Numérique et attention - François Pellegrini

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Titre : Numérique et attention

Intervenant : François Pellegrini

Lieu : Université d'automne de Dhagpo de Bordeaux

Date : novembre 2017

Durée : 27 min 14

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Licence de la transcription : Verbatim

Statut : Transcrit MO


Transcription

Présentateur : Je remercie François Pellegrini dont l’intervention l’année passée nous avait marqués, à la fois inquiétante et sécurisante. Professeur des universités, vice-président en charge du numérique à l’université de Bordeaux, chercheur au LaBRI, laboratoire bordelais de recherche en informatique et à l’Inria, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, membre de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, j’en perds mon souffle, la CNIL.

On sait votre capacité à nous étonner, je parle de l’étonnement et de la surprise puisque ça a été un des thèmes de ce matin. Alors que le numérique est perçu comme voleur d’attention, chronophage et dispersant, vous nous ouvrez des fenêtres sur des solutions qui élèvent notre niveau d’attention, avec à la clef une question : quelle peut-être la place de l’individu au sein de l’environnement numérique ? Je vous laisse la parole.

François Pellegrini : Merci beaucoup. En tout cas merci beaucoup de l’invitation. Je suis profondément désolé de ne pas avoir assisté aux interventions de ce matin puisque, effectivement, à entendre ce qui en est dit je me dis que peut-être je vais repasser sur des chemins qui auront déjà été labourés par d’autres. Mais écoutez voilà ! On va faire un petit tour d’horizon

« Attention » est dans le titre, finalement j’ai décidé de le mettre dès le début. De quoi je veux vous parler aujourd’hui ?

Révolution numérique

D’abord poser le contexte, je fais ça un peu à chaque fois, désolé pour ceux qui m’ont déjà entendu. On parle de la révolution numérique, la révolution numérique qui, parce que c’est une révolution, on le verra, transforme profondément la société et spécialement les modes d’interaction entre les personnes. C’était déjà le cas de la révolution de l’écriture, c’était déjà le cas de la révolution de l’imprimerie. Avec la révolution numérique, on va voir qu’effectivement la transformation des modes d’interrelation des personnes est profonde.

Qu’est-ce qu’on entend par révolution numérique ? On entend l’action de numériser. Numériser c’est transformer en nombre. Ça veut dire qu’effectivement on a de l’information qui est enracinée dans le monde physique, les vibrations de l’air que je provoque, la lumière qui circule dans cette pièce et, grâce à des dispositifs de captation, ceux qui sont en face de moi par exemple, on va effectivement échantillonner, transformer ces informations du monde physique en informations abstraites, en 0 et en 1, comme on le fait couramment en informatique. Et à partir de là, dès le moment où on aura ces tas de 0 et ces tas de 1, eh bien on va pouvoir les manipuler d’une façon que ne permet pas, j’allais dire, leur enracinement dans un support physique. Bouger un livre c’est très compliqué, c’est ce que j’appelle la tyrannie de la matière, alors que dès le moment où on abstrait l’information contenue dans le livre du support physique, on va pouvoir la transporter, la copier, la dupliquer de façon extrêmement rapide.

À partir de là, l’information développe entièrement ses ailes de ce qu’on appelle un bien non rival. Un bien rival, c’est un bien pour lequel on est en rivalité pour l’acquérir : un sandwich, un crayon, un vêtement ; si je vous donne mon sandwich vous pouvez le manger, je ne peux plus le manger, alors que quand j’essaie de vous donner une idée, en fait je ne vous donne pas une idée, je vous copie une idée. C’est-à-dire qu’on peut donner sans s’appauvrir et effectivement, partant de là, on rentre dans des modèles économiques qui sont radicalement différents, d’autant que cette copie, grâce à l’Internet, va se faire à coût marginal nul. C’est-à-dire qu’entretenir Internet ça coûte cher, il faut des ordinateurs, il faut de l’électricité, tout ça ce sont des biens rivaux, mais dès le moment où vous avez un ordinateur et de l’électricité, où il est connecté à cette infrastructure, alors vous pouvez choisir ou non de copier de l’information, de la diffuser, ce qui fait que l’acte de copie en lui-même, une fois que vous avez payé ce coût d’entretien, devient un acte qui peut s’effectuer à coût nul. Et à partir de là on rentre dans une économie de l’abondance et l’Internet permet aussi la quasi-immédiateté de la transmission. Donc on se retrouve dans un univers informationnel d’une richesse extrême, parce que l’ensemble de l’information publiquement accessible peut-être accessible à tous quasiment immédiatement.

Et donc effectivement, quand on considère l’apport des réseaux numériques aux activités humaines, clairement on s’aperçoit qu’ils augmentent globalement la quantité brute d’informations à laquelle nous sommes soumis. Clairement, ça a pu être évoqué peut-être également à travers la question de la souffrance au travail, on a une multiplication des destinataires des courriels. Puisque ça ne coûte rien de l’envoyer à d’autres personnes, on se dit « au cas où, aller hop j’en rajoute trois ou quatre dans le courriel, aller pan j’envoie. » De toutes façons un problème transféré est un problème résolu.

[Rires]

À partir de là d’ailleurs, j’attire votre attention sur le terme « charge mentale ». C’est assez récent qu’il apparaisse dans le débat public et effectivement maintenant tout le monde parle de charge mentale parce que, finalement, on a mis un mot sur le concept qui était un peu latent mais qui devient sans doute une pression plus actuelle et plus forte à mesure que l’encerclement des personnes par les outils numériques s’accélère.

Et puis, au-delà du nombre, c’est un phénomène induit : plus il y en a, plus la probabilité que vous en receviez dans une même période de temps est importante. Donc il y a un accroissement de la fréquence à laquelle notre attention est sollicitée. Vous allez avoir des notifications permanentes. Pim, vous avez un nouveau courriel ! Poum, oh un message Facebook ! Pim, oh un tweet. Et donc à partir de là, en réaction aussi, on voit se construire un droit à la déconnexion dans le milieu du travail et on peut également pouvoir l’invoquer dans la sphère privée.

Donc face à effectivement ce déferlement informationnel, certains peuvent dire que l’humain devient le goulot d’étranglement de la circulation de l’information. Du temps où Voltaire et Rousseau s’envoyaient des noms d’oiseaux à la plume d’oie, effectivement ça prenait un certain nombre de semaines entre chaque échange de missives, ce qui laissait le temps à Voltaire de bien préparer son fiel et à Rousseau de bien pleurer, mais, en tout état de cause, il y avait le temps de la respiration, le temps de la réflexion alors que dans le cadre actuel on se dit que finalement c’est peut-être la vitesse de « traitement » de l’humain qui pose problème ; et j’ai mis des guillemets à traitement parce qu’on mettra en perspective ces concepts, qui est donc maintenant supposée inférieure à celle de la machine et pose question. On reçoit des courriels et on n’arrive pas à les traiter et puis ils s’empilent, ils s’empilent, ils s’empilent !

Donc effectivement certains d’entre vous peut-être ce matin, je regarderai avec plaisir la vidéo sur les aspects neurologiques, certains commencent à étudier la possible modification profonde de nos processus mentaux, dans lesquels une information très abondante et somme toute peu structurée, conduit à offrir plutôt une vision du monde qui soit réticulaire, qui soit en réseau, qui soit très horizontale, plutôt que la vision hiérarchique et causale que pouvaient avoir les générations précédentes dans un monde très structuré, surtout s’il y a un dieu au-dessus !

Donc effectivement aussi une question de stimulation permanente des personnes, ce qui peut s’apparenter au niveau de notre construction biologique à un état de stress. Notre corps a été créé pour pouvoir réagir à des situations exceptionnelles de stress en produisant de l’adrénaline de façon à s’échapper s’il y a un tigre à dents de sabre ou d’autres trucs déplaisants. Finalement est-ce qu’on ne risque pas de solliciter ce mécanisme d’une façon trop fréquente et où ça ne deviendrait plus un mécanisme d’aide à la survie mais un mécanisme qui pourrait nous mettre en danger ?

Économie de l’attention

De fait, quand on considère la transformation de l’univers numérique, on voit apparaître un terme, là aussi peut-être a-t-il été traité de matin me semble-t-il par Michel Aguilar, sur l’économie de l’attention. Donc effectivement, l’abondance de l’information modifie profondément les chaînes de production et de consommation des biens informationnels. Avant un livre ça coûtait cher, c’était un bien rival, donc il fallait le transporter, le produire, alors que maintenant, effectivement, tout ce qui est diffusé en ligne peut être consommé à coût marginal nul. C’est-à-dire que la production est à coût marginal nul, mais la consommation aussi puisque le réseau de distribution, l’Internet le permet. Et donc on est dans une économie de l’abondance où effectivement on peut à la fois écouter des chants du 13e siècle et le dernier tube à la mode ; en deux clics on a au bout des doigts l’ensemble de la pensée humaine. Mais effectivement pour les industriels, une partie des industriels, puisque finalement on va rentrer dans un modèle d’abondance qu’est-ce qui devient rare, qu’est-ce qui devient monétisable, eh bien ça va devenir le temps de cerveau disponible qui est un bien rival. Il n’y a que 24 heures dans une journée, à partir de là les gens ne peuvent pas tout visionner en même temps, ne peuvent pas tout écouter en même temps, et donc c’est ce bien rival pour lequel les acteurs commerciaux rentrent en compétition. D’où la définition de ce terme d’économie de l’attention c’est-à-dire capter l’attention du consommateur pour effectivement, à la fin, vendre des trucs.

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Et donc on se retrouve avec des modèles économiques qui sont centrés sur la connaissance