Le monde numérique "Libre" peut-il être inclusif sans les femmes - Isabelle Collet

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Titre : Le monde numérique "Libre" peut-il être inclusif sans les femmes ?

Intervenante : Isabelle Collet

Lieu : Paris - Salon Open Source Experience 2022

Date : 9 novembre 2022

Durée : 53 min 57

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : à prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcrit MO

Description

L’informatique joue un rôle croissant dans l’évolution de nos sociétés, mais les femmes sont largement sous-représentées dans ces métiers depuis plusieurs décennies. Il n’y a bien sûr aucune fatalité ou prédestination à cette division sexuée des savoirs : dans les années 1980, l’informatique était un métier plutôt féminisé, du moins, pour un métier technique.
Si aujourd’hui les femmes occupent 30% des emplois dans les métiers du numérique, elles sont essentiellement dans les fonctions de support (tels que le marketing ou les ressources humaines). Dans les filières de pointe, comme l’intelligence artificielle ou la cybersécurité, elles sont moins de 15%.
Il est temps de changer de paradigme et de cesser de faire peser la responsabilité de cette discrimination sur les filles et les femmes qui ne sauraient pas s’orienter et qui n’oseraient pas aller en science. Les femmes ne s’autocensurent pas, elles subissent une censure sociale continuelle qui les détourne du numérique. Ce ne sont pas les femmes qui ont besoin de s’orienter vers « la Tech », mais le numérique qui a désespérément besoin de plus de mixité afin de nous inclure toutes et tous. C’est à l’école mais aussi dans les communautés de développement logiciel que ce défi devra être relevé.

Transcription

Bonjour à tous et à toutes.
Je suis ravie d’être avec vous aujourd’hui pour vous parler du Libre et des femmes dans le Libre. Ça m’a amenée à faire une rétrospective. Ça fait un moment que je travaille sur le sujet des femmes dans le numérique, ça fait en gros 20 ans. Comme je le dis souvent, au début, quand je travaillais là-dessus, c’était, en gros, dans une indifférence générale.

Debootstrap me

Et, en 2007, il s’est passé un truc dans le monde du Libre, Linux Magazine, janvier 2007, sort un calendrier dépliant avec une jeune femme en tenue érotique avec comme slogan « Debootstrap me ». Ça a un peu fait des vagues entre ceux qui disaient « je ne vois pas le problème, c’est mignon, la censure gnagnagna » et d’autres qui disaient « quand même ce n’est pas idée géniale ». Je suis allée faire de la spéléologie internet et je suis retombée là-dessus, qu’on peut toujours trouver en ligne.
Là je vous ai non pas mis le post de départ de quelqu’un qui disait qu’il n’était ni choqué ni dérangé, mais des réponses qu’il avait eues, pour vous dire qu’en 2007 il y a quand même deux/trois personnes qui trouvaient que c’était moyen, qui signalaient que Debootstrap me, au mieux ça veut dire « installe-toi en moi », au pire ça veut dire, je ne vais pas vous le dire, vous voyez ce que ça peut dire au pire. En tout cas, ce n’était pas contre l’image, le slogan était accessoirement très moyen. Suite à quoi ça a quand même perturbé le rédac-chef de Linux Magazine de l’époque, qui m’a commandé un article pour parler de ces questions-là. J’ai eu de longues discussions par mail pour lui expliquer pourquoi ce n’était pas une très bonne idée, ce que j’allais mettre dans mon article et pourquoi, si même lui se pensait vraiment respectueux des femmes, impeccable, toutes ces choses, c’était toujours très difficile à dire en première personne parce que c’est difficile de s’observer, ça ne voulait pas dire que le monde du Libre n’était pas toujours si clean en général, d’ailleurs il n’y avait qu’à lire les autres posts, pas ceux-là, ceux que je ne vous ai pas projetés, on voit qu’il y avait une marge de progression.

Néanmoins c’était en 2007. Vous connaissez mieux le monde du Libre que moi, à vous d’évaluer où on en est de cette progression et s’il y a encore une marge.

Je reviendrai au Libre tout à l’heure on va parler de l’informatique en général. On dit qu’il n’y a pas beaucoup de femmes en informatique, pas beaucoup ça veut dire combien ?
Ça, ce sont les chiffres pour l’Europe, 2016, je vous rassure, ou je vous angoisse, ce n’est pas périmé, bref !, ça n’a pas beaucoup changé. La moyenne européenne c’est 17 %. Le max, ça a l’air très haut, en fait personne ne passe 35 %, il faut une loupe pour les voir, il faut être lucide.

En France, les chiffres de 2019, là encore ça ne fait pas grand monde. Des fois, pour se rassurer, on dit 33 % de femmes dans le numérique. Oui ! Mais « dans le numérique », est-ce que ça veut dire dans les métiers techniques du numérique ? Eh bien non ! Quand on reprend cette rubrique-là plus serrée, dans les métiers techniques du numérique, on tombe à 16 %. Dans les écoles elles sont très peu, en France, mais également chez moi en Suisse. Franchement, les chiffres sont vraiment très bas et, sur cette toute petite base, les rares femmes qu’on arrive, d’une manière ou d’une autre, à engager, eh bien elles ne restent pas ! 50 % des femmes laissent tomber la tech avant 35 ans, comparé à 20 % des femmes dans d’autres boulots, et c’est deux fois plus fréquemment les femmes que les hommes qui laissent tomber.
Donc on a du mal à les attirer dans les formations et puis on a du mal à les maintenir dans le secteur. Bref ! Clairement on a un problème de mixité.

Et le libre ?

Et dans le Libre ?
Évidemment, dans un monde idéal, on pourrait fantasmer que dans le Libre c’est libre, tout le monde vient bienvenue, c’est ouvert. Oui, c’est ouvert. J’aime beaucoup cette phrase : « Une étude révèle que ces douze dernières années, la proportion des femmes dans la production de logiciels libres a augmenté régulièrement dans le monde entier pour atteindre environ… – c’était bien amené, il faut reconnaître – 10 % », pas de quoi s’emballer ! Et en termes de contribution c’est pire, c’est-à-dire que les femmes ne sont que 10 %, mais elles ne contribuent pas à hauteur de 10 %, un peu moins. En même temps un peu moins, quand on est sous 10 %, on va pinailler sur des tout petits chiffres.

Après cette phrase de lancement bien amenée, depuis le Covid-19, c’est pire. On a eu effectivement un lent, très lent progrès jusqu’en 2019 et là, Covid, et la tendance s’inverse. On a péniblement atteint 12 % au bout de 12 ans et on est revenu à l’état initial d’il y a 12 ans.

Ce qui s’est passé pendant le Covid 19 ? Eh bien ça [Vignette avec homme qui télétravaille seul, tranquille, ett femme qui télétravaille dans sa cuisine au milieu d’ustensiles divers et de jouets d’enfant, NdT]. Ce ne sont pas tant les femmes, ce sont surtout les mères et il y a aussi le fait qu’il y avait une espèce de mystification qui disait « oui, les hommes étant moins à la maison, c’est pour ça qu’ils partagent moins les tâches ménagères… », même quand ils sont autant à la maison, ils partagent moins les tâches ménagères. Qui a la pièce à part ? Qui travaille dans la cuisine ? « Papa a un <em<call, laisse-le tranquille ». Ce sont des remarques qui ont été entendues, documentées dans des interviews, dans des questionnaires multiples sur comment s’est passé le confinement pendant la pandémie. Ça se voit aussi par exemple dans les publications d’articles scientifiques : le nombre d’articles scientifiques publiés par les femmes pendant la pandémie s’est cassé la figure de façon assez impressionnante. Le confinement a aggravé les choses, ce n’est pas parce que tout le monde est à la maison que tout le monde a mis la main à la pâte sur la vie de la famille ; faire en sorte de mettre de l’huile dans les rouages, faire en sorte que personne n’explose, qu’on arrive à tenir, ça aussi c’est une charge mentale qui a pesé sur les femmes.

Pas d’égalité qui s’installerait « naturellement »

Il n’y a pas d’égalité qui va se mettre en place régulièrement naturellement.
Quand j’ai commencé à travailler, on m‘a beaucoup dit « l’égalité est en marche, c’est le temps d’une génération et voilà, on aura l’égalité. » Comme je vous disais, ça fait 20 ans que je travaille là-dessus, le temps d’une génération non, à l’évidence. De toute façon si on regarde un peu historiquement, manifestement l’égalité n’est pas en marche, en tout cas pas dans tous les domaines et pas de manière magique. La courbe rouge ce sont les computer sciences aux États-Unis, je vous montre les États-Unis, je pourrais vous montrer à peu près n’importe quel pays occidental. Au début, on va dire, les computer science étaient dans la course avec tout le monde et, au moment des années 80, plus du tout, ça décroche. Alors que la part des femmes augmente à peu près partout, eh bien dans le numérique, elle cesse d’augmenter et elle s’effondre, en pourcentage, pas en nombre, c’est-à-dire ? Quelle est la différence ? En fait, ce n’est pas qu’il y a moins de femmes qui y vont, c’est que les hommes y vont en masse, donc effectivement, en pourcentage ça s’effondre. Ce n’est pas une dé-féminisation du secteur, c'est une hyper-masculinisation du secteur ; ??? [8 min] ne fait pas tout à fait les mêmes réflexions, les mêmes constats ; c’était pour les États-Unis.

Ça ce sont les données de ma thèse un peu plus tard. En rouge les femmes diplômées des écoles d’ingénieur en France. Dans les années 70, très honnêtement, c’est un peu compliqué d’isoler l’informatique toute seule, c’est l’électronique, c’est du calcul numérique, le nom n’est pas stabilisé. Ensuite, en s’approchant des années 80, ce n’est pas toujours très clair non plus, ça s’est appelé STIC, Informatique ; il y a eu le passage où ça s’est appelé digital, science du numérique, nouvelles technologies ; on traque un peu les termes. Où est-ce qu’on fait des études informatiques ? Quoi qu’il en soit, la courbe rouge c’est la part des femmes dans les écoles d’ingénieur, notez bien qu’il n’y a pas de quoi s’emballer non plus. Si j’avais poursuivi jusqu’en 2020, j’aurais une asymptote vers les 30 %, mais on n’a toujours pas franchi les 30 %, on doit être à 29, vous voyez que la courbe se tasse. Par contre, en informatique c’est un peu retour à l’état initial : c’est-à-dire que dans les années 70 il n’y avait pas beaucoup et dans les années 2010, il n’y en a autant pas beaucoup.

Entre les deux il y a eu un moment mieux. J’explique pourquoi tout à l’heure. Imaginez par exemple qu’à l’INSA [Institut National des Sciences Appliquées] de Rennes, en 1979, il y avait 70 % de filles en informatique, le truc de fou, qu’on n’imagine pas. Dans les IUT il y avait un tiers, presque la moitié dans certain d’entre eux, certes dans l’informatique de gestion, oui mais aujourd’hui ils ont beau s’appeler informatique de gestion, on est en dessous de 10 %. Il y a donc eu une chute libre. On est bien d’accord : l’espèce femme n’a pas muté au cours des années au cours des années 80, ce n’est pas parce que soudain leur cerveau est devenu rose, on doit aller chercher les explications ailleurs.

Je trouve cet exemple-là très intéressant pour revenir un peu sur la question du Libre. Les aventures de la page Wikipédia de Marion Créhange. Marion Créhange est la première personne à avoir une thèse d’informatique en France, ce n’est pas rien ! Elle est décédée il y a peu de temps, 28 mars 2022, et on s’est aperçu qu’elle avait une page embryonnaire, non publiée sur Wikipédia, dans laquelle il y avait un commentaire qui disait « ce n’est pas très intéressant, c‘est juste une chercheuse en informatique ». Non ! Pas juste ! Et quand on lisait les débats, in fine, le fait qu’elle ait été quand même pionnière, d’une part, et que ses travaux aient été fort intéressants, d’autre part, eh bien quelques voix minoritaires, mais qui ont crié très fort, ont fini par limiter l’impact, l’intérêt pour cette page et, finalement, elle n’a pas été publiée. Au moment de son décès ça a fait un buzz Twitter qui a amené à parler en même temps de qui peut être sur Wikipédia, comment on référence les personnes, la page a été recréée immédiatement et soyons très clairs, il y a eu bien plus de personnes qui dont défendu, défendu énergiquement, et la page existe, mais ça montre le problème de l’autorégulation, en quelque sorte, qui, là, a fini par publier Marion Créhance mais qui, pendant très longtemps, a jugé que ce n’était pas une page très intéressante.

11’ 32

La bascule autour des années 1980