Livre numérique en bibliothèque : métamorphose juridique laborieuse

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Titre : Le livre numérique en bibliothèque : une métamorphose juridique laborieuse

Intervenant : Lionel Maurel

Lieu : Colloque – Les biens numériques - Ceprisca - Université de Picardie

Date : Septembre 2014

Durée : 25 min 27

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Troisième thème de cette journée consacrée à la dématérialisation et sans tarder aborder la question du livre numérique en bibliothèque : une métamorphose juridique laborieuse, qui va nous être présentée par Lionel Maurel.

Lionel Maurel : Merci. Je vous remercie pour cette opportunité de traiter ce sujet devant vous, et en particulier Emmanuel, qui m'a invité dans ce colloque. Moi, donc, je voudrais vous parler d'une transition entre la manière dont les bibliothèques géraient les livres papier et la manière dont elles le font, maintenant, avec le livre numérique. Les questions de qualification vont moins se poser parce qu'on est sûrs, là, qu'on est bien face à un bien, en tout cas, les livres sont des biens. Vous allez voir qu'il y en a, quand même, par exemple, l'un des points importants de la question de savoir si un livre numérique est livre et c'est loin d’être évident de répondre à cette question. Vous allez voir l'incidence donc, de la dématérialisation sur le régime juridique applicable et les conséquences pour les établissements que sont les bibliothèques. Un cas assez intéressant, parce qu'il y a vraiment une mutation profonde, et qui se fait vraiment dans la douleur, aussi, au point de, quelque part, menacer l'avenir de ces institutions à long terme.

Pour comprendre la situation il faut s'interroger sur le statut des bibliothèques et prendre un peu de recul historique, si vous voulez. Il y a un vieux bibliothécaire, qui m'a un peu formé dans ce métier, qui disait « les bibliothèques, pendant longtemps sont restées des maisons de tolérance ». Et on n'imagine pas, à quel point, c'est vrai, en fait, parce que, ce qu'il voulait dire c'est que, bon déjà, ont existé bien avant que le droit d'auteur existe lui-même, mais quand le droit d’auteur est arrivé, les usages collectifs des œuvres, qui se faisaient en bibliothèque, notamment la pratique du prêt, ont perduré sans que ça pose de souci, et sans qu'on s'interroge sur le fait de savoir si ça rentrait en conflit, ou pas, avec les règles du droit d'auteur. Et cette situation, elle a perduré, globalement, de la Révolution française, si vous voulez, jusqu'à la toute fin des années 90, où là, à ce moment-là, il y a eu des débats et une directive européenne qui a posé la question au niveau européen. Mais, pendant longtemps, les bibliothèques étaient des maisons de tolérance, c'est-à-dire que dans l'imaginaire collectif, la bibliothèque pouvait prêter un livre et ce n'était pas une question qui était soumise à l’empire du droit d'auteur. C’était une sorte de sphère séparée.

Ça pose la question de savoir quel était le statut juridique de ces pratiques. On a parlé déjà de biens communs, tout à l'heure et puis ce matin, qu'est-ce qui se passait. C'est-à-dire que les bibliothèques achetaient des livres, et ces livres deviennent des biens publics, sont soumis au code du patrimoine, donc ça devient une forme de propriété publique. Ça c'est pour la question du support. Mais si on prend la question de l’œuvre, il y a quand même bien un droit de propriété qui pèse sur cette œuvre, mais ce droit de propriété, pendant longtemps, il est resté non exercé, il est resté en suspens. Et, si vous voulez, ça ressemble beaucoup au modèle des biens communs, notamment aux pratiques qui existaient sous l'ancien régime. Vous aviez des champs ou des forêts, qui faisaient parfois l'objet d'un droit de propriété, qui étaient appropriées par des personnes, mais on reconnaissait, à certaines populations, un droit coutumier, leur permettant d'aller glaner, par exemple, des épis dans le champ ou d'aller ramasser des branches tombées dans la forêt. C'était une sorte de droit de glanage, qui était coutumier, et qui était reconnu comme un droit d'usage qui existait à côté du droit de propriété. Et c'est ça qu'on appelle, en fait, la racine historique des biens communs, c'est ça en fait, ces droits-là qui se sont éteints après la Révolution française.

Là je vous ai mis une étiquette que j'ai trouvée dans un livre dans le réseau des bibliothèques de la ville de Paris, vous voyez, ça dit : « Rendez vite vos livres, d'autres lecteurs les attendent. Ménagez-les, ils sont votre bien commun ». Et c'est une étiquette qui date de la fin des années 80, le livre était assez vieux quand je l'ai trouvé. Vous voyez que le bibliothécaire sentait qu'il y avait un lien avec cette dimension-là. Et ça, c'est resté vivant très longtemps. Vous allez voir que c'est encore vivant pour beaucoup de pratiques ; notamment, par exemple, le prêt de CD, CD musicaux, n'a aucune base légale actuellement, s'exerce sans aucune base légale, ce qui fait que chaque fois qu'une bibliothèque prête un CD, elle commet un acte de contrefaçon, qui vaut trois ans de prison et trois cent mille euros d'amende. On parlait de pratique socialement acceptée. Personne n'en a conscience, mais chaque fois qu'une bibliothèque prête un CD et qu'une personne l'emprunte, ils sont tous complices de contrefaçon, et pourtant, il n'y a pas de réponse qui soit attachée à ces actes. Ça vous montre à quel point la dimension de maison de tolérance était attachée au statut de la bibliothèque et où l’application du droit d'auteur n’était pas si évidente que ça.

Tout ça est resté vivant jusqu'à ce qu'on a appelé, dans le métier, la grande bataille du droit de prêt du livre, qui a commencé en 1992, quand une directive a statué en disant que l'acte de prêt public était bien une prérogative qui était soumise à la volonté des titulaires de droit. Pourquoi ? Parce que, jusqu'à présent, l'acte de prêt c'était très difficile à saisir en droit d'auteur parce que ce n'est ni une reproduction, ni une représentation, donc ça ne rentre pas dans les catégories. La directive, elle, elle nous dit que c'est lié au droit de distribution de l’œuvre, c'est un élément du droit de distribution de l’œuvre, et que le prêt public, donc, peut bien être contrôlé par les titulaires du droit et, donc, ce qu'elle fait, c'est qu'elle met en place la possibilité pour les États de l'autoriser sur la base d'une licence légale. Ce qui se passe, c'est que, pendant dix ans, en France, il y a eu un débat qui a été vraiment très féroce, pour savoir comment on allait transposer cette directive. Pourquoi ? Parce qu'en fait les titulaires de droits, éditeurs et auteurs, ont demandé que l’acte de prêt devienne payant, à l'acte. C’est-à-dire que vous alliez dans une bibliothèque et, pour emprunter le livre, il aurait fallu que vous payiez, je ne sais pas, un euro, par exemple, à l'époque ce n'était pas des euros, mais il aurait fallu payer un euro à chaque emprunt, et donc, ils en étaient arrivés à demander un paiement à l’acte ; et les bibliothécaires étaient furieux, vraiment férocement opposés à cette solution, et ils voulaient laisser perdurer la situation de tolérance qui existait auparavant.

Finalement le législateur est intervenu, en 2003, donc il a fallu dix ans de débat, et en 2003, ce qui est fait c’est qu'il instaure un mécanisme de licence légale. Il dit, donc, que « lorsqu’une œuvre a fait l'objet d'un contrat d'édition en vue de sa publication et de sa diffusion sous forme de livre », vous allez voir que ça c'est très important, « l'auteur ne peut s'opposer au prêt d'exemplaires de cette édition par une bibliothèque accueillant du public ». Donc c'est une licence légale. L'auteur perd le droit d’autoriser, ou d'interdire, mais vous allez voir qu'il garde un droit à la rémunération, et c'est ce système qui a été choisi. Et alors, au niveau de la rémunération, c'est assez intéressant, parce que l’État a accepté de prendre en charge une part de la rémunération. Il verse une somme forfaitaire, annuelle, par usager inscrit dans les bibliothèques, c'est un euro par usager inscrit dans une bibliothèque publique et un euro et demi dans une bibliothèque universitaire, ce qui fait des sommes assez considérables, quand même, que l’État verse chaque année. Et ensuite, les établissements prennent une part de financement : il y a 6 % du prix public de vente qui est collecté par les libraires en fait, au moment de l’achat. Et tout ça est rassemblé par une société de gestion collective qui s’appelle la SOFIA qui, elle, reverse, pour moitié aux auteurs, pour moitié aux éditeurs. Et pour les auteurs ça sert aussi à alimenter une caisse de retraite.

Donc, si vous voulez, le compromis qui a été trouvé, un aspect très important de cette licence légale, c'est de dire « n'importe quel livre qui sera édité en France, enfin publié, deviendra achetable par une bibliothèque, de plein droit, pour qu'elle fasse du prêt avec. Et vous allez voir que, pour le livre numérique, c'est ça que pose problème. C'est-à-dire qu'on va perdre cette possibilité qu'ont les bibliothèques d'acheter n'importe quel livre du commerce et de le mettre en prêt. Il n'y a pas besoin que les éditeurs fassent une offre spéciale bibliothèque. La bibliothèque achète le même livre que celui que n'importe qui achèterait. Ça c’était un des premiers avantages de cette licence légale.

L'autre avantage, c'est que, quand même, l’État a accepté de payer, et de payer plusieurs millions d'euros par an, et l'acte reste gratuit pour l'usager. Il y aussi une chose très importante, c'est que la rémunération n'est absolument pas associée au nombre de fois où le livre est prêté. C'est-à-dire qu'elle est payée une fois, et si votre livre est prêté, je ne sais pas, deux cents fois, le titulaire de droit ne va pas toucher deux cents fois plus. Et si le livre n'est jamais prêté, ça arrive, en bibliothèque, il y a des livres qui ne sont jamais prêtés, eh bien, le titulaire du droit va quand même toucher une rémunération. Il n'y a pas de calculabilité appliqué à l'acte de prêt, ce qui est, à mon avis, assez important.

Le problème de cette transposition, c'est que, vous avez vu, le caractère conflictuel de la chose, le législateur a été un peu obligé de refréner ses ambitions, et il ne l'a transféré, vous allez voir, que pour le livre papier, et il n'a pas couvert les autres supports, ni les CD, ni les DVD. C'est ce qui crée cette situation assez ubuesque. Le droit de prêt existe au niveau européen, donc on est sûr que ça viole la directive européenne, mais comme il n'y pas eu de transpiration sur ces supports-là, l'acte de prêt des CD musicaux est illégal en France, mais c'est une pratique très développée. Pour les DVD, c’est ce qui est intéressant, c’est que là, par contre, bizarrement, il y a des intermédiaires qui se sont positionnés et qui négocient les droits entre les bibliothèques et les titulaires de droits, notamment les producteurs, et qui vendent des DVD avec un surcoût appliqué au prix de vente. C'est comme ça que l'équilibre s’est trouvé.

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Alors vous allez, voir, la question maintenant, c'est comment s'insère le livre numérique dans ce cadre.