Action publique et communs - Conférence inaugurale - Valérie Peugeot

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Titre : Action publique et communs : construire les conditions d’un jeu à somme positive -

Intervenante : Valérie Peugeot

Lieu : Créteil - Conférence inaugurale JdLE 2024

Date : 29 mars 2024

Durée : 37 min 31

Vidéo

Présentation de la conférence

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Je vais vous parler de la relation entre les communs et les acteurs publics et voir comment ils peuvent, le cas échéant, coopérer.
Avant de rentrer dans le dans le vif du sujet, je vais revenir rapidement sur le concept des communs, parce que, en fait, on l’emploie beaucoup, mais comme toujours, quand un concept rencontre une forme de célébrité – c’est peut-être un peu un terme un peu trop fort –, en tout cas quand il se répand, on a tendance aussi parfois à le vider un petit peu de sa substance. Je crois que c’est important de revenir sur l’histoire de ce concept, de comprendre ce dont il est réellement porteur et, ensuite, on rentrera dans le vif du sujet.

Les communs, ce sont trois dimensions qu’il faut lier les unes aux autres.
La première, c’est une ressource qui peut être matérielle ou immatérielle, ça peut être un jardin partagé comme ça peut être des lignes de code, ça a déjà été évoqué ce matin. La particularité de ces ressources, c’est qu’elles ne sont pas soumises à un droit de propriété tel qu’on le connaît, mais qu’elles vont être partagées grâce à des droits d’usage. C’est un passage d’une logique propriétaire à une logique d’usage, c’est un premier point très important.
La deuxième dimension des communs, c’est l’existence d’une communauté qui va être en charge de gérer cette ressource ; quand je dis gérer c’est à la fois la faire fructifier, la développer, mais aussi la protéger contre ce qu’on appelle des enclosures, c’est-à-dire des tentations de ré-enfermer cette ressource partagée, de la remettre dans un prisme propriétaire.
La troisième dimension, c’est une gouvernance, c’est-à-dire un ensemble de règles dont cette communauté va se doter dans la finalité, justement, de protéger cette ressource, c’est-à-dire s’assurer qu’elle ne soit pas victime d’enclosure, qu’elle ne glisse pas à nouveau sous un régime propriétaire et surtout de la protéger contre ce que pourrait être ce qu’on appelle en anglais des flux rider ???, des personnes qui pourraient être tentées de s’approprier cette ressource pour leur usage personnel.
Tout cela est un peu théorique pour l’instant, mais vous allez voir que c’est très concret.
Quand je dis une communauté, ça peut être une communauté toute petite, par exemple les habitants qui ont construit un habitat partagé, comme ça peut être une communauté extrêmement large, si vous regardez la manière dont sont élaborés un certain nombre de logiciels libres : ils sont élaborés, développés par une communauté de développeurs qui peuvent être aux quatre coins de la planète et rassemblent des centaines, voire des milliers de personnes, comme c’est le cas pour Linux, par exemple, qui est un des un des plus connus.

Les communs ont connu, de façon un peu schématique, trois vies.
La première vie, ce sont les communs historiques, qui étaient des communs dits naturels, des communs de ressources partagées comme des pâturages, comme des fours à pain, comme des lavoirs, dont on trouve encore la trace aujourd’hui dans nos communes. Si vous vous promenez vous verrez souvent, quand les municipalités ont fait l’effort de mettre un petit historique, trace de cette gestion en commun, par les villageois, de leur four à pain ou de leur lavoir.
Historiquement, ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de droit de propriété, mais cela veut dire qu’il y avait une répartition des droits d’usage, c’est-à-dire que les grands propriétaires terriens, les aristocrates, étaient propriétaires du foncier, mais les paysans avaient des droits par exemple de glanage ou des droits d’amener leurs bêtes paître sur ces terres dont le foncier, le sol, appartenait aux aristocrates.
C’est la première vie des communs et cette première vie va progressivement disparaître au milieu du 18e et au 19e siècle, pour deux raisons principales.
La première raison, c’est la révolution industrielle qui va réorganiser l’économie, qui va inciter ces propriétaires terriens à reprendre la mainmise totale sur leurs terres, ce qui va chasser les paysans ; ça va être un cercle vertueux pour eux, c’est-à-dire que ces paysans qui seront chassés de ces terres, qui ne pourront plus amener leurs bêtes à paître, vont progressivement migrer vers les grandes villes où, entre-temps, sont apparus les métiers à tisser : les propriétaires terriens peuvent installer leurs bêtes qui vont produire de la laine et envoyer cette laine dans ces usines, dans les grandes villes, notamment, en Angleterre, Manchester, etc., qui vont devenir ce que vous connaissez, des villes taudis à ciel ouvert, avec des populations complètement paupérisées.
La carte que vous voyez s’afficher là, c’est la carte des communs au Royaume-uni, des terres qui étaient sous un régime de communs avant cette grande révolution industrielle.

La deuxième raison pour laquelle les communs vont disparaître, je vais en parler de façon plus approfondie sur la diapositive suivante, est liée, on va dire, à un changement dans la pensée, je vais y revenir juste après.

Le troisième temps de la vie des communs, c’est ce qu’on pourrait appeler le retour des communs qui date de la fin du 20e siècle, que nous vivons actuellement. Retour des communs qui s’explique, entre autres, par le constat d’une sorte d’impuissance de notre régime capitalistique actuel à répondre à un certain nombre d’enjeux, dont, plus particulièrement, les enjeux écologiques. Les communs vont aussi être un vecteur pour renouveler la pensée d’une économie qui serait plus respectueuse de notre planète, je ne vais pas m’étendre là-dessus, ce n’est pas l’objet aujourd’hui. Ce qui va aussi accélérer le retour des communs, ce sont les technologies numériques.
Pourquoi les technologies numériques sont-elles des vectrices de communs ? Plusieurs raisons.
La première, c’est que le numérique, en dissociant une information ou une connaissance de son support matériel, c’est-à-dire en dissociant un morceau de musique du disque, de la cassette, du CD, il rend cette information, cette connaissance, cette œuvre, plus facile à partager, plus facile à circuler. Ça ne veut pas dire qu’elle doive nécessairement circuler, en tout cas, elle est naturellement, je dirais, un candidat au partage et à la circulation.
La deuxième raison, c’est que les réseaux numériques permettent de construire des communautés déterritorialisées. Historiquement, les communs étaient forcément attachés à un territoire, le village autour du four à pain, etc. Dans l’exemple que je donnais tout à l’heure du logiciel libre, on peut avoir des communautés beaucoup plus larges, beaucoup plus grandes dont ça va faciliter la création, le numérique va être un vecteur de création de communautés décentralisées, distribuées, comme dans l’exemple de Mastodon qui vient d’être présenté.

Je parlais de la pensée qui a été aussi à l’origine de ce qu’on pourrait appeler, par analogie, l’hiver des communs, la période où les communs se sont effacés, et quand je dis se sont effacés, c’est y compris dans les textes de loi. Des historiens ont retracé ces textes qui ont fait disparaître les communs au profit d’un régime de propriété. Les grands penseurs qui sont, je dirais, à l’origine d’une forme de tragédie des communs, ce sont ceux que vous voyez s’afficher sur votre sur votre écran – Hobbes, Lock, également Adam Smith, même si on a tendance à attribuer à Adam Smith, de façon un peu excessive, une pensée quasi religieuse sur le marché, d’ailleurs, je vous renvoie un article absolument passionnant, qui est sorti cette semaine dans Le monde, qui montre comment le marché a été érigé en une sorte de foi, n’hésitez pas à le lire, mais on pourrait dire la même chose de la propriété. Il est important de comprendre que la propriété c’est vraiment un construit social. On a tendance à, ce qu’on appelle en sciences sociales, essentialiser, naturaliser le concept de propriété comme s’il était inhérent, d’un point de vue anthropologique, à l’humanité, c’est-à-dire que toute humanité devrait nécessairement se construire autour du concept de propriété.
Les quatre acteurs, les quatre auteurs que vous voyez s’afficher là, les philosophes, sont ceux qui ont essentialisé ce concept de propriété. Pourquoi ? Comment ?
Hobbes, par exemple, nous a expliqué que la propriété privée nous permet de rompre avec l’état de nature, nous permet d’éviter la tragédie sociale selon laquelle chaque individu prétendrait à une portion de biens, donc ce serait la jungle en quelque sorte.
Locke, lui, considère que la propriété est un droit fondamental de l’humain.
Bernard de Mandeville, que vous voyez également s’afficher, l’auteur de La Fable des abeilles, considère que les vices privés engendrent les bénéfices publics. Quelque part, je dirais que c’est un peu l’auteur de la pensée du ruissellement, c’est-à-dire que plus on s’accapare, plus… En fait, c’est l’auteur qui nous a déculpabilisés de nos logiques d’accaparement.
Et enfin Adam Smith avec, évidemment, la fameuse soi-disant main invisible du marché. J’ai découvert en lisant cet article du Monde auquel je faisais référence il y a un instant, qu’en réalité Adam Smith n’avait pas une pensée aussi affirmative, loin s’en faut. Il va falloir qu’on le relise collectivement

Cette pensée du 17e, du 18 siècle, qui a érigé le la propriété en principe quasi anthropologique, a commencé à être détricotée au 20e siècle, entre autres par ces deux personnes que vous voyez s’afficher à l’écran.
Le premier c’est le bien nommé John Commons, il avait vraiment un nom prédestiné, un juriste qui s’inscrivait dans un courant juridique dit du « légal réalisme », qui a travaillé à sortir les communs du prisme propriétaire pour aller vers une logique de ce qu’il appelait « les faisceaux de droits d’usage », c’est-à-dire décomposer la propriété en une série de droits d’usage. Il a surtout insisté sur l’importance des relations juridiques entre les personnes, plus importantes que les choses elles-mêmes. Ce qui nous renvoie à ce principe, ce concept de communauté que j’évoquais tout à l’heure.
On pourrait aussi évoquer Karl Polanyi, pour ceux qui connaissent, mais je n’ai pas le temps de tout développer.
La personne qui nous a vraiment aidés à penser, à théoriser les communs, c’est Elinor Ostrom qui a été, ce qu’on appelle de façon un peu abusive, Prix Nobel d’économie, en fait le Prix de la banque de Suède, en 2019. C’est une politiste qui a eu un prix d’économie, qui a œuvré toute sa vie sur le terrain, vraiment, pour le coup, en sociologue, ethnologue, politiste ; elle a enquêté sur les communs à travers la planète.
Je n’ai pas dit que les communs historiques, naturels continuent d’exister, même s’ils ont en grande partie disparu. On en trouve encore des traces aujourd’hui. Par exemple les systèmes de gestion de l’eau, en Indonésie, toutes ces terrasses pour les rizières, sont gérés comme des communs.
Elle a enquêté toute sa vie sur ses communs naturels et, à la fin de sa vie, avec l’aide d’une autre chercheuse, bibliothécaire, elle a commencé à s’intéresser aux communs de la connaissance et aux communs environnementaux.

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