Les nouveaux tâcherons du clic

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Titre : Les nouveaux tâcherons du clic

Intervenant·e·s : Antonio Casilli - France Charruyer

Lieu : Podcast Les Causeries Data

Date : 15 avril 2024

Durée : 39 min

Fichier audio

Présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

France Charruyer : Bienvenue aux Causeries Data de Data Ring. Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir Antonio Casilli, qu’on ne présente plus, qui se présentera, qui a écrit des ouvrages sur les travailleurs du clic, sur l’avènement du management algorithmique.
Aujourd’hui, on façonne les individus ; se succède une matière virtuelle, impalpable, la donnée ; on produit, on collecte, c’est le moteur de la nouvelle économie ; on réfléchit moins ; l’algorithme est invisible, mais il nous transforme, il nous façonne ; le numérique nous fabrique, nous le fabriquons aussi.
Face à cette plateformisation de l’économie, Antonio, j’ai envie de vous entendre, j’ai envie que vous nous en parliez, j’ai envie que vous nous parliez de ce dont on parle peu, tous ceux qui travaillent sur cette mécanisation algorithmique, ces micro-travailleurs et j’ai envie, d’abord, de vous demander pourquoi vous êtes intéressé au digital labor ? Pourquoi ? D’abord toujours le pourquoi des choses.

Antonio Casilli : Le pourquoi des choses ? Le pourquoi des choses, c’est que, étant donné mon âge qui n’est plus vert et surtout mon origine, on peut le deviner à mon accent, je ne suis pas vraiment franco-français, mon origine italienne, je suis tombé très tôt dans le chaudron d’abord de l’informatique et, de l’autre côté, dans une pensée qu’on a appelée, à une époque, post-opéraïste, post-ouvriériste. Ce sont les personnes qui s’occupent de comment le travail s’articule dans un contexte dans lequel on a abandonné, désormais, le lieu de travail, donc un travail qui n’a pas de lieu. Et ce travail n’a pas de lieu, il y a 30 ans ou il y a 20 ans, était celui des freelances, celui des personnes qui travaillaient depuis chez elles. Après, tout cela s’est généralisé dans la mesure où pas mal de profession, désormais, s’appuient sur des figures professionnelles qui ne ressemblent pas exclusivement aux salariés d’antan et, suite à des chocs, par exemple la crise pandémique, la généralisation du travail à distance a fait en sorte que chacun d’entre nous, d’un certain point de vue, soit un peu plus télétravailleur aujourd’hui, avec beaucoup de bémols et avec, surtout, une variabilité des situations.
Les personnes desquelles je m’occupe depuis désormais presque une décennie, qu’on appelle les micro-travailleurs, sont, si vous voulez, la frontière extrême de ce travail à distance.

France Charruyer : Qu’on ne voit pas

Antonio Casilli : On les voit de plus en plus, ces dernières années, parce que, quand même, on a eu l’explosion de l’intelligence artificielle et l’intelligence artificielle, elle, est très visible et tout un tas questions surgissent au niveau politique, au niveau juridique, sur, finalement, qui fait l’intelligence artificielle.
On voit tout le temps, parce qu’ils s’affichent dans les médias, les grands scientifiques, comme Yann Le Cun, monsieur intelligence artificielle de Facebook, ou d’autres qui ont forgé les algorithmes, mais, après, on se dit « peut-être que n’est pas vraiment le travail d’un seul innovateur, c’est le travail d’une véritable usine à intelligence artificielle, donc qui sont les ouvriers de cette usine ? » . Et dès qu’on se pose cette question, d’abord on se rend compte du fait que ces intelligences artificielles n’existent pas s’il n’y a pas un travail de personnes qui, parfois, en temps réel, sont en train de faire l’algorithme, de faire exister l’algorithme, et là on commence à aller chercher ces travailleurs et on les trouve à des endroits qui vont vous surprendre.

France Charruyer : Jadis vous nous en parliez de ces Turcs mécaniques. En fait, ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que l’IA magique, qu’on est en train de nous défendre, de nous dépeindre à tour de bras, de ChatGPT, de Copilote, de Mistral, de Google, de Gemini et d’autres, en fait, derrière, n’est rien sans nous. On a une IA Potemkine, des Turcs mécaniques, dont nous sommes tous en train de nourrir la machine sans véritablement comprendre ce qu’on est en train de faire. J’aimerais bien une illustration, parce que j’ai vu qu’il y avait un travail cybernétique dont on parle peu, je crois qu’il y a Amazon, la plateforme d’Amazon, il y a Clickworker également, et on a, sur l’évolution du droit du travail, de plus en plus recours à du micro-travail, des micro-tâches, y compris pour les salariés. Que vous pouvez-vous nous dire là-dessus ?

Antonio Casilli : D’abord il faut faire un petit détour historique. Vous avez cité le Turc mécanique ou l’intelligence artificielle Potemkine, ce sont des termes, des formules un peu spécialisées qui, peut-être, ne parlent pas à ceux qui nous écoutent. Donc, petit détour dans l’empire autrichien du 18e siècle, ce n’est pas vraiment là où on situe la naissance de l’intelligence artificielle, mais, à un certain moment, un monsieur qui s’appelait baron von Kempelen, a inventé la première intelligence artificielle, soi-disant, qui était le célèbre joueur turc d’échecs. C’était un robot, un automate déguisé en Turc ottoman, qui était censé simuler les processus cognitifs d’un joueur d’échecs, donc de défier et battre aux échecs des champions bien en chair et en os. La légende veut que même Napoléon ait été par le Turc mécanique Or, dans le Turc mécanique, il y a un problème : en réalité, c’était un canular. À l’intérieur de l’automate se cachait, en réalité, un joueur, un véritable être humain qui, d’abord, était capable de déchiffrer ce qui se passait sur l’échiquier et, ensuite, était capable de mettre en place une stratégie.
Cette métaphore a été récupérée par Jeff Bezos, le patron d’Amazon, en 2005, il y a presque 20 ans, quand, à un certain moment, il a voulu lancer une plateforme de type un peu spécial qui ne faisait pas de e-commerce de livres ou de chaussures, comme Amazon tout venant, mais qui faisait commerce de travail humain. Il a donc a appelé cette plateforme « Amazon Mechanical Turk » parce qu’il se disait, et ce sont vraiment ses propos, « c’est une manière de faire de la artificial artificial intelligence ».

France Charruyer : Cynique !

Antonio Casilli : Oui, cynique ! Il avait dit « c’est de la fausse intelligence artificielle » qu’on a, ensuite, appelée aussi « intelligence artificielle Potemkine », c’est une autre référence aux Russes de la même période que le Turc mécanique historique, bref, peu importe ! Ce qui veut dire qu’aujourd’hui et depuis désormais 20 ans, on crée des plateformes qui ont comme vocation le fait de mettre au travail, plutôt au micro-travail, des personnes qui sont appelées à réaliser des tâches très petites, je vous donne quelques exemples, qui consistent à retranscrire des textes, ou à traduire des bouts de textes.

France Charruyer : Ou à indexer.

Antonio Casilli : Oui. Je parle de textes, parce que, évidemment, ça évoque tout de suite ChatGPT et ChatGPT a été pré-entraîné grâce au travail de ces personnes-là qui, à longueur de journée, ont récupéré des grandes masses de données qui ont été collectées sur Internet, de manière plus ou moins légale par OpenAI, le producteur de ChatGPT. Il fallait, ensuite, améliorer ces données brutes, les enrichir et, pour enrichir ces données, il fallait non pas confier toute la masse de données à quelques experts très bien payés, ça aurait été non seulement très cher mais très long. On a donc choisi cette autre option qui consiste à prendre cette masse de données et filer un petit bout de cette masse de données à une personne et après un autre bout à une autre personne et, très vite, vous vous retrouvez avec des millions de personnes qui font ce travail.

France Charruyer : Peu qualifiées, invisibles.

Antonio Casilli : Comment les qualifier, c’est encore plus complexe. En plus, vous me posez la question en 2024, lorsqu’il y a une véritable discussion au niveau de la communauté des chercheurs sur la façon d’appeler ces personnes et c’est parfois une discussion très musclée.

France Charruyer : Sous-traitants, micro-travailleurs ?

Antonio Casilli : Commençons par la façon dont les entreprises parlent de ces personnes-là. D’abord, elles n’en parlent pas en tant que travailleurs. Si elles emploient le terme de crowdwork, elles insistent beaucoup sur le côté crowd, sur le côté « foule », plutôt que sur le côté work, sur le côté « travail ».
Après, effectivement, on peut parfois avoir des micro-travailleurs qui sont recrutés via des chaînes de sous-traitance, parfois assez classiques, surtout lorsqu’on a affaire à des pays à faible revenu. Nous travaillons beaucoup sur des pays comme Madagascar, en Afrique, Kenya récemment puisque, évidemment, c’était là où ChatGPT a été fait largement, Venezuela en Amérique latine, mais on a aussi le Bangladesh, les Philippines, encore une fois, ce n’est pas vraiment la Silicon Valley ! On ne s’imagine pas que l’intelligence artificielle est faite, à la main parfois, par des millions de personnes dans ces pays comme ceux-là. Et, dans ces pays-là, pour des questions qui sont parfois des questions de connectivité et même d’approvisionnement à un courant électrique : à Tananarive, la capitale de Madagascar, vous avez des décrochages assez fréquents ; au Venezuela, Caracas, San Cristóbal, ce sont des villes, même des villes importantes où vous avez de l’électricité, disons, 10 heures par jour. Dans ce contexte-là, il faut s’organiser pour pouvoir assurer ce travail, il faut s’organiser avec une bonne connectivité, des endroits dans lesquels ces personnes peuvent vraiment consacrer du temps à faire ce type de micro-tâche. Parfois, elles ne sont pas équipées chez elles, donc, il faut les inviter à se rendre à des endroits. Ça redevient donc un travail de bureau qui a un lieu mais qui, quand même, n’est pas encadré de la manière formelle qu’on souhaiterait.

France Charruyer : Il y a donc une précarisation, on parle aussi de précariat.

Antonio Casilli : On parle de précariat, certainement pour les pays européens. Pour les pays européens, ces personnes-là sont des personnes qui sont payées à la pièce, à la tâche. C’est pour cela qu’on parle non seulement de micro-tâches, mais qu’on utilise un terme que j’ai moi-même forgé et qui est très controversé, je l’admets, qui est donc le terme de micro-tâcherons.

France Charruyer : Ou les tâcherons du clic.

Antonio Casilli : Les tâcherons du clic ! C’est, effectivement, une manière d’insister beaucoup sur le fait que ce n’est pas un travail souhaitable. Si je le dis c’est parce que parfois, dans mon activité, j’ai affaire surtout aux plus jeunes qui m’écrivent des messages privés sur Twitter du type « j’ai vu ce que vous avez dit sur ça, c’est terrible, mais moi ça m’intéresse ! – Écoute, franchement, ce n’est pas vraiment le sens de ce que je dis. Je raconte ça pour mettre pour souligner le danger social, même pour toi, en tant que travailleur, d’aller faire un travail comme ça. ». Donc, insister sur le fait que ce n’est pas un travail souhaitable.

France Charruyer : Et qu’il faut peut-être qu’on parle de la transparence, puisqu’on parle souvent de soutenabilité, d’engagement, de RSE.

Antonio Casilli : Ça, c’est pour les entreprises.

France Charruyer : Oui, mais même les entreprises qui, aujourd’hui, vont avoir la plus forte capitalisation boursière sont celles qui vont produire beaucoup d’IA et celles qui, par vocation, par nécessité, vont faire appel à ces micro-travailleurs et qui vont souvent le taire. On nous en parle très peu. On est donc dans une forme d’illusion. Peut-être qu’il y a 20 ans, Bezos était ou cynique ou visionnaire. Quand on vous parle de Turc mécanique et, qu’en fait, c’est un canular, est-ce qu’on n’est pas face à un canular, aujourd’hui, lorsque l’on est en train de nous faire passer des IA génératives pour de la magie, qui vont tout nous faire, et, en fait, qu’elles ne font que recracher ce qu’on leur donne ?

12’ 35

Antonio Casilli : OK