« Si c’est “gratuit”, c’est toi qui produis » : différence entre les versions

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Donc, finalement,
Donc, finalement, cette utilisation ce n’est pas que ça, mais c’est aussi analysable comme du travail gratuit, ça correspond à ça, d’où le titre de la conférence « c’est toi qui produis » plutôt que « c’est toi le produit », puisque nous ne sommes pas le produit, personne ne nous a vendus.<br/>
On peut en faire une analyse assez similaire et c’est comme ça que j’ai eu cette réflexion et cette révélation, en lisant <em>L’ennemi principal</em> de Christine Delphy, qui pose problème par ailleurs, je ne suis pas en train de vous dire que tout ce qu’a fait Delphy est très bien, mais le féminisme matérialiste est quand même un truc super intéressant. Les analyses matérialistes, en général, permettent de comprendre et permettent d’agir. Donc, on peut faire des analyses similaires à l’analyse du travail domestique qui est faite par ce courant du féminisme du travail gratuit qu’on fournit pour les Big Tech.<br/>
Il faut comprendre que l’utilisation correspond, entre autres, à un travail productif et donc agir : dans le travail, on le sait agir, c’est la grève. Là, en l’occurrence, il se trouve que la grève correspond aussi à un genre de boycott du service et cela permettrait de mettre en place un rapport de force. Si, d’un coup, on arrivait à s’auto-organiser tous, toutes – à mon avis, ce que je suis en train de vous dire est irréalisable – et qu’on dise « on ne va plus sur aucun service de Google pendant une semaine, aucune pub de Google ne peut être affichée pendant une semaine, pas de vidéos YouTube sont vues, etc., on aurait un pouvoir de négociation avec Google pour de vrai, c’est indéniable. Maintenant, ça n’est pas réalisable, on n’est pas assez, on n’a pas une grosse structure d’auto-organisation qui existe et on n’est pas capable de faire ça.<br/>
Mais, on peut quand même réfléchir à e que ça implique sur la façon dont on lutte, comment on met en place les choses, quelles alternatives on propose, etc.
 
On peut dire une première chose : la grève ou le boycott sont des outils collectifs, on ne peut pas le faire tout seul. On ne peut pas dire « c’est bon, je fais ma part contre le capitalisme de surveillance, je n’utilise pas ces services-là ». Ça peut vous donner bonne conscience, ça peut, peut-être, vous protéger individuellement, ce n’est pas sûr, mais ça n’a aucun effet sur rien.
J’ai fait une espèce de caricature : je chiffre mes mails avec GPG, mes mails sont auto-hébergés, mon téléphone est sous OpenBSD, il n’utilise que Tor, et puis je discute sur Matrix, en chiffré <em>end to end</em> et tout ça, c’est bien ! Je parle avec les gens qui font ça aussi, vous êtes quatre !
 
<b>Public : </b>???plutôt qu’ OpenBSD
 
<b>Pablo Rauzy : </b>Ouais bon ! On peut aussi ne plus avoir de téléphone, etc., bien sûr. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, je dis juste que ce n’est pas comme ça qu’on va lutter et ce n’est pas comme ça qu’on va être efficace. C’est tout.<br/>
Sur ce point-là, sur le l’aspect un peu individualiste du truc, une remarque que je veux faire aussi c’est que cette volonté qu’il y a souvent, dans le milieu libriste, d’aller vers plus de décentralisation, toujours. Il faut vraiment se rendre compte que la décentralisation totale, j’entends par là chacun dans son coin, etc., genre tout le monde auto-héberge ses mails à la maison et tout – il y a vraiment ce discours qui existe –, déjà c’est un mythe, parce que c’est hyper élitiste et il y a plein de gens qui ne sont pas capables de faire ça, qui n’ont pas envie de faire ça, mais, en plus, c’est très très individualiste : demander à tout le monde d’être capable de sécuriser tout ça, etc., ce n’est pas du tout pensable.<br/>
Je ne dis pas que la centralisation c’est bien, la centralisation c’est l’autoritarisme, je n’aime pas ça.<br/>
La décentralisation totale, c’est une forme d’individualisme que je n’aime pas non plus, mais, entre, il y a la mise en commun, il y a la fédération, il y a le mutualisme, il y a la collectivisation, ça peut correspondre à une forme de fédéralisme, d’autogestion, de collectivisme, etc., et ça c’est chouette.
 
<b>Public : </b>Ça veut dire quoi, pour toi, individualiste ?
 
<b>Pablo Rauzy : </b>Individualiste, ça peut vouloir dire plein de choses. En l’occurrence, quand tu ne penses pas les choses de manière collective, quand tu dis, par exemple, « si chacun fait sa petite part dans son coin, on va y arriver », en fait, tu oublies les structures. Pour moi, individualisme s’oppose à, je ne sais pas si on peut dire structuralisme, ça doit sûrement vouloir dire quelque chose qui n’est pas ce que je suis en train de vouloir dire, mais je pense ça peut vous aider à voir ce que je veux dire. En fait, quand tu réfléchis à comment résoudre les problèmes en s’attaquant aux structures qui sont plus puissantes que les individus, les individus naviguent dans les structures, plutôt qu’aux individus, eh bien là tu n’es plus dans l’individualisme.<br/>
On en discutait tout à l’heure suite à la conférence de Bookynette « Vous êtes la bonne personne », c’est très important de faire passer ce message de légitimation d'<em>empowerment</em>, etc., mais, si tu dis juste ça, tu n’as pas fait assez à mon avis, parce que si tu dis aux gens « prenez la parole, osez poser des questions, etc. », même quand tu as 50 % de femmes, 50 % d’hommes dans une assemblée, tu vas te retrouver avec 80 % de questions d’hommes. Alors que si tu changes la structure, tu arrêtes de faire des trucs qui sont à l’échelle de l’individu et que tu dis, par exemple, « on va prendre des questions en alternant une femme, un homme, une femme, un homme et, s’il n’y a plus de femmes qui veulent poser des questions, on arrête », là du coup, tu vas changer les choses petit à petit et tu vas laisser la parole se libérer, etc.<br/>
C’est donc ça, en fait, le truc de dire : l’individualisme, c’est quand tu penses à l’échelle de l’individu et ne pas être individuel, ne pas être individualiste, c’est quand tu penses les choses au niveau de la structure.<br/>
Il y a une question derrière.
 
<b>Public : </b>J’ai un petit problème avec l’équivalence que tu sembles faire entre décentralisation et individualisme. Je ne vois pas pourquoi décentralisation ça serait forcément individualiste, au contraire, il faut penser une structure qui permette la décentralisation, ce n’est pas du tout incompatible.
 
<b>Pablo Rauzy : </b>J’ai dit « décentralisation totale », c’est quand même très différent.
 
<b>Public : </b>À définir.
 
<b>Public : </b>Inaudible
 
<b>Pablo Rauzy : </b>C’est ce qui est voulu par certaines personnes, quand on écoute certains discours. Vous avez des gens qui vous disent, par exemple, « Mastodon, ce n’est pas bien parce que c’est encore centralisé ; le fédivers, c’est encore centralisé, c’est juste que vous avez plusieurs points de centralisation, avec quand même des administrateurs ou administratrices qui ont le pouvoir sur leurs utilisateurs et utilisatrices. Ou qui vont vous dire genre « le protocole mail, c’est nul parce que c’est centralisé aussi ». De fait, c’est concentré, c’est vrai, mais, ce n’est pas une forme de décentralisation totale, c’est une forme de fédération qui est une autre forme de décentralisation, c’est ce que je veux dire, je vais en parler un peu plus loin.
 
Donc, une stratégie de lutte qui est efficace, c’est une stratégie des contre-pouvoirs. L’idée, pour pouvoir se passer des Big Tech, des Google, Facebook et compagnie, il faut qu’on ait des contre-pouvoirs, il faut qu’on ait des structures alternatives dans lesquelles on peut s’auto-organiser et dans lesquelles on peut voir émerger des tentatives, des expériences, etc., différentes structures et voir comment on peut faire sans. Et si on arrive à les rendre suffisamment grandes, suffisamment puissantes, suffisamment collectives, suffisamment démocratiques, ce qui nécessite nécessairement d’être inclusif aussi, on peut faire émerger des alternatives pour de vrai et, effectivement, réduire drastiquement l’utilisation des trucs centralisés qui nous sont imposés.<br/>
Mais ce genre de choses, les contre-pouvoirs, c’est quelque chose qui fait très peur au capital. L’exemple vraiment typique c’est la Sécu. À la base, la Sécu a été montée comme un rassemblement de plein de caisses, de mutuelles, etc., et puis ce sont les ouvriers et ouvrières de la CDT qui, le soir, après le travail, se sont retroussés les manches et sont allés commencer à faire tout ça. Et ils ont réussi à auto-gérer, c’est vraiment le terme, un budget qui était deux fois celui de l’État et ça, évidemment, ça fait très peur. Ça a été détricoté petit à petit, réforme par réforme. Par exemple, aujourd’hui on ne cotise plus directement ou très peu à la Sécurité sociale, ça passe par un impôt qui, du coup, est contrôlé par l’État, qui lui finance ensuite en ricochet la sécu. C’est ce qui fait, aujourd’hui, qu’on peut se prendre une réforme de l’assurance chômage décidée par le gouvernement, alors que, normalement, le gouvernement n’a pas son mot à dire là-dedans. On est censé cotiser directement, en tant que travailleuses et travailleurs, à la Sécu et auto-gérer cet argent qui n’a rien à voir avec le gouvernement.
 
On peut donc créer des contre-pouvoirs comme ça, ils peuvent exister, ils peuvent même exister dans le système, c’est l’intérêt ; ce n’est pas un truc utopique où on doit dire qu’on doit d’abord faire la révolution, on casse tout, et ensuite on créera notre truc, ça va être trop bien et tout. Ce sont des choses qu’on peut construire aujourd’hui, qui peuvent exister, qu’on peut essayer de maintenir, qu’on peut essayer de démocratiser, qu’on peut essayer d’auto-gérer, etc., qui enfoncent des coins dans le capitalisme et qui permettent d’avancer vers la solution.
 
Un truc très important : pour que ces alternatives puissent être qualifiées de contre-pouvoirs, c’est que, selon moi, les moyens doivent être alignés avec la fin. On ne peut pas dire « ne t’inquiète pas, on va renverser l’État et on va mettre en place une dictature du prolétariat, ça va être trop bien, ça va nous permettre de virer la bourgeoisie et de mettre en place un ordre où tout le monde est égal, etc. », parce que vous savez très bien que comme les moyens sont alignés avec la fin, finalement ce n’est pas le prolétariat, c’est le parti, et ce n’est pas le parti, c’est la direction du parti, etc. On se retrouve avec un régime autoritaire. Encore une fois, les structures sont plus fortes que les individus, même avec un individu de très bonne volonté à sa tête, un régime autoritaire ne peut pas aboutir à une démocratie libre, etc., en tout cas je n’y crois pas.<br/>
Donc, les moyens doivent être alignés sur la fin : on crée l’autogestion, on crée les structures autogestionnaires, on crée la démocratie, les structures démocratiques, nécessairement inclusives, parce que tout le monde ne peut pas être là. Ensuite, une fois qu’on a déjà les structures d’après, on remplace ce qu’il y a maintenant et il y a un peu de friction, mais ça peut se passer.
 
Une solution pour faire ça, c’est construire ce qu’on appelle du commun.<br/>
Un commun c’est quoi ? Pour une introduction plus longue, j’ai fait une conférence à Pas Sage en Seine 2018, si jamais.<br/>
Un commun c’est une ressource partagée, un mode d’accès et les règles de son partage, et une gouvernance, très important aussi.<br/>
Un exemple classique de commun, que vous connaissez tous et toutes, c’est Wikipédia :
<ul>
<li>la ressource, c’est du savoir encyclopédique partagé ;</li>
<li>le mode d’accès c’est en ligne, par copie depuis le serveur, on peut aller récupérer une page localement et la lire ; les règles de partage c’est la licence Creative Commons By SA, maintenant, avant c’était la FDL, mais c’est plus le cas ;</li>
<li>et la gouvernance est assez complexe sur Wikipédia puisque, en fait, il y a la Wikimedia Foundation, il y a aussi les Wikipédia par langue, il n’y a pas que Wikipédia d’ailleurs, il y en a d’autres, et, ensuite, vous avez même de la gouvernance assez décentralisée par page, par discussion, etc.</li>
</ul>
Wikipédia est un exemple de commun immatériel. Il y a plein d’autres communs, on ne va pas rentrer dans les détails maintenant.
 
En fait, ce cadre de pensée des communs est assez générique et on peut analyser le fédivers. Les plateformes qu’on est en train de construire peuvent s’analyser comme une forme de commun. On a des plateformes de discussion, on a des moyens de discussion, de partage, d’échange, de production, parfois, quand ce sont des outils qui nous permettent de créer, de travailler et tout ça. On peut jouer avec et expérimenter différentes formes de gouvernance, différentes formes de règles d’accès, de partage, etc.
 
Les communs c’est donc un cadre théorique, c’est un cadre de pensée qui nous permet de construire des alternatives. Il y a plein d’associations, il y a plein de gens qui sont là à Pas Sage en Seine, qui participent à tout ça : le logiciel libre en fait partie, il y a plein de logiciels libres qu’on peut analyser comme des communs : ce sont des ressources, des moyens de production, etc., qui sont là, qu’on peut utiliser, avec une gouvernance qui va être très différente d’un projet à l’autre, mais, justement on peut expérimenter tout ça pour voir ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins bien et c’est important qu’on puisse, du coup, de façon décentralisée, expérimenter tout ça, mais de manière collective.
 
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Typiquement

Version du 17 juin 2024 à 13:27


Titre : Si c’est « gratuit », c’est toi qui produis

Intervenant : Pablo Rauzy

Lieu : Choisy-le-Roi - Pas Sage en Seine 2024

Date : 31 mai 2024

Durée : 1 h 03 min 3

Vidéo

Présentation de la conférence

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

À propos de notre rapport aux grandes entreprises du capitalisme de surveillance, on entend très souvent la phrase « Si c'est gratuit, c'est toi le produit ! »
Dans cette présentation nous remettrons en cause cette affirmation, d'abord en prenant du recul sur ce que sont effectivement les Big Tech et sur notre rapport à ces entreprises, en nous interrogeant sur les moyens de lutter contre le capitalisme de surveillance, puis en revenant sur la notion de commun pour dédiaboliser la gratuité qui n'est pas le bon critère pour déterminer ce qui est asservissant ou non.

Transcription

Bonjour à tous et à toutes. Bonsoir, plutôt, vu qu’il est 18 heures.
Je vais commencer par présenter des excuses, parce que j’ai un début de migraine depuis le milieu de l’après-midi. Il se trouve que je suis un mec blanc, cis, hétéro, presque valide, je n’ai pas trop de problèmes de légitimité, ça va aller, ce n’est pas la peine de me dire que je suis la bonne personne, j’en ai déjà l’impression, ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai mal au crâne, je suis désolé si c’est un peu ramolli.

L’idée de la conférence que je vais vous faire aujourd’hui c’est de discuter de notre place dans les rapports de production par rapport aux Big Tech. Les Big Tech, ce sont les GAFAM mais pas que, aussi les BATX et les YVMOR [Yandex, VKontakte, Mail.ru, Odnoklassniki et Rambler], je ne sais plus. Les GAFAM, ce sont ceux des États-Unis, les BATX les Chinois et les ???, je sais plus, ce sont les Russes. Globalement, ce sont les grosses entreprises du capitalisme de surveillance.

La critique doit être critiquable

Comme la dernière fois, je suis désolé pour ceux qui étaient à mon talk de vendredi, c’est pareil, je n’ai pas changé de métier ni de courant politiques ni de type de militantisme entre-temps ! Je suis toujours enseignant-chercheur en informatique, je travaille toujours en sécurité informatique, je suis toujours militant libriste, je suis toujours militant politique, je suis toujours en militant syndical, je suis toujours un habitué de ce genre de milieu libriste.
Si je vous dis tout cela, c’est pour que vous sachiez d’où je parle, parce que tout ça va influencer mon discours et, forcément, c’est important que vous sachiez d’où je parle pour pouvoir analyser mon propos. Je ne prétends pas à la neutralité, j’essaye d’être le plus objectif possible, c’est-à-dire honnête, mais je ne suis pas neutre ; je pense que les gens qui prétendent être neutres ne le sont pas, on ne l’est jamais. Je pense important de savoir d’où je parle pour pouvoir faire preuve d’esprit critique par rapport à ce que je raconte.

Si c’est gratuit, c’est toi qui produis

Le titre de la conférence, « Si c’est gratuit, c’est toi qui produis », je pense que vous avez deviné que c’est un glissement, on peut dire un genre de jeu de mots par rapport à cette phrase très classique « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ». À votre avis à quoi cette phrase s’applique-t-elle ?

Public : Au cochon qu’on nourrit gratuitement dans un élevage.
Aux petites annonces.

Pablo Rauzy : Effectivement, il y a plusieurs bonnes réponses.
La première fois que je l’ai entendue c’était bien avant que ce soit pour des histoires d’Internet, de GAFAM, je n’avais jamais pensé aux petites annonces, etc., c’était plutôt pour les boîtes de nuit et les sites de rencontre gratuits pour les filles parce que « c’est vous le produit ». Pour le coup, je me suis dit « ah oui, effectivement c’est une analyse sommaire, mais matérialiste qui fonctionne de ces situations-là ». Comme ça a été dit, on l’entend aussi beaucoup au sujet des Big Tech, des GAFAM, etc., sauf que je ne suis pas trop d’accord, donc c’est de cela que je viens de parler.

La phrase « si c’est gratuit, c’est toi le produit », c’est ce qu’on appelle une implication en logique : il y a une prémisse, il y a une conclusion : « si c’est gratuit », c’est l’hypothèse, alors « c’est toi le produit » ; c’est la construction de la phrase. On va faire un petit détour par la logique : qu’est-ce qu’une implication en logique ?
J’explique à mes étudiants que l’implication, en mathématiques, souvent ce n’est pas intuitif en fait, on ne comprend pas bien. L’exemple que je vais vous donner, c’est un exemple que j’ai trouvé en cherchant, en me creusant beaucoup les méninges pour trouver un exemple pédagogique, pour mes étudiants et étudiantes, quand je leur faisais un cours d’introduction à l’informatique fondamentale. J’ai une proposition V qui est « le vent souffle » et j’ai une proposition E qui est « l’éolienne tourne ». À votre avis : est-ce que c’est V qui implique E, E qui implique V ou est-ce que les deux propositions sont équivalentes, c’est-à-dire que l’implication va dans les deux sens ?

Public : Inaudible.

Pablo Rauzy : Du coup, l’implication n’est vraie que dans un sens.
Vus me dites, le problème c’est si l’éolienne est cassée.
En fait V implique E ce n’est pas vrai, c’est E implique V : quand l’éolienne tourne, forcément le vent souffle. On ne fait pas tourner une éolienne à vide, ça n’existe pas, on ne fabrique pas du vent avec une éolienne, pour la blague oui, sinon non. OK. Donc, le sens de l’implication intuitif, c’est de se dire que c’est le vent qui fait tourner l’éolienne, donc c’est V implique E. Mais en fait non, l’implication logique, la phrase vraie, c’est E implique V : si l’éolienne tourne alors oui, le vent souffle, c’est sûr. Par contre, dans l’autre sens, ce n’est pas forcément vrai, l’éolienne peut être bloquée, le vent peut ne pas tourner assez fort, le vent peut tourner trop fort, etc.
C’est important de comprendre ce qu’est une implication. Du coup, si on l’applique à « gratuit implique produit », on se retrouve avec gratuit c’est une condition suffisante et produit c’est la condition nécessaire ; soit gratuit est faux, soit gratuit et produit sont vrais tous les deux. C’est ça une implication. Il faut comprendre de ça, c’est que la gratuité serait en soi un problème et que la solution c’est d’introduire partout un rapport marchand.
Vous avez compris par rapport à mon alignement politique que ce n’est pas ce que je vais vous proposer, je ne suis pas libertarien, je ne viens pas ici de défendre le Web 3 qui est exactement cette idée-là, je ne viens pas vous vendre des blockchains qui sont aussi cette idée-là, donc, on va laisser tomber cette affirmation, à priori elle est fausse.

Reprenons les choses à la base

On va reprendre les choses à la base : qui est-on pour les Big Tech ?
Là, je vais essayer d’être très pragmatique et concret pour guider notre réflexion, donc, on va s’équiper de l’outil de la grille de lecture matérialiste qui nous permet de comprendre et d’agir et on va réfléchir à quelle est notre place dans les rapports de production avec les Big Tech :
Qui est le produit ?
Où se trouve la valeur ajoutée ?
Quelle est notre place dans la chaîne de production de cette valeur ajoutée ?

Du coup, qui sont les Big Tech ? Ce sont des grosses entreprises du capitalisme de surveillance et le business modèle principal – évidemment ils font pas que ça, je simplifie parce que si on va chercher tous les trucs, ça va être trop compliqué –, qui donne le nom de capitalisme de surveillance, c’est la publicité. Donc, des espaces publicitaires sont vendus à des annonceurs qui sont les clients, donc nous ne sommes pas le produit, ce sont des espaces publicitaires. On a déjà répondu à un premier truc. Donc, les principaux clients sont des annonceurs, à priori pas nous non plus, nous ne sommes pas les clients de ces produits-là. Je sais très bien que vous pouvez payer pour avoir plus d’espace sur Google Drive, je sais très bien que vous pouvez avoir un abonnement Microsoft Office 360, etc. Je parle de la partie capitalisme de surveillance, donc la publicité : les annonceurs sont les clients. J’espère pas vous non plus, d’accord n’achetez pas de boost Facebook pour faire de la pub à Pas Sage en Seine !

Cette publicité est très lucrative. Si on regarde les plus grosses capitalisations boursières du monde, dans les dix premières, on retrouve les GAFAM. Ça marche très bien comme business, encore une fois ce n’est pas leur seul business, je ne dis pas que c’est leur seule activité lucrative, mais c’est un gros morceau. Ce qui a permis à Google, entre autres, d’être aussi riche, c’est le capitalisme de surveillance, c’est la vente de publicité.
D’où elle vient la forte valeur ajoutée de ces espaces publicitaires ? C’est un secret pour personne, c’est du ciblage très efficace, permis par un profilage qui est extrêmement précis, c’est pour cela qu’on parle de capitalisme de surveillance, et des audiences importantes, voire captives dans bien des cas, sur les plateformes sur lesquelles il y a les publicités.
Pour la petite histoire, si on veut compléter le top jusqu’au 7, en fait il y a aussi une autre entreprise là-dedans, qui fait aussi partie de la sphère numérique, qui n’est pas vraiment partie du capitalisme de surveillance, c’est Nvidia ; Nvidia est à la position 3. À la position 5, c’est Saudi Arabian Oil Group, la plus grosse entreprise de pétrole.

Donc, qu’est-ce qui contribue à cette valeur ajoutée, qu’est-ce qui fait que cette publicité ciblée fonctionne aussi bien ? Comment produit-on cette valeur ajoutée ?
Les Big Tech ont des employés et ces employés fabriquent des outils qui transforment les données brutes qui ont été collectées en profils de consommation extrêmement précis, qui permettent de faire de l’affichage publicitaire très ciblé, très efficace. Plein d’articles sont parus quand on a vu ces capitalisations boursières s’envoler, etc., pour dire que les données personnelles c’est le nouvel or noir, c’est le pétrole ; effectivement, c’est passé devant Saudi Arabian Oil Group.
Les données personnelles des utilisateurs et utilisatrices c’est une forme de matière première dans cette chaîne de production.L Donc, la matière première, ce n’est pas nous non plus, ce sont nos données personnelles. Le rôle de certains des employés de ces entreprises, c’est de prendre ces données personnelles, de fabriquer des outils, des machines, de les faire tourner pour que ça produise des profils de consommation extrêmement affinés, extrêmement précis, qui permettent de choisir à qui on affiche quelle publicité et c’est ça qui fait la forte valeur ajoutée de ces espaces publicitaires.
C’est une première chose. Ça va jusque-là ? OK.

D’où viennent ces données ?
Pour transformer la matière première, il faut d’abord qu’elle soit extraite d’un gisement. Par exemple, si on parle de l’or, il y a des mines pour aller l’extraire ; si on veut transformer des pierres précieuses en jolis bijoux, par exemple, avant le travail du joaillier, il faut déjà aller extraire ce truc-là dans la mine.
Déjà le gisement, pour le coup, c’est nous. Les données personnelles sont d’abord chez nous.
Mais, ces données ne s’extraient pas toutes seules. Il y a d’autres employés des Big Tech, parfois les mêmes, mais vous voyez ce que je veux dire, qui nous fournissent gratuitement des outils d’extraction de ces données que nous allons utiliser. Ce sont des outils souvent chouettes, pratiques et aussi addictifs, ça fait partie du principe, c’est étudié pour, en général, pour qu’on revienne les utiliser. Donc, c’est nous qui faisons ce travail d’extraction des données personnelles en utilisant les outils et plateformes qui nous sont fournis : on nous donne des outils et on travaille gratuitement avec.
Donc, si on regarde, dans la chaîne de production de la valeur, notre rôle, eh bien, nous serions des travailleurs et travailleuses. On utilise les outils qui sont fournis par les Big Tech et, ce faisant, notre rôle, dans les rapports de production, correspond à un travail productif dans le processus de production de la valeur ajoutée qui est celui de l’extraction de la matière première.
Si on continue l’analogie de la mine, on fait ce travail-là avec les outils qui nous sont gracieusement fournis.

Pour qu’une publicité ait de la valeur, il faut aussi qu’elle soit vue. Il y a donc la question de l’audience et on peut se demander quel est notre rôle là-dedans.
Évidemment quand on utilise ces plateformes, si on n’a pas de bloqueur de pub et de traqueur, on fait partie de cette audience de la publicité.
Mais, est-ce qu’on est cantonné à ce rôle passif d’audience, juste comme ça ? C’est très difficile de faire ça, c’est même quasiment impossible en fait, parce que ce n’est pas la télé, on n’est pas juste devant comme ça, on est toujours actif quand on est sur le Web sur c’est sur ces plateformes.
On peut se demander si toutes les activités sont équivalentes et, suivant l’activité qu’on a, si on participe plus ou moins, etc. Probablement oui, en tout cas, d’après les Big Tech, les activités ne sont pas toutes équivalentes, puisque certaines activités sur ces plateformes que les Big Tech acceptent de rémunérer : Youtubeurs, Youtubeuses c’est aujourd’hui un métier et je crois que c’est Google, la maison-mère de YouTube, qui est lui-même chez Alphabet, décide de partager une partie des revenus publicitaires, une partie de la valeur ajoutée qui a été créée, qui a été captée, avec les créateurs et créatrices de contenu, qui fournissent du contenu à la plateforme.
Si on s’arrête à ça que dans l’analyse, on pourrait se dire qu’il y a, en fait, deux types d’activités : il y a production de contenu et consommation de contenu, finalement, ça serait un peu comme la télé.

Du coup, est-ce que cette consommation passive est possible sur ces plateformes ?
En fait, non, pour les gens qui regardent plus tard, likez, commentez partagez même si c’est sur PeerTube !
En fait dès qu’on a ce genre d’utilisation de ces plateformes, très vite on clique, on partage, on fait des choses comme ça, et quand vous faites un like, ça fait quoi ça ? Rappelez-vous que la plateforme est désignée pour être addictive, donc, la moindre chose que vous faites et qui peut être utilisée pour envoyer une notification à quelqu’un, pour que cette personne revienne, qui peut être envoyée pour que la personne reste, etc., est utilisée. Donc, quand vous faites un clic pour liker, pour partager, etc., vous propagez le contenu. Par exemple vos contacts, quand vous likez leurs photos, reçoivent une notification par mail, s’ils ne sont pas déjà sur l’appli ou qu’ils ont pas la notification sur leur téléphone, pour les inciter à revenir sur la plateforme. Donc, cette création de contenu, va très vite, sans qu’on s’en rende compte.
Finalement c’est même pire que ça, c’est très difficile même si on ne crée pas de compte, on ne clique pas sur « liker », on ne partage rien, on ne rajoute pas de commentaires, etc., la question c’est, du coup, juste si je passe sur le site web, est-ce que je fais vraiment de la consommation passive ?

Du point de vue des Big Tech, est-ce qu’il y a vraiment une différence entre du contenu identifié en tant que tel et, juste les données que vous laissez passer derrière vous quand vous utilisez. Ça fait quelle différence pour l’affinage des profils. J’imagine que des gens diraient que les algorithmes, c’est de l’IA, je ne sais pas comment vous appelez ça, mais les algos d’affinage des profils prennent en compte plein de données, y compris les métadonnées. En fait, le choix de contenu que vous consultez, l’horaire, le lieu d’accès, si vous y allez plutôt depuis un ordinateur ou plutôt depuis un smartphone, si vous passez plus ou moins de temps dessus, à quel moment vous faites « pause » sur une vidéo, à quel moment vous faites « pause » dans votre scroll sur les photos, sur les tweets ou je ne sais quoi, la sensibilité que vous avez à telle ou telle recommandation qui vous est faite, est-ce que vous allez passer votre souris dessus ou est-ce que vous allez vous arrêter sur la recommandation ou pas, tout cela est enregistré et tout cela sert aussi à affiner les profils pour que les gens qui ont des comportements similaires se voient proposer les mêmes genres de trucs qui fonctionnent bien déjà, etc.
Ces données-là alimentent autant les algorithmes de recommandation et de profilage publicitaire que les contenus produits et partagés activement. Évidemment, c’est quand même beaucoup plus clair de savoir que je partage un lien vers une conférence de Pas Sage en Scène ou vers les dernières universités d’été du MEDEF, on est d’accord, c’est beaucoup plus précis. Mais savoir que quand j’ai une colonne de vidéos de recommandation, je scrolle dedans et que je m’arrête à un endroit plutôt qu’à un autre, ce sont aussi des informations qui sont enregistrées et qui sont utilisées pour faire, derrière, des analyses statistiques, etc. et affiner des profils, même si j’ai un bloqueur de pub et traqueur et tout ça. Il y a sûrement des bloqueurs de traqueurs qui peuvent aussi bloquer un certain nombre de ces trucs-là, mais, à un moment donné, des requêtes sont quand même faites au serveur et on peut savoir jusqu’où j’ai scrollé, parce que la requête de complession de la page s’est faite ou pas par exemple. Si je ne veux pas casser le service, ce n’est pas bloquable, ou alors je décide de casser le service et de ne pas accéder, c’est possible aussi.

En tout cas, il n’y a pas d’utilisation possible sans participer à la production de cette valeur ajoutée ; c’est impossible ! Forcément, rien que le moment où vous y accédez plutôt qu’un autre, l’endroit depuis lequel vous y accédez, etc., toutes ces métadonnées sont utilisées dans l’affinage des profils publicitaires, des profils de consommation.

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Donc, finalement, cette utilisation ce n’est pas que ça, mais c’est aussi analysable comme du travail gratuit, ça correspond à ça, d’où le titre de la conférence « c’est toi qui produis » plutôt que « c’est toi le produit », puisque nous ne sommes pas le produit, personne ne nous a vendus.
On peut en faire une analyse assez similaire et c’est comme ça que j’ai eu cette réflexion et cette révélation, en lisant L’ennemi principal de Christine Delphy, qui pose problème par ailleurs, je ne suis pas en train de vous dire que tout ce qu’a fait Delphy est très bien, mais le féminisme matérialiste est quand même un truc super intéressant. Les analyses matérialistes, en général, permettent de comprendre et permettent d’agir. Donc, on peut faire des analyses similaires à l’analyse du travail domestique qui est faite par ce courant du féminisme du travail gratuit qu’on fournit pour les Big Tech.
Il faut comprendre que l’utilisation correspond, entre autres, à un travail productif et donc agir : dans le travail, on le sait agir, c’est la grève. Là, en l’occurrence, il se trouve que la grève correspond aussi à un genre de boycott du service et cela permettrait de mettre en place un rapport de force. Si, d’un coup, on arrivait à s’auto-organiser tous, toutes – à mon avis, ce que je suis en train de vous dire est irréalisable – et qu’on dise « on ne va plus sur aucun service de Google pendant une semaine, aucune pub de Google ne peut être affichée pendant une semaine, pas de vidéos YouTube sont vues, etc., on aurait un pouvoir de négociation avec Google pour de vrai, c’est indéniable. Maintenant, ça n’est pas réalisable, on n’est pas assez, on n’a pas une grosse structure d’auto-organisation qui existe et on n’est pas capable de faire ça.
Mais, on peut quand même réfléchir à e que ça implique sur la façon dont on lutte, comment on met en place les choses, quelles alternatives on propose, etc.

On peut dire une première chose : la grève ou le boycott sont des outils collectifs, on ne peut pas le faire tout seul. On ne peut pas dire « c’est bon, je fais ma part contre le capitalisme de surveillance, je n’utilise pas ces services-là ». Ça peut vous donner bonne conscience, ça peut, peut-être, vous protéger individuellement, ce n’est pas sûr, mais ça n’a aucun effet sur rien. J’ai fait une espèce de caricature : je chiffre mes mails avec GPG, mes mails sont auto-hébergés, mon téléphone est sous OpenBSD, il n’utilise que Tor, et puis je discute sur Matrix, en chiffré end to end et tout ça, c’est bien ! Je parle avec les gens qui font ça aussi, vous êtes quatre !

Public : ???plutôt qu’ OpenBSD

Pablo Rauzy : Ouais bon ! On peut aussi ne plus avoir de téléphone, etc., bien sûr. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, je dis juste que ce n’est pas comme ça qu’on va lutter et ce n’est pas comme ça qu’on va être efficace. C’est tout.
Sur ce point-là, sur le l’aspect un peu individualiste du truc, une remarque que je veux faire aussi c’est que cette volonté qu’il y a souvent, dans le milieu libriste, d’aller vers plus de décentralisation, toujours. Il faut vraiment se rendre compte que la décentralisation totale, j’entends par là chacun dans son coin, etc., genre tout le monde auto-héberge ses mails à la maison et tout – il y a vraiment ce discours qui existe –, déjà c’est un mythe, parce que c’est hyper élitiste et il y a plein de gens qui ne sont pas capables de faire ça, qui n’ont pas envie de faire ça, mais, en plus, c’est très très individualiste : demander à tout le monde d’être capable de sécuriser tout ça, etc., ce n’est pas du tout pensable.
Je ne dis pas que la centralisation c’est bien, la centralisation c’est l’autoritarisme, je n’aime pas ça.
La décentralisation totale, c’est une forme d’individualisme que je n’aime pas non plus, mais, entre, il y a la mise en commun, il y a la fédération, il y a le mutualisme, il y a la collectivisation, ça peut correspondre à une forme de fédéralisme, d’autogestion, de collectivisme, etc., et ça c’est chouette.

Public : Ça veut dire quoi, pour toi, individualiste ?

Pablo Rauzy : Individualiste, ça peut vouloir dire plein de choses. En l’occurrence, quand tu ne penses pas les choses de manière collective, quand tu dis, par exemple, « si chacun fait sa petite part dans son coin, on va y arriver », en fait, tu oublies les structures. Pour moi, individualisme s’oppose à, je ne sais pas si on peut dire structuralisme, ça doit sûrement vouloir dire quelque chose qui n’est pas ce que je suis en train de vouloir dire, mais je pense ça peut vous aider à voir ce que je veux dire. En fait, quand tu réfléchis à comment résoudre les problèmes en s’attaquant aux structures qui sont plus puissantes que les individus, les individus naviguent dans les structures, plutôt qu’aux individus, eh bien là tu n’es plus dans l’individualisme.
On en discutait tout à l’heure suite à la conférence de Bookynette « Vous êtes la bonne personne », c’est très important de faire passer ce message de légitimation d'empowerment, etc., mais, si tu dis juste ça, tu n’as pas fait assez à mon avis, parce que si tu dis aux gens « prenez la parole, osez poser des questions, etc. », même quand tu as 50 % de femmes, 50 % d’hommes dans une assemblée, tu vas te retrouver avec 80 % de questions d’hommes. Alors que si tu changes la structure, tu arrêtes de faire des trucs qui sont à l’échelle de l’individu et que tu dis, par exemple, « on va prendre des questions en alternant une femme, un homme, une femme, un homme et, s’il n’y a plus de femmes qui veulent poser des questions, on arrête », là du coup, tu vas changer les choses petit à petit et tu vas laisser la parole se libérer, etc.
C’est donc ça, en fait, le truc de dire : l’individualisme, c’est quand tu penses à l’échelle de l’individu et ne pas être individuel, ne pas être individualiste, c’est quand tu penses les choses au niveau de la structure.
Il y a une question derrière.

Public : J’ai un petit problème avec l’équivalence que tu sembles faire entre décentralisation et individualisme. Je ne vois pas pourquoi décentralisation ça serait forcément individualiste, au contraire, il faut penser une structure qui permette la décentralisation, ce n’est pas du tout incompatible.

Pablo Rauzy : J’ai dit « décentralisation totale », c’est quand même très différent.

Public : À définir.

Public : Inaudible

Pablo Rauzy : C’est ce qui est voulu par certaines personnes, quand on écoute certains discours. Vous avez des gens qui vous disent, par exemple, « Mastodon, ce n’est pas bien parce que c’est encore centralisé ; le fédivers, c’est encore centralisé, c’est juste que vous avez plusieurs points de centralisation, avec quand même des administrateurs ou administratrices qui ont le pouvoir sur leurs utilisateurs et utilisatrices. Ou qui vont vous dire genre « le protocole mail, c’est nul parce que c’est centralisé aussi ». De fait, c’est concentré, c’est vrai, mais, ce n’est pas une forme de décentralisation totale, c’est une forme de fédération qui est une autre forme de décentralisation, c’est ce que je veux dire, je vais en parler un peu plus loin.

Donc, une stratégie de lutte qui est efficace, c’est une stratégie des contre-pouvoirs. L’idée, pour pouvoir se passer des Big Tech, des Google, Facebook et compagnie, il faut qu’on ait des contre-pouvoirs, il faut qu’on ait des structures alternatives dans lesquelles on peut s’auto-organiser et dans lesquelles on peut voir émerger des tentatives, des expériences, etc., différentes structures et voir comment on peut faire sans. Et si on arrive à les rendre suffisamment grandes, suffisamment puissantes, suffisamment collectives, suffisamment démocratiques, ce qui nécessite nécessairement d’être inclusif aussi, on peut faire émerger des alternatives pour de vrai et, effectivement, réduire drastiquement l’utilisation des trucs centralisés qui nous sont imposés.
Mais ce genre de choses, les contre-pouvoirs, c’est quelque chose qui fait très peur au capital. L’exemple vraiment typique c’est la Sécu. À la base, la Sécu a été montée comme un rassemblement de plein de caisses, de mutuelles, etc., et puis ce sont les ouvriers et ouvrières de la CDT qui, le soir, après le travail, se sont retroussés les manches et sont allés commencer à faire tout ça. Et ils ont réussi à auto-gérer, c’est vraiment le terme, un budget qui était deux fois celui de l’État et ça, évidemment, ça fait très peur. Ça a été détricoté petit à petit, réforme par réforme. Par exemple, aujourd’hui on ne cotise plus directement ou très peu à la Sécurité sociale, ça passe par un impôt qui, du coup, est contrôlé par l’État, qui lui finance ensuite en ricochet la sécu. C’est ce qui fait, aujourd’hui, qu’on peut se prendre une réforme de l’assurance chômage décidée par le gouvernement, alors que, normalement, le gouvernement n’a pas son mot à dire là-dedans. On est censé cotiser directement, en tant que travailleuses et travailleurs, à la Sécu et auto-gérer cet argent qui n’a rien à voir avec le gouvernement.

On peut donc créer des contre-pouvoirs comme ça, ils peuvent exister, ils peuvent même exister dans le système, c’est l’intérêt ; ce n’est pas un truc utopique où on doit dire qu’on doit d’abord faire la révolution, on casse tout, et ensuite on créera notre truc, ça va être trop bien et tout. Ce sont des choses qu’on peut construire aujourd’hui, qui peuvent exister, qu’on peut essayer de maintenir, qu’on peut essayer de démocratiser, qu’on peut essayer d’auto-gérer, etc., qui enfoncent des coins dans le capitalisme et qui permettent d’avancer vers la solution.

Un truc très important : pour que ces alternatives puissent être qualifiées de contre-pouvoirs, c’est que, selon moi, les moyens doivent être alignés avec la fin. On ne peut pas dire « ne t’inquiète pas, on va renverser l’État et on va mettre en place une dictature du prolétariat, ça va être trop bien, ça va nous permettre de virer la bourgeoisie et de mettre en place un ordre où tout le monde est égal, etc. », parce que vous savez très bien que comme les moyens sont alignés avec la fin, finalement ce n’est pas le prolétariat, c’est le parti, et ce n’est pas le parti, c’est la direction du parti, etc. On se retrouve avec un régime autoritaire. Encore une fois, les structures sont plus fortes que les individus, même avec un individu de très bonne volonté à sa tête, un régime autoritaire ne peut pas aboutir à une démocratie libre, etc., en tout cas je n’y crois pas.
Donc, les moyens doivent être alignés sur la fin : on crée l’autogestion, on crée les structures autogestionnaires, on crée la démocratie, les structures démocratiques, nécessairement inclusives, parce que tout le monde ne peut pas être là. Ensuite, une fois qu’on a déjà les structures d’après, on remplace ce qu’il y a maintenant et il y a un peu de friction, mais ça peut se passer.

Une solution pour faire ça, c’est construire ce qu’on appelle du commun.
Un commun c’est quoi ? Pour une introduction plus longue, j’ai fait une conférence à Pas Sage en Seine 2018, si jamais.
Un commun c’est une ressource partagée, un mode d’accès et les règles de son partage, et une gouvernance, très important aussi.
Un exemple classique de commun, que vous connaissez tous et toutes, c’est Wikipédia :

  • la ressource, c’est du savoir encyclopédique partagé ;
  • le mode d’accès c’est en ligne, par copie depuis le serveur, on peut aller récupérer une page localement et la lire ; les règles de partage c’est la licence Creative Commons By SA, maintenant, avant c’était la FDL, mais c’est plus le cas ;
  • et la gouvernance est assez complexe sur Wikipédia puisque, en fait, il y a la Wikimedia Foundation, il y a aussi les Wikipédia par langue, il n’y a pas que Wikipédia d’ailleurs, il y en a d’autres, et, ensuite, vous avez même de la gouvernance assez décentralisée par page, par discussion, etc.

Wikipédia est un exemple de commun immatériel. Il y a plein d’autres communs, on ne va pas rentrer dans les détails maintenant.

En fait, ce cadre de pensée des communs est assez générique et on peut analyser le fédivers. Les plateformes qu’on est en train de construire peuvent s’analyser comme une forme de commun. On a des plateformes de discussion, on a des moyens de discussion, de partage, d’échange, de production, parfois, quand ce sont des outils qui nous permettent de créer, de travailler et tout ça. On peut jouer avec et expérimenter différentes formes de gouvernance, différentes formes de règles d’accès, de partage, etc.

Les communs c’est donc un cadre théorique, c’est un cadre de pensée qui nous permet de construire des alternatives. Il y a plein d’associations, il y a plein de gens qui sont là à Pas Sage en Seine, qui participent à tout ça : le logiciel libre en fait partie, il y a plein de logiciels libres qu’on peut analyser comme des communs : ce sont des ressources, des moyens de production, etc., qui sont là, qu’on peut utiliser, avec une gouvernance qui va être très différente d’un projet à l’autre, mais, justement on peut expérimenter tout ça pour voir ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins bien et c’est important qu’on puisse, du coup, de façon décentralisée, expérimenter tout ça, mais de manière collective.

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Typiquement