Le monde numérique "Libre" peut-il être inclusif sans les femmes - Isabelle Collet

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Titre : Le monde numérique "Libre" peut-il être inclusif sans les femmes ?

Intervenante : Isabelle Collet

Lieu : Paris - Salon Open Source Experience 2022

Date : 9 novembre 2022

Durée : 53 min 57

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : à prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Description

L’informatique joue un rôle croissant dans l’évolution de nos sociétés, mais les femmes sont largement sous-représentées dans ces métiers depuis plusieurs décennies. Il n’y a bien sûr aucune fatalité ou prédestination à cette division sexuée des savoirs : dans les années 1980, l’informatique était un métier plutôt féminisé, du moins, pour un métier technique.
Si aujourd’hui les femmes occupent 30% des emplois dans les métiers du numérique, elles sont essentiellement dans les fonctions de support (tels que le marketing ou les ressources humaines). Dans les filières de pointe, comme l’intelligence artificielle ou la cybersécurité, elles sont moins de 15%.
Il est temps de changer de paradigme et de cesser de faire peser la responsabilité de cette discrimination sur les filles et les femmes qui ne sauraient pas s’orienter et qui n’oseraient pas aller en science. Les femmes ne s’autocensurent pas, elles subissent une censure sociale continuelle qui les détourne du numérique. Ce ne sont pas les femmes qui ont besoin de s’orienter vers « la Tech », mais le numérique qui a désespérément besoin de plus de mixité afin de nous inclure toutes et tous. C’est à l’école mais aussi dans les communautés de développement logiciel que ce défi devra être relevé.

Transcription

Bonjour à tous et à toutes.
Je suis ravie d’être avec vous aujourd’hui pour vous parler du Libre et des femmes dans le Libre. Ça m’a amenée à faire une rétrospective. Ça fait un moment que je travaille sur le sujet des femmes dans le numérique, ça fait en gros 20 ans. Comme je le dis souvent, au début, quand je travaillais là-dessus, c’était, en gros, dans une indifférence générale.

Debootstrap me

Et, en 2007, il s’est passé un truc dans le monde du Libre, Linux Magazine, janvier 2007, sort un calendrier dépliant avec une jeune femme en tenue érotique avec comme slogan « Debootstrap me ». Ça a un peu fait des vagues entre ceux qui disaient « je ne vois pas le problème, c’est mignon, la censure gnagnagna » et d’autres qui disaient « quand même ce n’est pas idée géniale ». Je suis allée faire de la spéléologie internet et je suis retombée là-dessus, qu’on peut toujours trouver en ligne.
Là je vous ai non pas mis le post de départ de quelqu’un qui disait qu’il n’était ni choqué ni dérangé, mais des réponses qu’il avait eues, pour vous dire qu’en 2007 il y a quand même deux/trois personnes qui trouvaient que c’était moyen, qui signalaient que Debootstrap me, au mieux ça veut dire « installe-toi en moi », au pire ça veut dire, je ne vais pas vous le dire, vous voyez ce que ça peut dire au pire. En tout cas, ce n’était pas contre l’image, le slogan était accessoirement très moyen. Suite à quoi ça a quand même perturbé le rédac-chef de Linux Magazine de l’époque, qui m’a commandé un article pour parler de ces questions-là. J’ai eu de longues discussions par mail pour lui expliquer pourquoi ce n’était pas une très bonne idée, ce que j’allais mettre dans mon article et pourquoi, si même lui se pensait vraiment respectueux des femmes, impeccable, toutes ces choses, c’était toujours très difficile à dire en première personne parce que c’est difficile de s’observer, ça ne voulait pas dire que le monde du Libre n’était pas toujours si clean en général, d’ailleurs il n’y avait qu’à lire les autres posts, pas ceux-là, ceux que je ne vous ai pas projetés, on voit qu’il y avait une marge de progression.

Néanmoins c’était en 2007. Vous connaissez mieux le monde du Libre que moi, à vous d’évaluer où on en est de cette progression et s’il y a encore une marge.

Je reviendrai au Libre tout à l’heure on va parler de l’informatique en général. On dit qu’il n’y a pas beaucoup de femmes en informatique, pas beaucoup ça veut dire combien ?
Ça, ce sont les chiffres pour l’Europe, 2016, je vous rassure, ou je vous angoisse, ce n’est pas périmé, bref !, ça n’a pas beaucoup changé. La moyenne européenne c’est 17 %. Le max, ça a l’air très haut, en fait personne ne passe 35 %, il faut une loupe pour les voir, il faut être lucide.

En France, les chiffres de 2019, là encore ça ne fait pas grand monde. Des fois, pour se rassurer, on dit 33 % de femmes dans le numérique. Oui ! Mais « dans le numérique », est-ce que ça veut dire dans les métiers techniques du numérique ? Eh bien non ! Quand on reprend cette rubrique-là plus serrée, dans les métiers techniques du numérique, on tombe à 16 %. Dans les écoles elles sont très peu, en France, mais également chez moi en Suisse. Franchement, les chiffres sont vraiment très bas et, sur cette toute petite base, les rares femmes qu’on arrive, d’une manière ou d’une autre, à engager, eh bien elles ne restent pas ! 50 % des femmes laissent tomber la tech avant 35 ans, comparé à 20 % des femmes dans d’autres boulots, et c’est deux fois plus fréquemment les femmes que les hommes qui laissent tomber.
Donc on a du mal à les attirer dans les formations et puis on a du mal à les maintenir dans le secteur. Bref ! Clairement on a un problème de mixité.

Et le libre ?

Et dans le Libre ?
Évidemment, dans un monde idéal, on pourrait fantasmer que dans le Libre c’est libre, tout le monde vient bienvenue, c’est ouvert. Oui, c’est ouvert. J’aime beaucoup cette phrase : « Une étude révèle que ces douze dernières années, la proportion des femmes dans la production de logiciels libres a augmenté régulièrement dans le monde entier pour atteindre environ… – c’était bien amené, il faut reconnaître – 10 % », pas de quoi s’emballer ! Et en termes de contribution c’est pire, c’est-à-dire que les femmes ne sont que 10 %, mais elles ne contribuent pas à hauteur de 10 %, un peu moins. En même temps un peu moins, quand on est sous 10 %, on va pinailler sur des tout petits chiffres.

Après cette phrase de lancement bien amenée, depuis le Covid-19, c’est pire. On a eu effectivement un lent, très lent progrès jusqu’en 2019 et là, Covid, et la tendance s’inverse. On a péniblement atteint 12 % au bout de 12 ans et on est revenu à l’état initial d’il y a 12 ans.

Ce qui s’est passé pendant le Covid 19 ? Eh bien ça [Vignette avec homme qui télétravaille seul, tranquille, ett femme qui télétravaille dans sa cuisine au milieu d’ustensiles divers et de jouets d’enfant, NdT]. Ce ne sont pas tant les femmes, ce sont surtout les mères et il y a aussi le fait qu’il y avait une espèce de mystification qui disait « oui, les hommes étant moins à la maison, c’est pour ça qu’ils partagent moins les tâches ménagères… », même quand ils sont autant à la maison, ils partagent moins les tâches ménagères. Qui a la pièce à part ? Qui travaille dans la cuisine ? « Papa a un <em<call, laisse-le tranquille ». Ce sont des remarques qui ont été entendues, documentées dans des interviews, dans des questionnaires multiples sur comment s’est passé le confinement pendant la pandémie. Ça se voit aussi par exemple dans les publications d’articles scientifiques : le nombre d’articles scientifiques publiés par les femmes pendant la pandémie s’est cassé la figure de façon assez impressionnante. Le confinement a aggravé les choses, ce n’est pas parce que tout le monde est à la maison que tout le monde a mis la main à la pâte sur la vie de la famille ; faire en sorte de mettre de l’huile dans les rouages, faire en sorte que personne n’explose, qu’on arrive à tenir, ça aussi c’est une charge mentale qui a pesé sur les femmes.

Pas d’égalité qui s’installerait « naturellement »

Il n’y a pas d’égalité qui va se mettre en place régulièrement naturellement.
Quand j’ai commencé à travailler, on m‘a beaucoup dit « l’égalité est en marche, c’est le temps d’une génération et voilà, on aura l’égalité. » Comme je vous disais, ça fait 20 ans que je travaille là-dessus, le temps d’une génération non, à l’évidence. De toute façon si on regarde un peu historiquement, manifestement l’égalité n’est pas en marche, en tout cas pas dans tous les domaines et pas de manière magique. La courbe rouge ce sont les computer sciences aux États-Unis, je vous montre les États-Unis, je pourrais vous montrer à peu près n’importe quel pays occidental. Au début, on va dire, les computer science étaient dans la course avec tout le monde et, au moment des années 80, plus du tout, ça décroche. Alors que la part des femmes augmente à peu près partout, eh bien dans le numérique, elle cesse d’augmenter et elle s’effondre, en pourcentage, pas en nombre, c’est-à-dire ? Quelle est la différence ? En fait, ce n’est pas qu’il y a moins de femmes qui y vont, c’est que les hommes y vont en masse, donc effectivement, en pourcentage ça s’effondre. Ce n’est pas une dé-féminisation du secteur, c'est une hyper-masculinisation du secteur ; ??? [8 min] ne fait pas tout à fait les mêmes réflexions, les mêmes constats ; c’était pour les États-Unis.

Ça ce sont les données de ma thèse un peu plus tard. En rouge les femmes diplômées des écoles d’ingénieur en France. Dans les années 70, très honnêtement, c’est un peu compliqué d’isoler l’informatique toute seule, c’est l’électronique, c’est du calcul numérique, le nom n’est pas stabilisé. Ensuite, en s’approchant des années 80, ce n’est pas toujours très clair non plus, ça s’est appelé STIC, Informatique ; il y a eu le passage où ça s’est appelé digital, science du numérique, nouvelles technologies ; on traque un peu les termes. Où est-ce qu’on fait des études informatiques ? Quoi qu’il en soit, la courbe rouge c’est la part des femmes dans les écoles d’ingénieur, notez bien qu’il n’y a pas de quoi s’emballer non plus. Si j’avais poursuivi jusqu’en 2020, j’aurais une asymptote vers les 30 %, mais on n’a toujours pas franchi les 30 %, on doit être à 29, vous voyez que la courbe se tasse. Par contre, en informatique c’est un peu retour à l’état initial : c’est-à-dire que dans les années 70 il n’y avait pas beaucoup et dans les années 2010, il n’y en a autant pas beaucoup.

Entre les deux il y a eu un moment mieux. J’explique pourquoi tout à l’heure. Imaginez par exemple qu’à l’INSA [Institut National des Sciences Appliquées] de Rennes, en 1979, il y avait 70 % de filles en informatique, le truc de fou, qu’on n’imagine pas. Dans les IUT il y avait un tiers, presque la moitié dans certain d’entre eux, certes dans l’informatique de gestion, oui mais aujourd’hui ils ont beau s’appeler informatique de gestion, on est en dessous de 10 %. Il y a donc eu une chute libre. On est bien d’accord : l’espèce femme n’a pas muté au cours des années au cours des années 80, ce n’est pas parce que soudain leur cerveau est devenu rose, on doit aller chercher les explications ailleurs.

Je trouve cet exemple-là très intéressant pour revenir un peu sur la question du Libre. Les aventures de la page Wikipédia de Marion Créhange. Marion Créhange est la première personne à avoir une thèse d’informatique en France, ce n’est pas rien ! Elle est décédée il y a peu de temps, 28 mars 2022, et on s’est aperçu qu’elle avait une page embryonnaire, non publiée sur Wikipédia, dans laquelle il y avait un commentaire qui disait « ce n’est pas très intéressant, c‘est juste une chercheuse en informatique ». Non ! Pas juste ! Et quand on lisait les débats, in fine, le fait qu’elle ait été quand même pionnière, d’une part, et que ses travaux aient été fort intéressants, d’autre part, eh bien quelques voix minoritaires, mais qui ont crié très fort, ont fini par limiter l’impact, l’intérêt pour cette page et, finalement, elle n’a pas été publiée. Au moment de son décès ça a fait un buzz Twitter qui a amené à parler en même temps de qui peut être sur Wikipédia, comment on référence les personnes, la page a été recréée immédiatement et soyons très clairs, il y a eu bien plus de personnes qui dont défendu, défendu énergiquement, et la page existe, mais ça montre le problème de l’autorégulation, en quelque sorte, qui, là, a fini par publier Marion Créhange mais qui, pendant très longtemps, a jugé que ce n’était pas une page très intéressante.

11’ 32

La bascule autour des années 1980

Je vous disais qu’il se passe quelque chose dans les années 80, quelque chose qui fait que des gens comme Marion Créhange font des études d’informatique à une époque où ce n’est pas connu du tout et où la place des femmes, à priori dans la société, est moins installée, moins présente dans l’entreprise qu’aujourd’hui. Alors que le quotidien des femmes, aujourd’hui, n’est plus celui des années 60/70, cela fait pourtant, paradoxalement, que dans l’informatique elles ne sont pas plus présentes.

Qu’est-ce qui se passe ?
Dans ces années-là, on a unearrivée massive des femmes dans le monde du travail et l’informatique en bénéficie comme tous les autres domaines, d’autant plus que, dans ces années-là, c’est une discipline peu reconnue, peu valoriser, identifiée comme un métier technique du tertiaire avec des filières dans les universités plus ou moins claires, en tout cas pas les meilleures. À l’époque il fallait maths pures, physique nucléaire, ça, ça ramassait ! Informatique ou calcul numériques, choses de ce genre, pas tellement.
Les femmes arrivent dans un domaine où il y a de la place, donc elles viennent prendre des places, c’est comme ça qu’on arrive à avoir 30/40 % de femmes dans un certain nombre de filières.

Années 80, le micro-ordinateur arrive simultanément dans les familles et en entreprise, pas le même, évidemment, mais vu de loin ça ressemble à la même machine. On ne va pas faire du tout la même chose avec, mais ce sont quand même des micro-ordinateurs qui arrivent simultanément dans ces deux lieux et, en même temps, une montée en prestige des métiers de l’informatique avec des discours institutionnels et politiques très forts : c‘est l’emploi assuré, la France doit entrer dans la 20e siècle avec sa jeunesse – comprendre ses jeunes hommes – formée à l’informatique, ce sont les métiers d’avenir, etc. Des filières d’informatique ouvrent dans les universités, les écoles d’ingénieur augmentent la taille de leurs filières, avant c’était 30 personnes, rapidement ça va être 130 personnes. Les salaires suivent, les carrières suivent et, dans le grand public, apparaît l’image du geek ou du nerd, qu’avant on ne connaissait pas, en tout ça qu’on ne nommait pas comme tel, mais qui était complètement disponible dans la science-fiction. Regardez par exemple le film Wargames, il n’y a pas meilleure explication des dynamiques et des fantasmes des années 80 sur l’informatique qu’en regardant le film Wargames, on a tout : on a l’informaticien qui s’engendre dans l’ordinateur parce qu’il a perdu son fils, on a le petit génie qui déclenche par mégarde la Deuxième Guerre mondiale, l’informaticien qui reprend la main et qui ramène la paix, les politiciens qui ne comprennent rien et qui font n’importe quoi. C’est magique, on a vraiment tout dans ce film, c’est du pain-béni pour sociologues du numérique.

Donc l’image du geek apparaît. Il semble incarner l’informaticien type, ainsi que la bonne manière de pratiquer l’informatique : les génies du code, les génies de la programmation et surtout ceux qui vont avoir la main sur la manière dont on va paramétrer le monde de demain. Des fantasmes de puissance et de pouvoir extraordinaires là-bas derrière. Et, en même temps, les micro-ordinateurs arrivent dans les foyers et ce sont d’abord les garçons qui sont équipés, pas tous, ça coûtait cher, en plus on avait du mal à expliquer aux parents ce que ça faisait – ça ne faisait pas grand-chose –, mais ce sont des garçons qui se retrouvent à bidouiller. C’était l’époque où on achetait des magazines avec des programmes, on les tapait, il y avait des bugs, il fallait qu’on les débogue. Comme on ne pouvait pas enregistrer, une fois qu’on avait fini de jouer, eh bien le programme n’était plus là, donc il fallait le retaper le lendemain ; on adorait ça !
Mais je comprends que ça puisse ne pas fasciner tout le monde et, en particulier, les filles qui étaient moins sollicitées pour aller voir et, quand elles allaient voir, elles étaient accueillies avec une certaine méfiance sauf si elles étaient la copine de..., de la part de garçons qui étaient adolescents et pour qui, de toute façon, les filles sont une source de méfiance et inversement.

Là se constitue une nouvelle image de l’informaticien, ce n’est plus personne qui travaille dans les administrations à faire des tâches administratives avec des machines, c’est cette image du geek. Et, comme les mêmes micro-ordinateurs arrivent en entreprise, il va y avoir une continuité des représentations entre je bidouille un ordinateur quand je suis ado et, plus tard, avec mes potes ados devenus adultes, je vais bidouiller en entreprise. On est d’accord que ce n’est pas la réalité. On s’oriente sur des représentations, surtout quand on est ado, mais aussi enseignant, parent, conseiller/conseillère d’orientation ; il faudrait connaître ces métiers, ce qui n’est pas évident, par contre on connaît la représentation !
Donc on passe de ceci [femmes et hpmmes l’informatique, NdT], la mode, les tenues, les coiffures, la mode de l’époque vous indique de quand datent ces pages de plaquettes publicitaires. On n’a pas mis des femmes exprès et ce ne sont pas non plus des secrétaires, c’est l’environnement normal de l’informatique des années 70 en grande entreprise, en grande administration, dans les banques, etc. C’est mixte.
Et après, années 80, mention spéciale à Apple : madame fait la vaisselle avec un sourire – le nombre de femmes qui sourient en faisant la vaisselle dans les pubs c’est magique ! Je ne sais pas si ça vous fait ça la vaisselle, moi pas – pendant que papa fait le budget familial. Franchement, vendre un Apple pour faire le budget familial, si ce n’est pas du foutage de gueule, je ne sais pas ! Mais j’en ai eu un, je ne peux pas jeter la pierre. Mais cette image de la famille américaine idéale, qui devient idéale avec l’arrivée de l’ordinateur ! J’en ai autant pour IBM avec son ordinateur portable à deux mains quand on a une belle cravate. On transforme la vision qu’on a de l’ordinateur dans les deux lieux et on imagine qu’il y a un pont entre les deux. C’est à ce moment-là que ça se masculinise, que les métiers se masculinisent considérablement, en Occident.
Si je vous emmène en Malaisie, ce n’est pas la même chose. Malaisie, serait-ce le pays cyber féministe que nous n’aurions pas encore découvert ? En fait c’est la question ironique que pose cet article écrit par deux Norvégiennes, quand elles découvrent, tant à Kuala Lumpur, qu’à Penang, que les étudiantes en informatique sont très nombreuses, les enseignantes les doyennes. Ce n’est pas du tout le paysage qu’on a Occident. Qu’est-ce qui se passe ? C’est là qu’on se rend compte qu’on reconnaît le sexe d’un métier au sexe des personnes qui l’exercent, qu’il n’y a pas de meilleure rationalité que ça. Ces personnes qui font de l’informatique en Malaisie, ces femmes, vous expliquent que l’informatique est un vrai métier de femme, déjà parce que c’est un métier du tertiaire, qui n’est ni dangereux ni salissant, la force physique n’est pas nécessaire et on peut l’exercer de chez soi loin de dangers du monde, à l’abri des hommes, en gardant des enfants ou des parents âgés ; c’est un vrai métier de femme !
Ce n’est pas faux. Je pense que vous n’auriez jamais décrit l’informatique comme ça, néanmoins ce n’est pas faux. Imaginez ! Je vais vous parler d’un métier dangereux, salissant, avec de fortes responsabilités, où on travaille la nuit et les week-ends, où on ne peut absolument pas télétravailler où il faut de la force physique, infirmier, ça marche, un vrai métier de mec !

C’est pour ça qu’une je vous dis qu’on reconnaît le sexe d’un métier au sexe des personnes qui l’exercent. Dans le soin infirmier je n’ai pas mis le soin aux autres et oui, dans l’informatique je n’ai pas mis la technique. En fait, ce sont ces éléments-là qui sont ultra-genrés et qui vous « flèchent », entre guillemets, le sexe du métier. Ce qui fait qu’en Malaisie, construction et représentation du métier construites sur d’autres représentations saillantes, eh bien non, elles ne voient pas pourquoi l’informatique serait un métier d’homme.
Je suis bien d’accord ce n’est pas avec ces arguments-là que je vais attirer les filles dans l’informatique, on se comprend bien, ne vous méprenez pas sur mon discours. C’est juste pour vous dire qu’aucune rationalité ne peut expliquer que c’est normal parce que… Non il n’y a aucune rationalité. Il n’y a pas de cerveaux roses et de cerveaux bleus.

Un argument qu’on entend souvent c’est « les femmes ne sont pas en informatique parce qu’elles s’autocensurent, elles s’auto-sélectionnent, elles n’osent pas », comprenez « c’est leur faute ». On m’a offert un mug, j’ai un mug sur mon bureau sur lequel est écrit « un chaton meurt chaque fois qu’on parle de l’autocensure des femmes ». D’où vient cette autocensure ? C’est vraiment magique !
Ça c’est le sol de ma pharmacie, quand je m’ennuie je prends des photos. Vous avez trois ans, vous apprenez à vous brosser les dents, eh bien vous avez des destinations, des avenirs pensés différemment : Pauline la coquine, Wilfred le bolide, Timéo le super héros, Paulette la starlette, Romy la chipie. Trois ans, il s’agit de se brosser les dents et votre destin est déjà tracé différemment !

Ceci est une photo prise sur mon lieu de vacances, on trouve des tonnes de trucs comme ça. Repenser au confinement : maman zone tendresse, ici c’est distribution de câlins, bisous obligatoires ; papa zone autorité, ne pas déranger, parce qu’il a un call !
Ça c’est ce que vous pouvez trouver dans une école aujourd’hui, pas au 18e siècle, les moments de la journée de la famille Martin, monsieur Martin, madame Martin ! Waouh ! Il fallait colorier ! Je ne vous l’explique pas, vous avez compris [Monsieur part a son bureau avec son cartable, madame reste à la maison exécute les tâches ménagères, NdT] . Et ça c’est la cerise sur le gâteau, c’est comment repeindre la science en rose : un, c’est idiot, on est d’accord ; deux, tant que vous avez la mappemonde avec des océans marron et des océans bleus elle est pour tout le monde ; dès que vous créez l’autre, la première devient pour garçons. Si vous créez une science plus mignonne, plus choupie, avec des licornes, avec des chatons roses tout ça pour attirer les filles, eh bien vous dites que vous faites une science spécifique, à la portée des filles, c’est pour ça que vous l’avez créée, et l’autre, la science pour tout le monde, devient la science pour garçons. Ça, c’est l’enfer pavè de bonnes intentions qui rencontre le marketing.

Donc les femmes s’autocensurent ! Je me demande d’où leur vient une idée pareille, surtout que ce n’est pas fini.

Je l’ai remise à jour. D’ailleurs il y a des images d’Halloween, ce qui prouve que je l’ai remise à jour récemment. Vous tapez « écolier »  ou « écolière »  sur Google, on ne vous sort pas la même chose, du tout !
Je suis en science de l’éducation, pour moi une écolière c’est une petite fille qui va à l’école, visiblement ce n’est pas un avis partagé par tout le monde. Mais que pense une écolière quand elle se regarde dans le miroir d’Internet et qu’elle tape ce qui la représente ? Après, on dira que les crop tops à l’école c’est pénible ! D’où vont-elles tirer une idée pareille ? Je ne sais pas.

Menace du stéréotype

Un peu de sérieux maintenant. Comment fonctionne la menace du stéréotype ?
Ces travaux qui ont été faits par Christine Morin-Messabel, ???, Isabelle Régner, qu’on fait assez facilement : vous proposez cette figure-là, vous dites à des élèves de fin de primaire « on va faire un test de géométrie, il faut recopier la figure » ou « il faut faire un jeu de dessin, il faut recopier la figure » . Même tâche, habillages différents. Test de géométrie c’est important ; jeu de dessin ce n’est pas important. Tout le monde sait – je n’ai pas dit que tout le monde était d’accord – que normalement on suppose que les garçons sont meilleurs en maths que les filles. Donc voilà ce qu’on a, l’échelle n’est pas à zéro, mais l’écart est significatif : les filles qui pensent faire de la géométrie réussissent moins bien que les filles qui pensent faire du dessin et, accessoirement, elles réussissent moins bien en géométrie que les garçons qui pensent faire de la géométrie, et c’est l’inverse en dessin. Là où c’est le plus sensible c’est entre les filles elles-mêmes, entre une fille qui pense faire de la géométrie et une fille qui pense faire du dessin, elle réussit moins bien, parce qu’elle est menacée par l’image qu’a la géométrie.

Vous allez me dire « et si les filles sont convaincues qu’il n’y a pas de bosse de maths. Si les filles sont convaincues que le problème n’est pas là ». Si vous demandez préalablement à ces enfants « est-ce qu’ils pensent et est-ce qu’elles pensent que les garçons seraient plus doués en mathématiques naturellement, que les filles s’en sortent moins bien, que la bosse des maths existe et qu’elle est dans la tête des garçons », en fait ça ne change rien. C’est-à-dire que même si les filles sont absolument convaincues et persuadées que ce ne sont que des représentations, que ce n’est fondé en rien, elles sont menacées de la même manière par les stéréotypes. C’est-à-dire que savoir que la société autour de vous pense que votre groupe social va échouer, vous menace, même si vous savez que c’est faux.
Donc, il ne suffit pas d’aller déconstruire stéréotypes pour dire que c’est pour de faux, ça ne marche pas, ça n’existe pas, vous pouvez en être convaincue, tant que la société vous regarde en disant « quand même, les filles ont un cerveau rose », eh bien vous êtes menacée et çs vous empêche de performer.

Maintenant on prend les mêmes, ils sont plus grands, ils sont en études de maths, on les met dans une IRM [Imagerie par résonance magnétique], on leur fait résoudre des équations de tête. Et puis, à un moment donné, alors que les résultats entre hommes et femmes sont les mêmes, on va dire « sur l’équation suivante il y a une différence entre les garçons et les filles », une différence. On n’a pas dit qu’ils réussissaient mieux, ça ne sert à rien, tout le monde connaît le stéréotype. Qu’est-ce qu’on constate ? Premièrement, on constate que la zone du cerveau qui gère l’inhibition des émotions, en particulier des émotions négatives, s’allume dans le cerveau des filles. Et, pendant qu’elles essaient de ne pas ressentir ce qu’on est en train de suggérer, eh bien elles ne font pas de maths, si bien qu’elles réussissent moins bien que les garçons sur ces équations qui ont été tirées au hasard, évidemment.

Autocensure ? Ou censure sociale

L’autocensure. C’est-à-dire qu’à partir de la naissance des activités scientifiques centrées sur des préoccupations socialement masculines, des contenus stéréotypés, un manque de modèles d’identification et après ça continue : des procédés d’évaluation avec des biais de genre, du sexisme, du harcèlement, une pression des pairs, un conformisme, vous empilez tout ça, eh bien à la fin, il y a une perte de confiance en soi, un faible sentiment d’efficacité, un sentiment d’illégitimité. Alors franchement, ce n’est pas de l’autocensure, c’est une censure sociale. Une censure sociale qui, in fine, fait que les femmes ont des doutes et, à la limite, c’est une preuve de santé mentale une fois qu’on a décliné tout ça.

Oui, bien sûr elles ont des doutes. Est-ce qu’elles sont vraiment capables ? Est-ce qu’elles vont arriver à prendre place ? Est-ce qu’on va les laisser faire ? Est-ce que ça vaut le coup qu’elles investissent tant d’énergie après tout ça ? Est-ce qu’on peut vraiment dire que c’est de l’autocensure ?

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