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<b>Sébastien Soriano : </b>C’est assez intéressant ce mouvement des repentis.
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<b>Sébastien Soriano : </b>C’est assez intéressant ce mouvement des repentis. On en a connus.
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<b>Guillaume Erner : </b>Dans la mafia.
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<b>Sébastien Soriano : </b>Dans la mafia et sans pousser aussi loin, chez les traders aussi. Et c’est vrai que ce qu’on voit c’est qu’en fait ces services qui sont quand même des services exceptionnels en termes d’ergonomie, de facilité, etc., il faut quand même s’en rappeler, eh bien de plus en plus ils se développent contre les gens. Parce qu’on est dans une économie de l’attention : ce qui est monétisé, effectivement, c’est le temps que peuvent passer les gens à scruter des choses. Et donc ces services sont incités à créer de l’addiction ; de l’addiction aux écrans et donc à ce qu’on perde le maximum de temps sur Facebook. Alors qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? Moi, ce qui me fascine lorsqu’on parle de Google, Apple, Facebook, Amazon et les autres, c’est qu’on a renoncé à une chose simple, c’est d’avoir le choix. Lorsque vous choisissez d’acheter des boîtes de conserve vous avez cinq marques différentes, vous avez cinq magasins différents pour faire le choix. Lorsque vous allez sur un réseau social, il y a Facebook ! Alors il y en a d’autres, on va y revenir, mais ils ne sont pas aussi compétitifs. Et donc moi je crois que la priorité c’est qu’il faut réintroduire une chose simple c’est l’autodiscipline du marché. Quand vous êtes en concurrence, eh bien vous avez intérêt à bien traiter les gens, tout simplement. Et donc moi, ce pourquoi je milite, c’est qu’on se mette très sérieusement au travail sur cette question de comment faire en sorte que ces marchés du numérique, ces GAFA, soient concurrencés. Qu’il y ait des alternatives et ces alternatives, certaines d’entre elles seront plus éthiques et elles respecteront mieux les individus.
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<b>Guillaume Erner : </b>Qu’est-ce que vous en pensez Benjamin Bayart ? Je rappelle que vous avez fondé La Quadrature du Net qui est un mouvement et qui militait, justement, en faveur de la liberté sur Internet.
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<b>Benjamin Bayart : </b>Je ne crois au marché pour réguler ça. Je ne crois pas au marché pour ça. Le marché ça ne sert pas à ça. Le marché ça sert à maximiser les profits. Et en fait, là-dedans, il y a un problème d’inversion de valeur. C’est-à-dire chez Facebook vous êtes la marchandise ; vous n’êtes pas le client. Donc Facebook sert les intérêts de ses clients en vendant la marchandise la moins chère possible, quitte à la maltraiter. C’est ce que font tous les commerçants. Un commerçant ça sert son client.
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<b>Guillaume Erner : </b>Une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on peut faire ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Derrière il y a des problèmes qui ne relèvent pas du marché ou, plus exactement, pas de cette structure de marché. L’élément malsain, par exemple là-dedans, c’est la publicité, c’est-à-dire que ce sont des marchands d’attention. Moi je n’aurais rien contre le fait que les réseaux sociaux puissent être payants. Pourquoi Facebook ne me propose pas de m’abandonner à deux-trois euros par mois et j’arrête d’être une marchandise publicitaire. Or ça c’est un modèle qui n’existe pas à l’heure actuelle et c’est un modèle qui est dissuadé.
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<b>Guillaume Erner : </b>Pourquoi dissuadé ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Parce que la grande masse économique, parce que les grands investisseurs ont besoin de la publicité. C’est-à-dire qu’en fait, derrière les grands réseaux sociaux qui vivent de publicité, il y a les grands industriels qui veulent vous vendre. Il faut repérer, ce n’est pas seulement Facebook. Facebook, c’est la pointe qui est en train de vous transpercer et de vous faire du mal. Mais derrière il y a des gens qui poussent : tous les gens qui ont besoin d’acheter votre attention parce qu’ils veulent vous vendre, parce qu’ils veulent vous expliquer qu’une voiture c’est plus écologique que de marcher à pied. Tous ces gens-là ont besoin de vous le répéter beaucoup le message faux pour que vous finissiez par l’avaler.
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<b>Guillaume Erner : </b>Le gouvernement envisagerait, Sébastien Soriano, d’autoriser l’inscription sur Facebook à parti de 16 ans et à partir de 16 ans seulement. C’est une bonne idée ? C’est une mesure réaliste ?
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<b>Sébastien Soriano : </b>Pourquoi pas ! Moi je suis un petit peu vigilant par rapport à des mesures qui viennent d’en haut et une approche un peu trop paternaliste des choses. Je suis un militant du <em>nudge</em>. Vous savez le <em>nudge</em>, cette idée qui a été re-popularisée récemment avec le prix Nobel d’économie qui a été remis à monsieur Thaler. C’est l’idée que, parfois, on peut inciter les gens en les informant mieux. C’est comme sur les paquets de cigarettes lorsque vous avez ces photographies absolument atroces de ce qui vous arrive quand vous fumez. On n’est pas obligé d’interdire. Parfois on peut mieux informer.
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<b>Guillaume Erner : </b>Là il s’agit d’enfants, de mineurs !
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<b>Sébastien Soriano : </b>Justement. Oui, mais en général les enfants ont des parents et donc on peut aussi être dans des dispositifs d’accompagnement ; on peut s’appuyer sur l’école. Moi je ne crois pas aux lignes Maginot parce qu’elles finissent pas céder et lorsqu’elles cèdent, à ce moment-là c’est terrible !
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<b>Guillaume Erner : </b>Qu’en pense Benjamin Bayart ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Oh ! Je pense que c’est une idiotie. Je pense qu’à 16 ans vous étiez assez grand pour savoir désobéir à vos parents. Je pense que les ados sont plus doués que leurs parents, en moyenne, pour utiliser l’ordinateur et donc c’est complètement idiot.
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<b>Guillaume Erner : </b>Il y a l’impossibilité technique, mais il y a aussi le sens, je dirais moral du terme. Est-ce que, je ne sais pas si vous avez des enfants, mais est-ce que par exemple le fait de leur interdire avant un certain âge l’accès à Facebook est quelque chose qui vous paraît moralement défendable ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Pour moi il y a un problème d’inversion. C’est-à-dire que Facebook fait du mal et donc on va interdire aux enfants. <em>So what !</em> Si Facebook fait du mal, c’est à Facebook qu’il faut interdire. Pour moi c’est une question d’inversion des valeurs. On est en train d’interdire à quelqu’un qui n’a rien fait ! C’est n’importe quoi ! Qu’on interdise donc aux malfaiteurs d’être des malfaiteurs !
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<b>Guillaume Erner : </b>Et il y a une question donc à la fois de neutralité, en tout cas de liberté d’expression sur Internet, une question qui revient souvent, Sébastien Soriano. On a appris hier que le gouvernement demandait le départ de Rokhaya Diallo du Conseil national du numérique. Rokhaya Diallo c’est une essayiste, une militante, qui a des opinions de militante, donc celles-ci peuvent être évidemment controversées. Par exemple, lorsqu’il y a eu un premier attentat contre <em>Charlie</em> elle a monté une pétition contre <em>Charlie</em> expliquant qu’il y avait eu, dans cet organe de presse, un certain nombre de caricatures qui pouvaient être perçues comme blessantes. Donc on peut adhérer ou ne pas adhérer à ce qu’elle a dit, mais en tout cas, s’il s’agit d’avoir un Conseil national du numérique, on imagine qu’il doit représenter différentes opinions. Qu’est-ce que vous en pensez ?
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<b>Sébastien Soriano : </b>Écoutez, c’est difficile de se prononcer sur un cas particulier. Ce que je dirai c’est que ce Conseil national du numérique, effectivement, il renaît de ses cendres après plusieurs mois de mise entre parenthèses avec une énergie nouvelle et avec la volonté d’être beaucoup plus représentatif d’une certaine diversité.
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<b>Guillaume Erner : </b>C’est raté du coup !
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<b>Sébastien Soriano : </b>Pour autant, je crois que ce Conseil du numérique, pour être utile, mieux vaut qu’il ne soit pas hors-sol et donc il faut quand même qu’il s’installe dans un dialogue avec les pouvoirs publics. Ce Conseil, vous le savez, c’est celui, par exemple, qui avait dénoncé les fichiers TES récemment en disant que c’était une espèce de nouvelle police des gens, une espèce de société de surveillance qui était en train d’être mise en place. Donc il a une valeur utile de contre-pouvoir. Ça c’est très utile.
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<b>Guillaume Erner : </b>Il a un pouvoir de décision ?
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<b>Sébastien Soriano : </b>Non. C’est un Conseil.
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<b>Guillaume Erner : </b>Donc il ne sert à rien !
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<b>Sébastien Soriano : </b>Il peut faire des expertises, réagir sur ce genre de choses, et il accompagne des politiques publiques, par exemple il avait mis en place une stratégie pour le numérique en 2015. Récemment il avait mis en place toute une stratégie sur les PME connectées, pour que les PME françaises aient plus accès à Internet. Donc c’est un organe qui est très utile pour accompagner les politiques publiques, mais il ne peut pas être complètement hors-sol. Donc je comprends qu’il puisse y avoir un dialogue entre le gouvernement et cette instance pour que sa composition puisse faire dans la sérénité.
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<b>Guillaume Erner : </b>Benjamin Bayart vous en pensez quoi que cette femme, Rokhaya Diallo, encore une fois quoi qu’on pense de ses différents combats, soit mise comme ça en dehors de ce Conseil ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>De Rokhaya Diallo, je ne pense pas grand-chose ; je ne la connais pas assez pour avoir un avis.
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<b>Guillaume Erner : </b>Sur le principe ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Sur le principe, moi les gens sulfureux ne me gênent pas quand ils ont des arguments. Donc voilà. Si elle a des arguments !
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<b>Guillaume Erner : </b>C’est-à-dire le point de vue que vous avez défendu avec La Quadrature du Net est l’idée selon laquelle le Net devait demeurer un espace de libre expression et que finalement les dangers de la libre expression étaient moindres que la censure de cette libre expression.
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<b>Benjamin Bayart : </b>Non ! Non ! La Quadrature du Net a toujours défendu la liberté d’expression, en ce sens que la censure ne doit être ni privée – c’est-à-dire que ce n’est pas à Facebook de décider de censurer – ni administrative – c’est-à-dire que ce n’est pas à la police de décider de censurer. Il y a une justice, il y a une indépendance entre l’exécutif et le judiciaire, il y a une séparation et nous ce qu’on demande c’est ça. Ce qu’on demande c’est que la censure, si elle doit avoir lieu, elle soit judiciaire, pour qu’il puisse y avoir une défense.
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<b>Guillaume Erner : </b>Alors par exemple, lorsqu’il y a eu la question donc de la consultation des sites djihadistes, quel était le point de vue de La Quadrature du Net à ce sujet ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>La consultation ! La consultation ! Lire !
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<b>Guillaume Erner : </b>C’était de cela dont il était question .
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<b>Benjamin Bayart : </b>D’où ça peut être interdit de lire ? C’est-à-dire qu’il soit interdit d’exprimer certaines choses : l’appel au meurtre, la haine raciale, etc., qu’il soit interdit d’exprimer certaines choses et qu’il y ait un juge pour venir sanctionner et faire fermer ces sites, pourquoi pas ! D’où on pourrait interdire de lire ?
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<b>Guillaume Erner : </b>Sébastien Soriano.
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<b>Sébastien Soriano : </b>Oui, je dirai pour reboucler sur la discussion des grands acteurs de l’Internet, ce qu’on voit aujourd’hui c’est ce que ces grands acteurs s’érigent aussi en censeurs privés. On a cette anecdote bien connue sur Facebook : si comme photo vous mettez le tableau de <em>L’Origine du monde</em>, bien connu, avec une femme dénudée, eh bien vous êtes censuré par Facebook ; votre compte est fermé. Donc aujourd’hui, je dirai que ces questions de liberté sur Internet deviennent vraiment majeures. Il y a eu un article intéressant d’un développeur brésilien [André Medeiros, NdT] qui a théorisé la notion de Trinet. En fait il dit : « Internet c’est terminé ; maintenant c’est un Trinet : il y a Google, il y a Facebook et Amazon. Et il y a 70 % du trafic qui passe sur ces trois réseaux. » Et donc aujourd’hui, ce que je dirai, c’est que cet enjeu s’est déplacé. Oui, bien sûr, il y a la question de la censure de l’État qui reste un enjeu majeur, un enjeu de principe important quand on voit qu’il y a certains pays comme la Chine qui ont créé un Internet national. Cet enjeu reste évidemment très important.
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<b>Guillaume Erner : </b>Avec des sites censurés aussi, pas seulement en Chine d’ailleurs, en Turquie par exemple.
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<b>Sébastien Soriano : </b>Absolument. Mais dans nos démocraties, le sujet aujourd’hui c’est vraiment le comportement des acteurs privés ; c’est le sujet de la neutralité du Net encore une fois, de permettre que les opérateurs télécoms ne fassent pas ce qu’ils veulent, et je pense que le défi de demain ce sont ces grands acteurs d’Internet, de veiller à ce qu’ils n’instaurent pas une espèce de société parallèle, privée, à eux.
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<b>Guillaume Erner : </b>Vous avez peur de ça Benjamin Bayart, aujourd’hui en France ?
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<b>Benjamin Bayart : </b>Moi j’ai peur de deux grands types d’acteurs. J’ai peur des acteurs de type GAFA, parce qu’ils ont un pouvoir colossal sur ce qui circule sur les réseaux. Ils ont une place centrale. Ça s’est déjà produit dans l’économie le fait qu’il y ait une hyperconcentration comme ça, c’était au début du 20e siècle. On en est sorti par les lois antitrust que portait Théodore Roosevelt aux États-Unis. Ça c’est un danger majeur, et derrière il y a des dizaines de dossiers sur les terminaux, sur savoir comment fonctionnent les téléphones et quelles informations sur vous ça diffuse, etc. Enfin il y a des choses épouvantables là-dedans.
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<b>Guillaume Erner : </b>Ce qui est un vaste programme. Nous n’en avons pas parlé, mais effectivement c’est l’un des enjeux.
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<b>Benjamin Bayart : </b>J’ai peur aussi beaucoup du monopole que représente le fournisseur d’accès, puisqu’en fait le fournisseur d’accès à Internet représente un monopole sur vous. Google a une espèce de monopole comme moteur de recherche, etc., mais vous, vous ne pouvez accéder à Internet que par le opérateur, au singulier, auquel vous êtes abonné et il a un monopole sur vous.
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<b>Guillaume Erner : </b>Dernière question, Sébastien Soriano, si ça devenait un commun justement l’accès à Internet puisqu’on est à peu près tous d’accord pour dire qu’aujourd’hui c’est compliqué de vivre sans Internet ?
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<b>Sébastien Soriano : </b>Tout à fait. C’est exactement ça le sujet. C’est de définir quelles sont les infrastructures critiques essentielles qui doivent être gérées comme des communs. Ça ne veut pas dire qu’il faut les nationaliser, mais qu’elles doivent être soumises à des règles : l’accès à Internet, le terminal ; et puis quelques services essentiels : le moteur de recherche, les magasins d’application, c’est ça vraiment le défi de demain, de créer des régulations qui s’appuient sur le marché et sur son innovation mais qui fassent en sorte que tout ça aille au service de l’humain, au service de tous.
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<b>Guillaume Erner : </b>Merci benjamin Bayart. Merci Sébastien Soriano pour l’ARCEP.

Version du 15 décembre 2017 à 16:20


Titre : Neutralité du net, hégémonie des GAFA : la démocratie prise dans la toile

Intervenants : Benjamin Bayart - Sébastien Soriano - Guillaume Erner

Lieu : France culture - Émission Les invités du matin - Deuxième partie

Date : décembre 2017

Durée : 24 min

Écouter le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Statut : Transcrit MO

Transcription

Guillaume Erner : Se dire qu’aller à Cahors juste avant les fêtes pour faire ses courses en canards et autres choses. Mais on va parler d’autre chose concernant Cahors, concernant ses zones grises et ses questions d’accès à Internet et au téléphone mobile puisque nous sommes en compagnie non seulement de Benjamin Bayart qui est président de la Fédération des Fournisseurs d’Accès à Internet associatifs, qui peuvent permettre donc de combattre les zones grises, mais aussi de Sébastien Soriano qui est président de l’Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes, autrement dit de l’ARCEP. Sébastien Soriano, on a entendu cette annonce hier de SFR. SFR avait promis de fibrer la totalité de la France, autrement dit donc d’installer la fibre optique pour permettre à tout le monde d’avoir accès à Internet et finalement SFR renonce, probablement pour des questions relevant des finances de l’entreprise. Votre réaction ?

Sébastien Soriano : Eh bien écoutez, nous sommes vigilants à ce que SFR, quel que soit son mode d’action, reste un opérateur très engagé dans l’investissement. La France est extrêmement en retard dans la couverture du territoire. Nous sommes le 28e pays européens sur 29 en accès à Internet fixe à très haut débit et le 24e pays sur 28, pardon pas sur 29, en accès à la 4G mobile.

Guillaume Erner : Ça veut dire quoi ? Il y a beaucoup trop de zones grises.

Sébastien Soriano : Il y a beaucoup trop de zones blanches ; ça ne va pas assez loin. Et donc il faut que le secteur des télécoms, les opérateurs, investissent massivement pour couvrir les territoires.

Guillaume Erner : Pourquoi ils ne le font pas ?

Sébastien Soriano : Ils ne l’ont pas assez fait par le passé, sans doute parce qu’ils ont été trop accaparés par des guerres de prix et donc nous notre régulation vise à responsabiliser les opérateurs aussi pour qu’ils investissent dans les réseaux. Je ne vais pas rentrer dans les détails des mesures que nous avons prises, mais nous avons pris une batterie de mesures qui a permis maintenant l’investissement de 25 % en trois ans. Alors j’en reviens à SFR. SFR doit maintenir un investissement fort et nous avons été heureux lorsqu’ils ont dit qu’ils avaient des ambitions importantes.

Guillaume Erner : Donc vous êtes heureux maintenant.

Sébastien Soriano : C’est plus compliqué parce que pour autant les annonces de SFR ont contrarié un certain nombre de territoires qui s’étaient déjà engagés dans des projets de couverture. Donc l’annonce de SFR, ce n’est pas tant une annonce de renoncer à des ambitions, c’est une annonce de réalisme, pour composer avec ces territoires, pour être plus dans une logique de partenariat qu’une logique de concurrence. Et à cet égard nous pensons que c’est un geste de raison de la part de SFR et nous espérons que ça ne se traduise pas par moins d’ambition de la part de cet opérateur.

Guillaume Erner : Il y a quelque chose quand même qui n’est pas très clair à ce sujet. Lorsque l’on décide donc de développer la fibre, la fibre ça coûte très cher ; il y a un réseau qui, à priori, pourrait fonctionner c’est le réseau des fils de cuivre, autrement dit de l’ADSL qui permet l’accès à Internet alors certes peut-être moins vite mais en tout cas ça permet d’avoir accès à Internet. Pourquoi l’ARCEP, pourquoi le gouvernement ne fait-il pas l’accès à Internet via l’ADSL sur la totalité du territoire, Sébastien Soriano ?

Sébastien Soriano : Eh bien parce que les électrons .

Guillaume Erner : Qui sont à l’intérieur des fils.

Sébastien Soriano : Qui se baladent dans ces fils de cuivre, eh bien vous savez, quand ils doivent faire une trop longue distance, ils se fatiguent et donc ils n’arrivent pas à porter un débit internet suffisamment important lorsque la ligne est trop longue. Or la ligne téléphonique a été construite dans les années 70-80 pour faire du téléphone, pas pour faire de l’Internet. Et donc la physique a la vie dure, et dans 70 % des lignes téléphoniques françaises, c’est-à-dire en dehors de toutes les agglomérations, eh bien ça n’est pas possible d’avoir plus de 30 mégabits.

Guillaume Erner : Même si on fait des relais ?

Sébastien Soriano : Voilà, absolument. Quelle que soit l’électronique qu’on met aux deux bouts de ce fil de cuivre. Et donc il y a un énorme chantier national qui est de remplacer cette infrastructure de cuivre par un nouveau réseau, tout neuf, en fibre optique et ça, évidemment, ça coûte cher.

Guillaume Erner : Ça coûte cher, mais on se dit que c’est important puisque vous dites qu’il y a beaucoup de zones grises. Il y a des zones grises en matière d’accès à Internet et des zones grises en matière d’accès au téléphone mobile. Alors là c’est une autre problématique, parfois c’est la double peine, ça se situe dans les mêmes zones et là aussi qu’est-ce que vous préconisez Sébastien Soriano ? Qu’est-ce qu’il est possible d’espérer ?

Sébastien Soriano : Sur le fixe et l’Internet très haut débit il y a déjà un plan et le gouvernement devrait annoncer aujourd’hui une accélération de ce plan. Mais nous à l’ARCEP, ce qu’on constate c’est que aujourd’hui, la réalité des Français, c’est que le mobile est devenu leur mode d’accès par défaut au réseau. Et donc il y a une urgence absolue à accélérer la couverture du territoire en mobile en 4G.

Guillaume Erner : Mais concrètement ça veut dire quoi ?

Sébastien Soriano : Concrètement ça veut dire qu’il faut que les opérateurs mobiles installent des nouveaux pylônes, je sais ce n’est pas très joli, dans les zones rurales qui permettent d’accroître la couverture, d’accroître la qualité et que sur ces poteaux ils n’amènent pas seulement la 2G, la 3G, mais qu’ils amènent aussi la 4G, la data, ce qui permet d’accéder à Internet.

Guillaume Erner : À quelle échéance ?

Sébastien Soriano : Le secteur mobile est un secteur qui investit beaucoup donc ça ne peut être que progressif. Donc il faut que ce soit un effort progressif.

Guillaume Erner : Ça veut dire quoi ? Sur quelles dates, parce que là on a l’impression que ça fait déjà beaucoup d’années que c’est attendu, y compris dans des centres-bourgs qui ne sont toujours pas couverts. Je vois dans la Drôme, il y a des centres-bourgs qui sont des zones grises.

Sébastien Soriano : Bien sûr. Il y a une première chose, c’est d’apporter la 4G où il n’y a que la 2G et la 3G. Et ça, c’est quelque chose qui peut se faire assez rapidement parce qu’il suffit, en gros, de mettre à niveau un certain nombre d’équipements sur des pylônes qui existent déjà. Ça ça peut se faire, je ne sais pas, en deux ou trois ans. Ce qui est plus difficile c’est de construire des nouveaux pylônes, parce qu’il faut des autorisations, il faut les installer, ça coûte de l’argent. C’est ça qui ne peut être que progressif et donc c’est difficile, pour moi, de vous donner un chiffrage précis parce qu’on a trop parlé aux Français en matière de pourcentage de la population en disant « ne vous inquiétez pas 99 % est couvert, 99,5 ». Moi je ne veux pas me lancer dans ce genre d’exercice. Nous ce que nous avons proposé au gouvernement pour être concrets, c’est d’avoir un deal avec les opérateurs, qui soit gagnant pour tout le monde. Les opérateurs utilisent des fréquences qui sont la propriété de la nation, comme les radios d’ailleurs, et ces fréquences, d’habitude, on les fait payer aux opérateurs avec des enchères parfois très juteuses qui se comptent en milliards d’euros. Nous ce que nous proposons au gouvernement, pour une fois, c’est de faire une opération dans laquelle au lieu de demander aux opérateurs des grandes sommes d’argent on leur demande des engagements extrêmement forts, plusieurs milliards d’euros d’investissement pour couvrir les zones rurales. Nous avons fait une proposition très documentée en ce sens au gouvernement, il y a une dizaine de jours maintenant. Le gouvernement est donc dans un dialogue avec les opérateurs pour arriver à ce résultat. Nous pensons que c’est indispensable pour répondre à l’exaspération des Français dans les zones rurales.

Guillaume Erner : Benjamin Bayart, votre point de vue là-dessus ? Et je vous pose la question parce que vous êtes président de la Fédération des Fournisseurs d’Accès à Internet associatifs, autrement dit des gens qui décident de se réunir pour avoir accès à Internet, par exemple dans les zones grises.

Benjamin Bayart : Oui. Par exemple. La fédération est composée d’une trentaine de fournisseurs d’accès à Internet associatifs. Il y a des types d’opérateurs très différents, mais l’un des types d’opérateurs ce sont des gens qui en avaient marre de ne pas avoir de réseau chez eux et qui ont décidé de le fabriquer. Parce que effectivement, soit on attend qu’un grand groupe industriel, piloté par trois polytechniciens et deux énarques, dans son plan d’investissement vienne couvrir le centre-bourg en 2030.

Guillaume Erner : Parce que ça serait plutôt en 2030 !

Benjamin Bayart : Soit on se dit qu’est-ce que je peux faire moi, la semaine prochaine, pour qu’il y ait du réseau chez moi ? Et en fait, les techniques ne sont pas hypers complexes. Il vaut mieux avoir des petites bases en informatique. C’est un peu plus compliqué que la borne Wifi qu’il y a dans votre salon, mais pas beaucoup plus et on sait faire des choses. La grande différence c’est qu’on ne va pas attendre que un opérateur vienne. On va décider de prendre les trois, quatre, cinq, dix, qui savent faire un petit peu d’informatique, qui ont un peu de temps libre, et on va regarder comment on construit le réseau. OK ! Comment on construit un réseau chez nous. En général on ne déploie pas de la fibre parce que les techniques sont relativement complexes. Quand on dit que la fibre est chère il ne faut pas se tromper. Le fil de cuivre coûte très cher et le fil de fibre, c’est-à-dire la fibre optique elle-même ne coûte rien. C’est du verre, donc c’est du sable, ça ne coûte rien par rapport au cuivre. En revanche, c’est faire des trous partout pour poser les tuyaux qui coûte cher. Donc ça, quand on n’a pas envie de le faire et qu’on veut couvrir des zones blanches, on fait ça avec du Wifi et on a moyen de faire des très hauts débits, très corrects avec du Wifi.

Guillaume Erner : Mais justement, on a l’impression que de plus en plus, Benjamin Bayart, l’utopie initiale d’Internet qui est donc d’avoir des fournisseurs d’accès associatifs, d’avoir des logiciels open data ou en tout cas des logiciels libres que l’on peut bidouiller dans son coin, des services sympathiques qui permettent, par exemple, de partager le canapé du salon, tout cela a basculé dans une autre dimension beaucoup moins libertaire, beaucoup plus business ; vous m’avez dit beaucoup plus orientée vers les affaires et finalement peut-être beaucoup plus inquiétante.

Benjamin Bayart : Beaucoup plus inquiétante oui, parce que, en général, ces grands groupes industriels ont une logique qui n’est pas, comment dire, qui n’est pas très éthique. Il ne faut pas croire que cet Internet utopique des débuts, du partage, etc., aie disparu. En revanche il a disparu presque entièrement des médias, pour une raison simple, les journalistes regardent essentiellement le chiffre d’affaires. On peut dire « Google est un grand groupe », mais on n’est pas capable de dire « le mouvement associatif est un grand groupe » parce qu’il ne fait pas du milliard d’euros de chiffre d’affaires. Donc c’est très compliqué. En fait, vous ne pouvez pas parler de 6 000 associations qui font chacune quelque chose, c’est trop compliqué à appréhender vu de loin. En local, on est identifié. Je prends un exemple très simple : ce qu’on fait dans l’Yonne.

Guillaume Erner : Où ça dans l’Yonne ?

Benjamin Bayart : Dans plein de petites villes de l’Yonne, le réseau fait presque 180 km de long, donc on sort un peu du département. L’opérateur local c’est SCANI, c’est une société coopérative, sans but lucratif, qui construit du réseau et qui a raccordé plusieurs centaines d’abonnés sur plusieurs dizaines de villages, et qui va raccorder la petite maison perdue qui n’est même dans le hameau, la ferme isolée. Et comment on fait ? Eh bien on met des relais en Wifi sur le silo à grains, sur le clocher de l’église, et on fabrique du réseau comme ça et on a même, en rase campagne, 30 ou 50 mégas.

Guillaume Erner : Et une fois qu’on a le réseau on peut se connecter à Facebook, et là les ennuis commencent tout simplement parce que hier, vous l’avez peut-être entendu, l’ex vice-président en charge de la croissance de l’audience de Facebook, déjà tout un programme, a déclaré des choses assez inquiétantes. Il s’appelle Chamath Palihapitiya. On l’écoute.

Voix du traducteur : Je peux contrôler les choix de mes enfants ; ils ne sont pas autorisés à utiliser cette merde. Je me sens extrêmement coupable. Nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social sur lequel est fondé notre société. C’est vraiment là où nous en sommes. Vous n’en avez pas conscience, mais vous êtes programmé. Ce n’était pas intentionnel. Maintenant c’est à vous de décider à quel point vous êtes prêt à renoncer à votre indépendance intellectuelle. Nous organisons notre vie autour de cette fausse image de la perfection parce que nous sommes récompensés par des signaux instantanés, cœur, likes, pouces bleus et on leur donne de l’importance et on les confond avec la vérité. C’est juste mauvais !

Guillaume Erner : Un ex vice-président donc de Facebook qui explique que grosso modo ce service a apporté la peste et le choléra aux humains et notamment aux enfants. Sébastien Soriano, vous présidez l’ARCEP, l’autorité de régulation, qu’est-ce que l’on peut faire ? Qu’est-ce qu’il y a de vrai là-dedans ?

11’ 43

Sébastien Soriano : C’est assez intéressant ce mouvement des repentis. On en a connus.

Guillaume Erner : Dans la mafia.

Sébastien Soriano : Dans la mafia et sans pousser aussi loin, chez les traders aussi. Et c’est vrai que ce qu’on voit c’est qu’en fait ces services qui sont quand même des services exceptionnels en termes d’ergonomie, de facilité, etc., il faut quand même s’en rappeler, eh bien de plus en plus ils se développent contre les gens. Parce qu’on est dans une économie de l’attention : ce qui est monétisé, effectivement, c’est le temps que peuvent passer les gens à scruter des choses. Et donc ces services sont incités à créer de l’addiction ; de l’addiction aux écrans et donc à ce qu’on perde le maximum de temps sur Facebook. Alors qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? Moi, ce qui me fascine lorsqu’on parle de Google, Apple, Facebook, Amazon et les autres, c’est qu’on a renoncé à une chose simple, c’est d’avoir le choix. Lorsque vous choisissez d’acheter des boîtes de conserve vous avez cinq marques différentes, vous avez cinq magasins différents pour faire le choix. Lorsque vous allez sur un réseau social, il y a Facebook ! Alors il y en a d’autres, on va y revenir, mais ils ne sont pas aussi compétitifs. Et donc moi je crois que la priorité c’est qu’il faut réintroduire une chose simple c’est l’autodiscipline du marché. Quand vous êtes en concurrence, eh bien vous avez intérêt à bien traiter les gens, tout simplement. Et donc moi, ce pourquoi je milite, c’est qu’on se mette très sérieusement au travail sur cette question de comment faire en sorte que ces marchés du numérique, ces GAFA, soient concurrencés. Qu’il y ait des alternatives et ces alternatives, certaines d’entre elles seront plus éthiques et elles respecteront mieux les individus.

Guillaume Erner : Qu’est-ce que vous en pensez Benjamin Bayart ? Je rappelle que vous avez fondé La Quadrature du Net qui est un mouvement et qui militait, justement, en faveur de la liberté sur Internet.

Benjamin Bayart : Je ne crois au marché pour réguler ça. Je ne crois pas au marché pour ça. Le marché ça ne sert pas à ça. Le marché ça sert à maximiser les profits. Et en fait, là-dedans, il y a un problème d’inversion de valeur. C’est-à-dire chez Facebook vous êtes la marchandise ; vous n’êtes pas le client. Donc Facebook sert les intérêts de ses clients en vendant la marchandise la moins chère possible, quitte à la maltraiter. C’est ce que font tous les commerçants. Un commerçant ça sert son client.

Guillaume Erner : Une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on peut faire ?

Benjamin Bayart : Derrière il y a des problèmes qui ne relèvent pas du marché ou, plus exactement, pas de cette structure de marché. L’élément malsain, par exemple là-dedans, c’est la publicité, c’est-à-dire que ce sont des marchands d’attention. Moi je n’aurais rien contre le fait que les réseaux sociaux puissent être payants. Pourquoi Facebook ne me propose pas de m’abandonner à deux-trois euros par mois et j’arrête d’être une marchandise publicitaire. Or ça c’est un modèle qui n’existe pas à l’heure actuelle et c’est un modèle qui est dissuadé.

Guillaume Erner : Pourquoi dissuadé ?

Benjamin Bayart : Parce que la grande masse économique, parce que les grands investisseurs ont besoin de la publicité. C’est-à-dire qu’en fait, derrière les grands réseaux sociaux qui vivent de publicité, il y a les grands industriels qui veulent vous vendre. Il faut repérer, ce n’est pas seulement Facebook. Facebook, c’est la pointe qui est en train de vous transpercer et de vous faire du mal. Mais derrière il y a des gens qui poussent : tous les gens qui ont besoin d’acheter votre attention parce qu’ils veulent vous vendre, parce qu’ils veulent vous expliquer qu’une voiture c’est plus écologique que de marcher à pied. Tous ces gens-là ont besoin de vous le répéter beaucoup le message faux pour que vous finissiez par l’avaler.

Guillaume Erner : Le gouvernement envisagerait, Sébastien Soriano, d’autoriser l’inscription sur Facebook à parti de 16 ans et à partir de 16 ans seulement. C’est une bonne idée ? C’est une mesure réaliste ?

Sébastien Soriano : Pourquoi pas ! Moi je suis un petit peu vigilant par rapport à des mesures qui viennent d’en haut et une approche un peu trop paternaliste des choses. Je suis un militant du nudge. Vous savez le nudge, cette idée qui a été re-popularisée récemment avec le prix Nobel d’économie qui a été remis à monsieur Thaler. C’est l’idée que, parfois, on peut inciter les gens en les informant mieux. C’est comme sur les paquets de cigarettes lorsque vous avez ces photographies absolument atroces de ce qui vous arrive quand vous fumez. On n’est pas obligé d’interdire. Parfois on peut mieux informer.

Guillaume Erner : Là il s’agit d’enfants, de mineurs !

Sébastien Soriano : Justement. Oui, mais en général les enfants ont des parents et donc on peut aussi être dans des dispositifs d’accompagnement ; on peut s’appuyer sur l’école. Moi je ne crois pas aux lignes Maginot parce qu’elles finissent pas céder et lorsqu’elles cèdent, à ce moment-là c’est terrible !

Guillaume Erner : Qu’en pense Benjamin Bayart ?

Benjamin Bayart : Oh ! Je pense que c’est une idiotie. Je pense qu’à 16 ans vous étiez assez grand pour savoir désobéir à vos parents. Je pense que les ados sont plus doués que leurs parents, en moyenne, pour utiliser l’ordinateur et donc c’est complètement idiot.

Guillaume Erner : Il y a l’impossibilité technique, mais il y a aussi le sens, je dirais moral du terme. Est-ce que, je ne sais pas si vous avez des enfants, mais est-ce que par exemple le fait de leur interdire avant un certain âge l’accès à Facebook est quelque chose qui vous paraît moralement défendable ?

Benjamin Bayart : Pour moi il y a un problème d’inversion. C’est-à-dire que Facebook fait du mal et donc on va interdire aux enfants. So what ! Si Facebook fait du mal, c’est à Facebook qu’il faut interdire. Pour moi c’est une question d’inversion des valeurs. On est en train d’interdire à quelqu’un qui n’a rien fait ! C’est n’importe quoi ! Qu’on interdise donc aux malfaiteurs d’être des malfaiteurs !

Guillaume Erner : Et il y a une question donc à la fois de neutralité, en tout cas de liberté d’expression sur Internet, une question qui revient souvent, Sébastien Soriano. On a appris hier que le gouvernement demandait le départ de Rokhaya Diallo du Conseil national du numérique. Rokhaya Diallo c’est une essayiste, une militante, qui a des opinions de militante, donc celles-ci peuvent être évidemment controversées. Par exemple, lorsqu’il y a eu un premier attentat contre Charlie elle a monté une pétition contre Charlie expliquant qu’il y avait eu, dans cet organe de presse, un certain nombre de caricatures qui pouvaient être perçues comme blessantes. Donc on peut adhérer ou ne pas adhérer à ce qu’elle a dit, mais en tout cas, s’il s’agit d’avoir un Conseil national du numérique, on imagine qu’il doit représenter différentes opinions. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Sébastien Soriano : Écoutez, c’est difficile de se prononcer sur un cas particulier. Ce que je dirai c’est que ce Conseil national du numérique, effectivement, il renaît de ses cendres après plusieurs mois de mise entre parenthèses avec une énergie nouvelle et avec la volonté d’être beaucoup plus représentatif d’une certaine diversité.

Guillaume Erner : C’est raté du coup !

Sébastien Soriano : Pour autant, je crois que ce Conseil du numérique, pour être utile, mieux vaut qu’il ne soit pas hors-sol et donc il faut quand même qu’il s’installe dans un dialogue avec les pouvoirs publics. Ce Conseil, vous le savez, c’est celui, par exemple, qui avait dénoncé les fichiers TES récemment en disant que c’était une espèce de nouvelle police des gens, une espèce de société de surveillance qui était en train d’être mise en place. Donc il a une valeur utile de contre-pouvoir. Ça c’est très utile.

Guillaume Erner : Il a un pouvoir de décision ?

Sébastien Soriano : Non. C’est un Conseil.

Guillaume Erner : Donc il ne sert à rien !

Sébastien Soriano : Il peut faire des expertises, réagir sur ce genre de choses, et il accompagne des politiques publiques, par exemple il avait mis en place une stratégie pour le numérique en 2015. Récemment il avait mis en place toute une stratégie sur les PME connectées, pour que les PME françaises aient plus accès à Internet. Donc c’est un organe qui est très utile pour accompagner les politiques publiques, mais il ne peut pas être complètement hors-sol. Donc je comprends qu’il puisse y avoir un dialogue entre le gouvernement et cette instance pour que sa composition puisse faire dans la sérénité.

Guillaume Erner : Benjamin Bayart vous en pensez quoi que cette femme, Rokhaya Diallo, encore une fois quoi qu’on pense de ses différents combats, soit mise comme ça en dehors de ce Conseil ?

Benjamin Bayart : De Rokhaya Diallo, je ne pense pas grand-chose ; je ne la connais pas assez pour avoir un avis.

Guillaume Erner : Sur le principe ?

Benjamin Bayart : Sur le principe, moi les gens sulfureux ne me gênent pas quand ils ont des arguments. Donc voilà. Si elle a des arguments !

Guillaume Erner : C’est-à-dire le point de vue que vous avez défendu avec La Quadrature du Net est l’idée selon laquelle le Net devait demeurer un espace de libre expression et que finalement les dangers de la libre expression étaient moindres que la censure de cette libre expression.

Benjamin Bayart : Non ! Non ! La Quadrature du Net a toujours défendu la liberté d’expression, en ce sens que la censure ne doit être ni privée – c’est-à-dire que ce n’est pas à Facebook de décider de censurer – ni administrative – c’est-à-dire que ce n’est pas à la police de décider de censurer. Il y a une justice, il y a une indépendance entre l’exécutif et le judiciaire, il y a une séparation et nous ce qu’on demande c’est ça. Ce qu’on demande c’est que la censure, si elle doit avoir lieu, elle soit judiciaire, pour qu’il puisse y avoir une défense.

Guillaume Erner : Alors par exemple, lorsqu’il y a eu la question donc de la consultation des sites djihadistes, quel était le point de vue de La Quadrature du Net à ce sujet ?

Benjamin Bayart : La consultation ! La consultation ! Lire !

Guillaume Erner : C’était de cela dont il était question .

Benjamin Bayart : D’où ça peut être interdit de lire ? C’est-à-dire qu’il soit interdit d’exprimer certaines choses : l’appel au meurtre, la haine raciale, etc., qu’il soit interdit d’exprimer certaines choses et qu’il y ait un juge pour venir sanctionner et faire fermer ces sites, pourquoi pas ! D’où on pourrait interdire de lire ?

Guillaume Erner : Sébastien Soriano.

Sébastien Soriano : Oui, je dirai pour reboucler sur la discussion des grands acteurs de l’Internet, ce qu’on voit aujourd’hui c’est ce que ces grands acteurs s’érigent aussi en censeurs privés. On a cette anecdote bien connue sur Facebook : si comme photo vous mettez le tableau de L’Origine du monde, bien connu, avec une femme dénudée, eh bien vous êtes censuré par Facebook ; votre compte est fermé. Donc aujourd’hui, je dirai que ces questions de liberté sur Internet deviennent vraiment majeures. Il y a eu un article intéressant d’un développeur brésilien [André Medeiros, NdT] qui a théorisé la notion de Trinet. En fait il dit : « Internet c’est terminé ; maintenant c’est un Trinet : il y a Google, il y a Facebook et Amazon. Et il y a 70 % du trafic qui passe sur ces trois réseaux. » Et donc aujourd’hui, ce que je dirai, c’est que cet enjeu s’est déplacé. Oui, bien sûr, il y a la question de la censure de l’État qui reste un enjeu majeur, un enjeu de principe important quand on voit qu’il y a certains pays comme la Chine qui ont créé un Internet national. Cet enjeu reste évidemment très important.

Guillaume Erner : Avec des sites censurés aussi, pas seulement en Chine d’ailleurs, en Turquie par exemple.

Sébastien Soriano : Absolument. Mais dans nos démocraties, le sujet aujourd’hui c’est vraiment le comportement des acteurs privés ; c’est le sujet de la neutralité du Net encore une fois, de permettre que les opérateurs télécoms ne fassent pas ce qu’ils veulent, et je pense que le défi de demain ce sont ces grands acteurs d’Internet, de veiller à ce qu’ils n’instaurent pas une espèce de société parallèle, privée, à eux.

Guillaume Erner : Vous avez peur de ça Benjamin Bayart, aujourd’hui en France ?

Benjamin Bayart : Moi j’ai peur de deux grands types d’acteurs. J’ai peur des acteurs de type GAFA, parce qu’ils ont un pouvoir colossal sur ce qui circule sur les réseaux. Ils ont une place centrale. Ça s’est déjà produit dans l’économie le fait qu’il y ait une hyperconcentration comme ça, c’était au début du 20e siècle. On en est sorti par les lois antitrust que portait Théodore Roosevelt aux États-Unis. Ça c’est un danger majeur, et derrière il y a des dizaines de dossiers sur les terminaux, sur savoir comment fonctionnent les téléphones et quelles informations sur vous ça diffuse, etc. Enfin il y a des choses épouvantables là-dedans.

Guillaume Erner : Ce qui est un vaste programme. Nous n’en avons pas parlé, mais effectivement c’est l’un des enjeux.

Benjamin Bayart : J’ai peur aussi beaucoup du monopole que représente le fournisseur d’accès, puisqu’en fait le fournisseur d’accès à Internet représente un monopole sur vous. Google a une espèce de monopole comme moteur de recherche, etc., mais vous, vous ne pouvez accéder à Internet que par le opérateur, au singulier, auquel vous êtes abonné et il a un monopole sur vous.

Guillaume Erner : Dernière question, Sébastien Soriano, si ça devenait un commun justement l’accès à Internet puisqu’on est à peu près tous d’accord pour dire qu’aujourd’hui c’est compliqué de vivre sans Internet ?

Sébastien Soriano : Tout à fait. C’est exactement ça le sujet. C’est de définir quelles sont les infrastructures critiques essentielles qui doivent être gérées comme des communs. Ça ne veut pas dire qu’il faut les nationaliser, mais qu’elles doivent être soumises à des règles : l’accès à Internet, le terminal ; et puis quelques services essentiels : le moteur de recherche, les magasins d’application, c’est ça vraiment le défi de demain, de créer des régulations qui s’appuient sur le marché et sur son innovation mais qui fassent en sorte que tout ça aille au service de l’humain, au service de tous.

Guillaume Erner : Merci benjamin Bayart. Merci Sébastien Soriano pour l’ARCEP.