on ne peut pas avoir un avis plus fin ou subtil et, face à ça, de toute façon si vous en avez un, vous basculez totalement dans le camp des technophobes qui, eux aussi, prolifèrent quand ils deviennent un peu catastrophistes.

François Saltiel : Voilà, c’est ça. Et lorsqu’on est catalogué comme technophobe, on est un peu stigmatisé, on est mis sur le coin, peut-être que la parole devient moins audible.
En miroir de cette tyrannie du retard, on voit qu’il y a toujours cette conception du progrès qui est vue comme forcément positive, le progrès ne peut que nous amener quelque chose de bien, nous offrir, justement, un monde meilleur.
Félix Tréguer, vous qui travaillez, justement, sur ces nouvelles technologies qui sont sans arrêt déployées, on peut notamment parler de technologies de surveillance qui, à chaque fois, sont avancées soit par les politiciens soit par les acteurs du marché comme allant dans le bon sens, pour préserver notre sécurité en l’occurrence. Comment parvenez-vous, justement, à faire émerger un esprit critique lorsque la voix dominante est toujours celle que le progrès va dans le bon sens, est là pour faire en sorte que la société se comporte mieux ou que la société aille mieux ?

Félix Tréguer : Le parti pris d’une association comme La Quadrature du Net, c’est de faire une analyse politique de ces évolutions, de ces développements à partir des valeurs démocratiques, des valeurs des droits humains.. Je pense que c’est ce qui manque, aussi, pour recréer des repères dans ce paysage médiatique et dans la manière dont on discourt sur les technologies numériques ; créer, produire, en fait, une analyse ancrée politiquement.
Après, clairement, ce phénomène de la disruption vaut aussi sur la manière dont les médias, le discours médiatique se construit autour du numérique. On a souvent coutume de dire que le droit est en retard sur la technologie, qu’on a du mal à la réguler. En fait, cette stratégie de la disruption vaut aussi bien pour le débat public – c’est ce que soulignait Dominique Boullier –, cette incapacité collective qu’on a à vraiment se donner prise pour faire sens de ces évolutions technologiques, peut-être décélérer le rythme de l’innovation pour faire sens, discuter et choisir collectivement la trajectoire de l’informatisation qui nous paraîtrait souhaitable.

François Saltiel : Pour vous, ce n’est pas assez politisé, vous dites qu’on ne politise pas suffisamment ces questions. Ce que je comprends dans ce que vous nous dites, c’est vrai qu’il y a un peu cette sensation de tomber dans une sorte de fatalisme, c’est-à-dire, finalement : la technologie va trop vite, je ne la comprends pas, elle me dépasse, donc je ne l’interroge pas suffisamment.

Félix Tréguer : Je pense que c’était assez palpable dans les extraits qu’on a entendus. On essaye toujours de faire sens d’un phénomène très nouveau et c’est vrai aussi aujourd’hui sur l’intelligence artificielle, à partir de schèmes de pensée, de paradigmes antérieurs, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, parce que, en réalité, on a aussi tendance à exagérer les moments de rupture dans cette histoire de l’informatisation. À plein d’égards, l’IA, l’intelligence artificielle, c’est la prolongation de plein de phénomènes et de problèmes déjà posés par l’informatique depuis 40 ans.

François Saltiel : Effectivement, et on a consacré beaucoup d’émissions dans Le Meilleur des mondes, pour revenir, justement, aux sources de l’intelligence artificielle, et on arrive vite dans les années 50, on voit que ce n’est pas forcément de prime jeunesse. Maryse Broustail, justement, cette ambiance, on va dire médiatique, cette fascination ou ce discours parfois un peu caricatural, dans quelle mesure peut-il imprégner, peut-être, la communauté enseignante ? Je rappelle que vous êtes l’une de ces formatrices, vous allez donner les outils à des enseignants qui vont, eux-mêmes, faire de l’éducation aux médias et à l’information. Est-ce que vous la ressentez, vous sentez, justement, la présence de ce discours-là autour de la communauté enseignante ?

Maryse Broustail : Si on reprend l’exemple de l’intelligence artificielle, oui, clairement je trouve que depuis, en gros, ChatGPT, c’est vraiment ça la rupture chez nous. Il y a eu quelque chose qui s’est passé de l’ordre de l’emballement et de la panique, d’abord en se disant « c’est un super outil de triche, qu’est-ce qu’on va faire par rapport aux élèves qui vont l’utiliser comme un outil de triche ? », et de fait, effectivement, les élèves peuvent l’utiliser comme un outil pour réaliser leurs devoirs. Et après, pour nous, il va falloir déconstruire cette image un peu anxiogène de l’intelligence artificielle appliquée à l’éducation en se demandant ce qu’on pourrait faire avec et, surtout, si ça a du sens de l’utiliser.
En fait, l’intelligence artificielle peut être utilisée soit pour accompagner les enseignants dans leurs tâches – créer un quiz, ce genre de chose –, et, après, il y a l’analyse de ce qu’elle produit.
Ce qui peut être intéressant, dans la formation des enseignants, c’est justement prendre un petit peu de temps pour se poser, pour voir ce qu’on peut produire avec de l’intelligence artificielle, notamment générative, à quoi les élèves sont exposés, partir de leur réalité, comment les élèves, eux, sont immergés dans l’intelligence artificielle et ensuite, se demander si nous pouvons exercer notre esprit critique, quelles sont les données qui sont utilisées pour ce type de création, de production, est-ce qu’on a des informations sur les sources.
C’est quelque chose qui est arrivé, il y a un emballement qui arrive. En fait, toute l’année 2023/2024 – je parle de deux années, des années scolaires –, énormément de demandes de formation sur l’IA, sur l’intelligence artificielle, arrivent petit à petit, mais il nous faut aussi du temps pour nous demander : si on l’utilise en classe, quels sont les prérequis et, par exemple, la question des données : est-ce que je peux utiliser ChatGPT, faire créer un compte à un élève et qu’il donne ces données ; c’est quelque chose qu’il faut qu’on se demande, il faut qu’on se pose aussi des questions éthiques.

François Saltiel : Dominique Boullier, à l’époque, vous aviez réagi sur ChatGPT avec une vision assez négative quant au déploiement de son usage par exemple à Sciences-Po.

Dominique Boullier : Il s’agissait surtout d’avoir un principe de précaution, qui disait effectivement « on va l’interdire », mais on va l’interdire pour les examens dans la mesure où il n’y avait absolument aucun cadre qui permettait d’éviter ce qu’on peut appeler du dopage. Si on dit que dans les courses cyclistes et dans tout le reste du sport on autorise le dopage, alors allons-y et voyons les conséquences de tout cela. On voit bien que c’est un très long travail qui a été mis en place.
De la même façon, comme on vit l’éducation, malheureusement peut-être, comme une compétition, à ce moment-là il faut revoir totalement notre façon de faire si on accepte le dopage. Bien entendu qu’il y a une façon de faire des choses avec ces technologies, le problème c’est qu’on est pas obligé de réagir sous la pression, sous une pression commerciale par une firme qui agit comme le dealer, qui distribue de la bonne en espérant que les gens deviennent accros, et qui, après va les faire payer, c’est ce qui se passe maintenant ; c’est quelque chose qui ne peut pas être au centre ou au cœur d’une politique éducative. Nous avons des questions en tant qu’éducateurs, en tant que enseignants, nous avons beaucoup de questions, de soucis et de problèmes à régler. Je pense notamment aux façons de faire coopérer les gens, à apprendre aux étudiants à explorer des sujets, à examiner les sources, etc. Est-ce que c’était ce que ChatGPT nous proposait comme ça ? Non pour du tout, quelquefois c’était même l’inverse, puisqu’il était totalement incapable d’examiner les sources et, encore mieux, il en inventait. À partir de ce moment-là, il y a donc un minimum de principe de précaution, mais on a tous couru derrière. Maintenant, on se compte que oui, l’innovation de l’époque, le ChatGPT 3.0 ou 3.5 a déjà été totalement changé, c’est donc encore autre chose. Donc, si on veut, à chaque fois, adapter nos étudiants à une innovation à l’instant t, on risque de perdre la vision à long terme qui est une obligation éducative qui comporte aussi une dimension morale, responsable, pour ce qui est vraiment aide à apprendre. Mes collègues de l’EPFL [École polytechnique fédérale de Lausanne], avec qui j’ai travaillé sur ces questions-là, le disaient bien : effectivement, ils travaillent plus vite, mais ils apprennent moins ! Le bilan comparatif qu’ils avaient fait était celui-là.
Vous voyez donc que ce sont les conséquences de tout cela qui pourraient être traitées avant, mais, en réalité, on est tellement sous pression commerciale qu’il faut battre pour devenir le premier entrant, effectivement tout est bon pour entrer là-dessus.
Cela dit, après, le réinterpréter, l’apprendre dans un nouveau contexte stratégique, oui c’est tout à fait possible.

François Saltiel : Marie Turcan, vous souhaitez réagir ?

Marie Turcan : Oui, parce que justement vous dites qu’on a tous couru, Je pense qu’il y a une vraie responsabilité médiatique derrière, je prendrai, du coup, mon rôle de journaliste qui a été très exposée à ça Depuis une dizaine d’années, on le voit dans la manière dont on couvre les conférences de ces Big Tech, comme on les appelle parfois, que ce soit Apple, Google, on sent qu’il y a toujours cette course à l’innovation, à la performance de l’innovation aussi, il faut non seulement innover, mais il faut montrer qu’on innove.
Avec l’IA, il s’est passé quelque chose de très différent, qu’on n’avait pas vu auparavant : même les entreprises comme Apple qui, au début, étaient quand même connues pour ne pas suivre trop le train de la hype, se sont retrouvées, elles aussi, à devoir communiquer très majoritairement sur des innovations de l’IA, parce que, du coup, le mot magique c’était IA – il se trouve qu’elles n’utilisent pas ce mot pour être un peu en décalage. Du coup, les journalistes tech se sont aussi retrouvés complètement submergés par cette innovation-là, à se demander comment est-ce qu’on la traite, comment en prendre la mesure. En même temps, il y avait aussi l’utilisation de l’IA par les journalistes, mais, de l’autre côté, il y avait aussi décortiquer un peu le discours. Quand OpenAI a sorti ChatGPT, il y a eu ce côté un peu révolutionnaire, ensuite derrière, Google sort Bard qui devient Gemini, ensuite Apple sort son propre Apple Intelligence. Je pense qu’on a manqué de recul sur ce que ça pouvait vraiment être, parce que, parfois, on a tendance à dire « on parle d’IA, mais, derrière c’est un tableur ».

François Saltiel : C’est ça. C’est compliqué, justement, quand on est un média comme le vôtre, on le sait aussi dans Le Meilleur des mondes, notre temporalité hebdomadaire nous permet, par nature, de prendre plus de recul que lorsqu’on est un quotidien comme le vôtre, puisque vous êtes sur Internet et, tous les jours, vous publiez des articles. Comment arrive-t-on, justement, à résister un peu à ce narratif commercial de la révolution permanente et de la peur de rater quelque chose ? On parle beaucoup du FOMO à plein d’égards, FOMO des investisseurs qui ne veulent pas rater le prochain bon plan, mais aussi des journalistes en disant « il faut couvrir ce truc ». On a l’habitude, on nous vend une révolution toutes les trois secondes, mais, malgré tout, il faut savoir résister.

Marie Turcan : Oui. Je pense qu’il y a, derrière, une vraie idéologie de l’innovation. J’ai eu beaucoup de discussions autour de l’Apple Vision Pro, le casque de la réalité mixte, sorti par Apple récemment, parce qu’il n’y a pas de besoin de société, derrière parce qu’il ny a pas de projet de société derrière. J’ai parlé à beaucoup journalistes tech qui défendaient un peu ce produit en disant « il faut innover, il faut innover absolument et on verra derrière, c’est comme ça que ça a toujours marché. »

François Saltiel : L’offre qui crée la demande.

Marie Turcan : Exactement, et c’est en effet comme ça que les innovations tech se sont construites ces 20 dernières années. Néanmoins, aujourd’hui, on n’est plus dans le même monde. On est en réchauffement climatique, on a des questionnements sur ce que veut dire de lever 600 millions de dollars par mois.
Il y a donc des vraies réflexions à avoir qu’on n’a toujours pas, du coup on mériterait de se poser cette question : pourquoi est-ce qu’on innove et est-ce qu’il n’y a pas d’autres manières d’innover, plus calmes, plus responsables ? Ça voudrait dire vraiment remettre en question toute une idéologie.

François Saltiel : Exactement. C’est un changement de paradigme. Vous vouliez intervenir Félix Tréguer.

18’ 52

Félix Tréguer : C’est très juste et typiquement, sur la question de l’IA générative, on s’est retrouvé un peu coincé entre ces discours un peu de propagande de l’industrie de la tech, mettant en exergue les nouvelles promesses liées à ces innovations, ces nouvelles technologies qui étaient mises sur le marché et, en même temps, on était pris en sandwich : en fait, la critique était incarnée par les industriels de la tech avec la menace existentielle.

François Saltiel : Style Elon Musk, par exemple.

Félix Tréguer : Exactement. Les appels, même, à des moratoires, ce qui paraît être une position très technocratique et très radicale, qui venait de personnalités très puissantes dans le milieu de la tech, proches de l’extrême droite, qui n’avaient pas du tout intérêt, en fait, à mettre le holà sur l’innovation.

François Saltiel : Sauf si leurs propres outils n’étaient pas encore en place pour les concurrencer !

Félix Tréguer : Exactement, sauf à être dans des stratégies industrielles et c’était le cas, en l’espèce. C’est vrai que c’est un peu frustrant. Je suis d’accord avec ce que vous disiez tout à l’heure, Marie, sur le fait que du discours dominant et, disons, l’emphase qui était propre au discours médiatique dominant, même militant et politique de manière générale dans les années 90 jusqu’à 2010/2013, disons, on est passé à un autre paradigme, en même temps je reste souvent insatisfait, en fait, de la manière dont cette critique est portée et rendue visible dans les médias.

François Saltiel : Maryse Broustail, peut-être une question d’ordre technique puisque Marie Turcan parlait tout à l’heure d’Apple : comment les GAFAM pénètrent-ils aussi le champ de l’éducation ? On sait très bien qu’il y a des outils qui sont, je crois déployés. À travers les outils, ce n’est pas Félix Tréguer qui va me contredire, il y a forcément une politique, une idéologie derrière qui accompagne toujours ces outils. Comment voyez-vous cela ?

Maryse Broustail : Déjà, c’est très différent selon les territoires, parce que la dotation en matériel numérique, on va dire, est liée aux collectivités et, d’une collectivité à l’autre, les choix sont très différents, il y a donc, clairement, de très fortes inégalités dans toute la France par rapport à cet équipement.

François Saltiel : En fait, ma question, c’est : est-ce que c’est un problème ? Par exemple, Félix Tréguer nous dit : « Ça devient compliqué quand l’incarnation même de la critique est portée comme par Elon Musk ». Je pourrais poursuivre à peu près cette question en disant que lorsqu’on fait de l’éducation au numérique et aux médias, on est forcément là pour éveiller l’esprit critique, vous l’avez dit, et quand elle est accompagnée et peut-être portée par les outils, peut-être même par un discours par les GAFAM, est-ce que ce n’est pas non plus un problème ?

Maryse Broustail : Ça peut l’être. Je vais prendre un exemple assez concret, ce sont les tablettes, dans les établissements, qu’on a fournies à des élèves, par dotation, ce qu’on appelle des flottes. On a doté des classes entières de tablettes, peut-être un peu vite, je ne donne pas la marque pour le coup, dans le sens où la dotation s’est faite assez rapidement, la formation des enseignants et des élèves s’est faite ensuite et, ce qui ne s’est pas beaucoup fait, c’est la formation des parents et il ne faut vraiment pas les oublier. On a tendance à penser que c’est vraiment à l’école qu’il faut travailler ces compétences-là, c’est effectivement certainement important, mais je pense que c’est quelque chose qui doit se faire collectivement, aussi avec les parents. Cette question de l’équipement est particulièrement inégalitaire. L’usage de l’outil doit se faire aussi en parentalité numérique, en coéducation. Ça ne peut pas être seulement l’Éducation nationale qui va résoudre ce genre de choses.

François Saltiel : Une question, Dominique Boullier, puisqu’on parle de la manière dont la critique s’incarne, elle s’incarne aussi par des chercheurs, par des jeunes chercheurs. Dans Le Meilleur des mondes, pendant trois ans, on a eu la chance et le plaisir d’en recevoir. On a l’impression qu’il y a quand même une jeune génération de chercheurs, vive, qui embrassent, justement, ces sujets à bras-le-corps, mais de quelle manière arrivent-ils, ou pas, à pénétrer l’espace médiatique ?

Dominique Boullier : C’est un problème. De fait la recherche, je parle des recherches en sciences sociales, principalement, ont besoin de temps pour voir ce qui est réellement mis en œuvre, c’est-à-dire qu’on ne peut pas être dans la réactivité, donner des opinions, sonder le public ou bien, encore mieux, demander des prédictions, etc. Si on veut réellement observer ce que les gens font avec les technologies, pour comprendre un peu mieux comment elles vont se transformer elles-mêmes – même une fois que l’innovation est faite, ça n’arrête pas de se transformer, d’être approprié –, il faut du temps. Donc, si vous faites des enquêtes, vous ne pouvez pas réagir, il vous faut deux ans pour publier quelque chose et encore, je suis très optimiste ! En attendant, les médias, évidemment, sont dans une autre temporalité qui est effectivement celle de nous dire non seulement ce qu’il faut en penser, ce que ça va devenir tant qu’à faire !, et puis, à partir de là, avoir un avis général alors que les choses sont très diverses, il y a des façons de faire qui vont être très différentes, malgré la créativité.
Maintenant, comme vous le disiez, il y a effectivement tout un courant de chercheurs qui font de la sociologie des algorithmes, etc., qui rentrent dans la technique ; on n’est plus dans le commentaire ou dans les discours généraux, c’est cela qui très intéressant ; c’est ce qu’on appelle les sciences and technologies ??? [23 min 20] . Elles deviennent très pertinentes pour aider à comprendre comment, au moment même de la conception, au moment de leur utilisation, on doit comprendre l’articulation, le couplage homme-technique, si vous voulez, ce qui devient très intéressant. Mais c’est quelque chose qui devient trop subtil et trop long à attendre et, là, on est court-circuité.

François Saltiel : On est court-circuité ! Justement, les médias, on le sait bien, doivent remplir, doivent combler le vide, les formats, les cases qui leur sont consacrées et, comme on n’a pas le temps d’attendre, justement, que tel chercheur passe trois années pour publier une ressource qui, d’ailleurs parfois, lorsque cette ressource est publiée, on est déjà passé à la « révolution » suivante, je mets bien sûr, entre guillemets, le mot « révolution ». Peut-être que les médias ont tendance à inviter les bons clients, des essayistes, des philosophes, des gens, des personnes qui ne comprennent pas forcément ce dont elles parlent, Dominique Boullier.

Dominique Boullier : C’est un peu le problème ! C’est une tendance assez française, c’est vrai, mais qui valorise des essais. J’ai été obligé de dénoncer, parfois, un certain nombre d’abus, de positions très générales, très catastrophistes, etc., qui se présentent comme critiques, mais qui, en réalité, ne rentrent pas dans le détail des techniques. À ce moment-là, on reproduit un certain nombre de stéréotypes et on évite, par exemple, de rentrer dans les détails non seulement techniques mais aussi des modèles économiques qu’il y a derrière. On ne comprendrait rien si on ne voyait pas ce qu’il y a derrière, parce que toutes ces technologies, toute l’IA en particulier, servent à mobiliser des investisseurs et des investissements considérables qu’il faut, d’ailleurs, avec les types de technologies adoptées qui coûtent très cher. À partir de ce moment-là, si on ne comprend pas tous ces systèmes-là, on doit être capable de nommer qui est responsable de ces choix, d’une part, et pouvoir proposer et montrer du doigt ceux qui peuvent faire autrement, ceux qui essayent de faire autrement. Et çà, non. On dit des généralités, ça passe très bien et on a quelquefois des débats qui vont être plutôt du genre philosophique ou prophétique, si vous voulez, mais, en réalité, avec des gens qui ne comprennent strictement rien à la technologie, c’est très clair. Et ça devient très énervant pour ceux qui sont du domaine. J’ai plein de collègues dans les data sciences qui me disent « tu ne vas pas laisser dire ça », parce que ça commence sérieusement à les énerver aussi.
Et puis, il ne faut pas oublier qu’en matière de recherche, vous avez quand même, aussi, des chercheurs, des data sciences, qui arrivent à faire passer un certain nombre de choses, qui peuvent aussi être embarqués par la logique de l’innovation à tout prix, et certains autres qui sont capables de montrer qu’il y a des choses différentes. Il faut rentrer dans les détails, je pense, par exemple, à quelqu’un comme Yann Le Cun. On peut le critiquer sur tout un tas de plans, d’ailleurs il a changé puisque, maintenant, il prône l’open source, etc., n’empêche que c’est intéressant de le voir dire que les Large langages Models, les grands modèles de langage qui sont utilisés par l’IA générative, c’est sans doute, en réalité, une époque très brève de l’histoire de l’IA et qu’on a besoin de faire avec toutes les IA. Ce n’était pas du tout sa position avant.
Vous voyez qu’on a plein de choses qui nécessitent aussi des experts du domaine, qui adoptent une position plus complexe, plus nuancée et qui mettent en avant le pluralisme des solutions sur tous les projets qu’on a.

François Saltiel : Justement, pour rajouter à la complexité du personnage, je rappelle que Yann Le Cun travaille comme cadre du développement et de la recherche dans le groupe Meta, donc Facebook.
Marie Turcan.

Marie Turcan : C’est ce que j’allais dire, c’est quand même la grande gueule à la mode maintenant. Autour de moi, j’ai notamment des hommes qui étaient fans d’Elon Musk il y a quelques années, qui, maintenant, sont fans de Yann Le Cun parce qu’il parle un peu pareil et puis il est cash. Je ne dis pas du tout qu’ils projettent des idées d’extrême droite sur Yann Le Cun, mais il faut quand même faire un petit peu attention à cette médiatisation.
Je voulais rajouter qu’on a exactement le même souci d’un point de vue journalistique, du côté des médias, en termes de journalistes spécialisés dans la tech et le numérique. Vous êtes aussi les premiers concernés. On a tendance, ces derniers temps, à dire que le numérique infuse partout et que, du coup, on n’a pas besoin d’avoir des journalistes spécialisés dans ces sujets-là parce que, finalement, le numérique est partout. On remarque quand même qu’on manque d’experts et d’expertes, on manque notamment de femmes journalistes dans la tech. À la base, il y a quelques années, on avait fait un réseau de soutien de journalistes femmes, parce que, justement, on se rendait compte aussi que n’étant pas un homme blanc, cisgenre, on avait des points de vue différents sur le numérique et on a peut-être réussi à faire comprendre, pas nous toutes seules, que la tech n’est pas neutre et qu’on avait besoin, aussi, d’une diversité de profils, spécialisées et expertes pour parler du numérique.
Il y a une dizaine d’années, nous étions quand même assez nombreux, journalistes, jeunes, à comprendre les codes du numérique, à pouvoir enquêter en ligne, à avoir des spécialités C’est vrai que ces profils commencent à se diluer, c’est un peu ce que je remarque : c’est dur de trouver du travail, beaucoup ont arrêté, il y en a qui travaillent aujourd’hui pour des marques. Trouver des postes en rédaction, spécialisés dans la tech et le numérique, c’est très rare.

François Saltiel : Ce que vous dites est intéressant. On aurait plutôt tendance à croire, à priori, comme le numérique est un enjeu de plus en plus important au sein de nos sociétés, qu’il faut de plus en plus de journalistes pour le couvrir. Vous, vous dites qu’il y a moins de diversité, de pluralité.

Marie Turcan : Il y a moins pluralité, je dirais qu’il y a surtout moins de rubriques spécialisées dans les médias. Le monde a Pixels, mais ça reste le même nombre de journalistes depuis dix ans ; Tech & Web du Figaro était très bien, à un moment, mais, finalement, on a réduit un peu à peau de chagrin le nombre de journalistes qui en faisaient partie. Les grands médias, finalement, ont peut-être un journaliste tech qui doit, du coup, passer des GAFAM à la cybersécurité en passant par une enquête sur un youtubeur. Une seule personne censée faire tout ça, c’est quasiment impossible ! Ça mériterait, en effet, des énormes pools et je pense que c’est un peu dommage, c’est même, parfois, un peu du gâchis de ne pas développer encore plus ces rubriques.

François Saltiel : On ne peut que partager votre avis. Félix Tréguer.

Félix Tréguer : Je voulais réagir en soulignant ce qui me semble manquer, aussi, dans le paysage médiatique relatif à la tech. Trop souvent, on a à des approches matérialistes, on est beaucoup à faire le commentaire des annonces de marché de certains discours politiques, de grandes annonces de cette prophétie de l’innovation. En fait, il manque un peu une analyse des infrastructures, de leur poids écologique, de ce que veut dire, par exemple, d’avoir Microsoft qui annonce quatre milliards d’investissements dans des datacenters en France en termes de conflits d’usage sur l’eau, sur l’énergie. C’est un travail que font certains et certaines mais qui, globalement il me semble, est assez peu visible.

François Saltiel : Ça vous semble encore un impensé, justement, cette question écologique liée au numérique.

Félix Tréguer : La question écologique liée au numérique monte, mais, à mon avis, elle encore mal traitée. Le pont entre les questions numériques et le champ de l’écologie politique, de manière plus large, reste à faire et puis, surtout, je contraste un peu le paysage français vis-à-vis de ce que je peux observer, par exemple, aux États-Unis. On voit quand même une jeune génération de journalistes, de chercheurs ou de lanceuses d’alerte issus de la tech. Je pense à Meredith Whittaker ou ??? [29 min 52], qui sont des personnes qui connaissent très bien la technique, très bien le monde de la tech, à la fois les technologies, les idéologies, les personnalités et les entreprises qui tirent l’innovation dans le champ de l’informatique et qui en sont venus à des positions extrêmement critiques, très bien informées et très pertinentes à mon sens, et qui me semblent encore manquer dans le champ médiatique et politique Français.

François Saltiel : Marie Turcan, rapidement justement, sur les États-Unis, vous pensez vous aussi que la presse anglo-saxonne est peut-être plus critique.

Marie Turcan : En tout cas, on fait un follow up, on fait le suivi derrière. Aujourd’hui, il y a quand même pas mal de médias qui traitent de la French Tech, par exemple sous forme de levées de fonds. C’est « machin a levé 100 millions, machin a levé 10 millions. » Très peu, ensuite, font, derrière, le suivi pour dire ce qui a été fait de ces millions, pourquoi l’entreprise est en faillite aujourd’hui, où sont les investissements qu’on nous a promis il y a deux/trois ans. Quand on regarde un peu le paysage, même des licornes, les licornes donc valorisables sur un milliard, les champions en français, 25 entreprises françaises très valorisées par Emmanuel Macron notamment, quand on va s’intéresser à ce qui se passe en réalité, il y a quand même des promesses qui ne sont pas tenues derrière, mais difficile, dans cet écosystème tech de ne pas se réjouir. Aujourd’hui, c’est Mistral AI, l’entreprise sur l’IA créée par Xavier Niel, notamment, qui lève 600 millions d’euros.

François Saltiel : Je ne sais pas si elle a été créée, en tout cas il est investisseur.

Marie Turcan : Cofondée, pardon, notamment aussi avec Cédric O qui est l’ancien ministre chargé du Numérique. Ces montants-là nous semblent absurdes. À force de les répéter, on ne les conteste pas et surtout on évite, on ne va pas assez chercher, ensuite, ce qui s’est passé avec ces millions.

François Saltiel : Donc, ne pas être aveuglé par la puissance du présent toujours prometteur et peut-être regarder, suivre les dossiers, et se projeter dans l’avenir. Tiens, Avenir, c’est le titre de la chanson qui va arriver. Albin De La Simone dans Le Meilleur des mondes.

Pause musicale : Avenir par Albin De La Simone.

France Culture – Le Meilleur des mondes – François Saltiel

34’ 20

François Saltiel : Avenir