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'''Titre :''' Justice Sociale : le numérique à la barre
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Publié [https://www.librealire.org/justice-sociale-le-numerique-a-la-barre-mathilde-saliou ici] - Septembre 2023
 
 
'''Intervenant·e·s :''' Mathilde Saliou - Emmanuel Goffi - Louis de Diesbach - Cyrille Chaudoit - Mick Levy - Thibaut le Masne
 
 
 
'''Lieu :''' Émission <em>Trench Tech</em>
 
 
 
'''Date :''' 18 mai 2023
 
 
 
'''Durée :''' 1 h 05 min
 
 
 
'''[https://audio.ausha.co/owepaf320vQr.mp3 Podcast]'''
 
 
 
'''[https://trench-tech.fr/podcast/episode/mathilde-saliou-justice-sociale-le-numerique-a-la-barre/ Page de présentation du podcast]'''
 
 
 
'''Licence de la transcription :''' [http://www.gnu.org/licenses/licenses.html#VerbatimCopying Verbatim]
 
 
 
'''Illustration :''' À prévoir
 
 
 
'''NB :''' <em>transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.<br/>
 
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.</em>
 
 
 
==Transcription==
 
 
 
<b>Diverses voix off : </b>Tiens, ils sont pas mignons les deux groupes de seniors ? On parle de fracture sans arrêt, on parle des couches sociales, de l’âge, etc. Ils ne sont pas tous équipés. Il n’y a pas qu’un problème d’équipement. Les deux là passent un vrai un déjeuner ensemble, ils se parlent.<br/>
 
Il n’y a pas de téléphone.<br/>
 
Je propose qu’on interroge nos invités en mode avion, on laisse tous les téléphones en dehors.<br/>
 
C’est ça, on pourrait essayer.<br/>
 
Ça se tente !<br/>
 
On rigole, mais l’injustice sociale liée au numérique est quand même bien plus grave que ça.<br/>
 
Ce n’est pas qu’une question d’avoir un smartphone, de l’utiliser ou pas. On va voir que ça crée de vraies inégalités.<br/>
 
Ça sera l’occasion d’échanger avec Mathilde. Quand on l’avait eue en préparation ce qu’elle nous disait était quand même assez impressionnant. Elle ne va pas regarder que les inégalités homme-femme, elle va regarder les inégalités un peu partout.<br/>
 
Les inégalités sociales.<br/>
 
C’est aussi ça qui est important. On a souvent tendance à cliver et là…
 
 
 
<b>Anne Gruwez, voix off : </b>Je n’en ai peut-être pas l’air, j’ai suivi d es cours de self-défense et je suis parfaitement capable de vous plaquer toute seule au sol. Si vous souhaitez une démonstration, je le fais immédiatement, sauf que vous allez vous retrouver d’abord assommé, parce que je vais d’abord vous assommer, ensuite vous plaquer au sol.
 
 
 
<b>Voix off : </b><em>Trench Tech</em>. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Bonjour. Quel plaisir de vous retrouver pour un nouvel épisode de Trench Tech. C’est Mick au micro, accompagné de mes deux acolytes, Cyrille et Thibaut.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Salut Mick.
 
 
 
<b>Thibaut le Masne : </b>Salut.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Vous voulez exercer votre esprit critique pour une tech éthique, vous êtes au bon endroit. Trench tech c’est le talk-show qui décortique les impacts de la tech sur notre société. Et c’est important, car il semble que plus l’empreinte du numérique est forte sur la société, plus les inégalités se creusent ; que plus le numérique s’étend, plus les minorités sont marginalisées ; que plus le numérique gagne du terrain, plus certaines personnes sont fragilisées. Et les coupables sont déjà tout désignés : les réseaux sociaux qui ont plus intérêt à véhiculer la haine que l’amour au nom de l’économie de l’attention ; les algorithmes entraînés avec des données pleines de biais qui amplifient la non-représentativité des populations minoritaires ; les smartphones et leurs applications addictives qui nous piègent dans des bulles algorithmiques infernales. Mais derrière la rhétorique technologique il y a des personnes qui souffrent et des populations qui se retrouvent isolées et tout cela, généralement dans un silence assourdissant. Car, dans le numérique, on n’a pas une Anne Gruwez, la juge super héros qu’on entend dans l’extrait de l’édifiant film-reportage <em>Ni juge, ni soumise </em>. On n’a pas Anne Gruwez, mais on a Mathilde Saliou, notre invitée du jour. Avec elle, nous allons voir pourquoi la tech semble être l’un des principaux supports d’une injustice sociale grandissante et surtout comment sortir de cette mécanique. Comme d’habitude vous retrouverez aussi deux chroniques pour s’inspirer, la Philo Tech d’Emmanuel Goffi, ainsi qu’une toute nouvelle chronique, on vous garde la surprise.<br/>
 
Il est maintenant grand temps d’accueillir notre invitée. Bonjour Mathilde.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Bonjour.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Mathilde, nous pouvons nous tutoyer ?
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Bien sûr.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Génial. Faisons les présentations pour nos auditeurs. Mathilde, tu es journaliste spécialiste dans le numérique, diplômée de Sciences Po Paris. À ce titre, tu travailles pour <em>Next INpact</em> et tu interviens pour de nombreuses autres rédactions telles que <em>RFI</em>, <em>The Guardian</em>, <em>Numerama</em> ou encore <em>Usbek & Rica</em> pour n’en citer que quelques-unes. Tu as aussi été secrétaire générale de l’association Prenons la Une qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias et pour l’égalité dans les rédactions. Enfin, tu es l’autrice de <em>Technoféminisme – Comment le numérique aggrave les inégalités</em> qui est paru cette année aux éditions Grasset. On voit donc que ton combat c’est celui de l’égalité et de la justice sociale. On va voir ensemble comment il se traduit dans le numérique.<br/>
 
On passe tout de suite à notre première séquence : numérique partout, justice sociale nulle part.
 
 
 
<b>Voix off : </b><em>Trench Tech</em>. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
 
 
 
==Numérique partout, justice sociale nulle part==
 
 
 
<b>Thibaut le Masne : </b>Comme le disait Mick en intro, à mesure que le numérique se déploie dans toutes les strates de notre vie quotidienne, les inégalités semblent se creuser. Numérique partout, justice nulle part, justice sociale nulle part. Peux-tu nous dire, Mathilde ce qu’est, pour toi, cette injustice sociale et surtout comment est-ce que tu l’as défini ?
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Comme vous l’avez dit, j’ai pas mal travaillé sur les questions d’inégalités femme/homme à la base de mon métier, dans le monde des médias, dans le monde journalistique. En fait, je me suis rendu compte à la faveur de mouvements comme #MeToo, par exemple, ou comme Black Lives Matter qui a commencé dès 2016, que c’étaient des questions de toute manière beaucoup plus larges, qui touchaient la société dans son entier, sauf que moi, dans mon travail, je traitais en particulier du monde numérique. Je me suis donc demandé si que je ne pourrais pas prendre les lunettes d’analyse qui sont adoptées par ce type de mouvement pour aller regarder ce qui se passe du côté de la tech et ce qu’on trouve quand on se penche sur les questions de justice sociale, quand on enquête sur cet univers-là.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Du coup, quels sont les problèmes d’injustice sociale que tu as pu détecter du fait du numérique, notamment. Est-ce que tu as quelques exemples concrets à nous communiquer ?
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Oui. J’en ai trouvé dans plusieurs strates, si je puis dire.<br/>
 
La première c’était dans l’industrie elle-même. Quand on regarde les chiffres, il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes, par exemple, si on prend juste cette inégalité-là : il y a souvent trois hommes pour une femme dans l’industrie dans la tech. Sauf que quand on regarde dans le détail, beaucoup de ces 25 % de femmes présentes travaillent dans les fonctions de support, par exemple RH, communication, etc., mais dans les faits, ceux qui construisent les outils que nous utilisons au quotidien, c‘est encore plus que trois quarts d’hommes.<br/>
 
Après, sur la strate du dessus, les produits qu’ils construisent par exemple, je me suis rendu compte que l’industrie de la tech, même si elle se dit souvent plus neutre, plus impartiale peut-être que le jugement humain parce que construite à partir de l’informatique, à partir des mathématiques, en fait dans ces produits aussi elle embarque plein de biais. Un exemple, il y a des exemples de toutes sortes : les algorithmes publicitaires. On s’est rendu que sur Facebook ou sur Linkedin en particulier, les publicités d’offres d’emploi qui sont diffusées aux gens ne sont pas exactement les mêmes aux hommes qu’aux femmes. Quand on creuse, de la même manière que dans la société hors-ligne, les hommes ont plus facilement accès aux postes les plus rémunérateurs et aux postes avec le plus des responsabilités, en fait Linkedin renforçait pendant un temps cette question-là en poussant les offres de jobs les plus rémunérateurs ou avec les plus de responsabilités aux hommes et en ne montrant pas, du moins pas autant, aux femmes. C’est un problème de techno, si je puis dire.<br/>
 
Dernière strate qui me semble assez importante, que je détaille un peu dans mon livre, c’est la strate de nos usages à nous autres citoyens, quelles que soient nos connaissances en tech, par exemple sur les réseaux sociaux qui sont devenus part intégrale de notre espace public en fait, sur lesquels on a plein de débats, on se rend compte qu’il y a énormément de violence qui touche tout le monde. Ça fait plusieurs années qu’on parle des questions de violence, de haine, de fausses informations, etc. Encore une fois, j’ai commencé à travailler sur la question d’abord en tant que journaliste parce que c’est un problème qui touche pas mal les journalistes comme d’autres professions publiques – si vous êtes politique, activiste, célébrité, vous avez plus de chances de vous prendre de la cyberviolence que d’autres types de professions. En fait, les chiffres montrent là encore que les hommes se prennent de la violence, mais les femmes en prennent une encore plus vicieuse, si je puis dire, encore plus énervée si je prends l’exemple des journalistes : des collègues masculins peuvent se faire agresser sur la qualité de leur article ou sur le fait que leur média serait prétendument vendu à je ne sais pas quelle force politique et économique, les femmes vont se prendre le même type d’insulte et, en plus, on va les menacer de viol. C’est une chose qu’on retrouve dans tous les domaines. Quand les streameuses se font insulter c’est pareil, il y a cette dimension sur leurs corps, des réflexions sur la sexualité qu’on trouve moins quand ce sont les hommes qui se font agresser.<br/>
 
J’ai beaucoup pris l’angle femmes/hommes, déjà parce que les femmes, même si nous sommes plus souvent traitées comme une minorité, nous sommes quand même 50 % de la population en France.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Les femmes, c’est finalement la plus grande minorité en France.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>En fait, comme le disent pas mal de mouvements que la justice sociale là dans les dernières années, il y a une dimension qu’on peut qualifier de ??? . En gros, si on prend tous les autres types d’inégalités qui sont souvent explorés dans les sciences sociales par exemple, inégalités de classe sociale, inégalités d’origine, en fonction de la sexualité, tout cela, eh bien on retrouve les mêmes dimensions de violence accrue pour les minorités raciales, et tout ça.
 
 
 
<b>Thibaut le Masne : </b>On va revenir à ces diversités des inégalités. J’aimerais qu’on revienne simplement quelques secondes peut-être sur ce phénomène du cyberharcèlement parce qu’il est extrêmement répandu, de plus en plus, d’ailleurs des travaux sont eux aussi de plus en plus répandus et il y a aussi des mesures qui sont prises à l’échelle gouvernementale.<br/>
 
Est-ce que tu peux nous caractériser un tout petit peu plus ce cyberharcèlement, tu nous en a déjà dit deux ou trois mots. Il prend aussi, parfois, de plus en plus, la forme de <em>deepfake</em>. Tu parlais de la problématique de la sexualité qui est souvent utilisée du comme effet de levier. Est-ce que tu peux nous donner des exemples et nous raconter comment, aujourd’hui, on essaye de lutter contre ce cyberharcèlement qui touche, on le rappelle, davantage les femmes.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Le cyberharcèlement peut prendre toutes sortes de formes. Quand on prend l’angle égalité femmes/hommes, celui dont je parle le plus souvent, celui que je viens d’évoquer, celui dans l’espace public si je peux dire, mais il faut bien voir que c’est aussi devenu, par exemple, un vecteur de violence conjugale.<br/>
 
Selon le centre ???, dans neuf cas de violence conjugales sur dix, il y a une composante numérique à la ???. Par exemple le conjoint violent, parce que ce sont principalement des hommes qui sont violents envers les femmes, va soit harceler la personne en lui envoyant des textos et des messages sur tous ses réseaux sociaux en permanence pour savoir où elle est, soit récupérer ses identifiant et mot de passe pour aller l’espionner sur ses comptes sociaux, soit faire la même chose sur des comptes bancaires ou des choses comme ça, ce qui permet à l’agresseur d’accroître son emprise économique. Ça peut aussi être ça.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Tu ne vois pas nos têtes à tous les trois. Je n’avais jamais entendu parler d’une telle violence ! Incroyable ! 90 %.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>La statistique est impressionnante.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>La modalité est impressionnante aussi.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>La modalité est impressionnante. Je m’attendais à ce que tu nous parles de <em>revenge porn</em>, je te clashe, manifestement la première façon d’être violent vis-à-vis de l’autre c’est relativement, entre guillemets, « basique », c’est quand même d’une violence extraordinaire.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Exactement de la même manière que quand on parle du cyberharcèlement à l’école, la violence que rajoute l’ère numérique c’est qu’on ne peut plus jamais s’en échapper. À la base, quand on a parlé du cyberharcèlement la première fois en France c’était dans le milieu scolaire et la manière dont on essayait, dont on essaie encore, de sensibiliser les gens, c’est de montrer à quel point déjà le harcèlement scolaire ce n’est pas cool, mais le cyberharcèlement ne s’arrête jamais, même quand l’enfant rentrer chez lui, il n’a aucune manière de mettre la violence sur « pause ». Dans le cas de ??? c’est pareil, ça rajoute une espèce de dimension, ça ne s’arrête jamais.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Désolé, par notre intervention on t’a coupée, les autres modalités du coup ?
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Les autres modalités de cyberviolence ?<br/>
 
Comme tu le disais, il y a des cas de <em>deepfake</em>, il y a toute la dimension spécifiquement sexuelle. Ça peut toucher à peu près n’importe qui. J’ai fait une grosse enquête sur le sujet avec une collègue qui s’appelle Ingrid ???, on se rend compte que dans les milieux scolaires, justement, ce qu’on appelle le <em>revenge porn</em>, qui est un peu un abus de langage parce que dedans il y a la notion de « revanche », alors que c’est pas parce que vous étiez dans une relation et vous ne voulez plus y être qu’il devrait y avoir revanche.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Ça cautionne presque le sujet, alors que ça n’a rien d’une revanche.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>C’est ça, et même le côté pornographie, il y a des victimes qui n’aiment pas ça du tout qu’on appelle ça <em>revenge porn</em>, parce que ce qui se passe en fait, c’est que leur corps, des photos d’elles nues se retrouvent dans des groupes de conversations  avec des centaines de milliers de personnes parfois. La pornographie faite de façon consentie existe, pour elles, qu’on dise en plus que c’est de la pornographie, ç’est parfois une violence supplémentaire.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>C‘est un problème de consentement. Ce n’est pas la sextape faite de manière consentie et qui échappe à un moment donné à l’intimité, ce sont des trucs qui sont pris même à ton insu.
 
 
 
<b>Thibaut le Masne : </b>Le terme est la triple peine quoi !
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>C’est ça. Il y a des cas assez connus qui ont eu lieu contre des célébrités. Vers 2014, je ne sais pas si vous vous souvenez, il y a plein d’images dénudées de Jennifer Lawrence et d’autres grandes stars qui ont fuité parce qu’un hacker était allé choper des images persos sur tous le <em>cloud</em> en gros, raconté de manière raccourcie. Depuis le confinement, on se rend compte que ce type de pratique, notamment ce qu’on appelle les comptes « fisha », ce sont des comptes Snapchat, Telegram, etc, où des gens, principalement des jeunes garçons, se demandent les uns les autres des photos de filles de leur quartier, de leur école, de leur région. En fait, ils demandent des photos dénudées, des photos qui vont être récupérées par leur mec, par leur ex, par quelqu’un, que sais-je, ça fait des bulles de conversations assez énormes et c’est super dur pour les victimes déjà de les faire supprimer. Même avant ça, quand elles apprennent que leur image est dans un truc comme ça, ça les met vraiment dans un état catastrophique. Dans notre enquête avec ma collègue Ingrid ???, on a constaté qu’il y a une espèce de déconnexion complète entre la pratique de partage d’images faites par les jeunes hommes – plusieurs personnes qui ne s’étaient pas concertées nous ont dit « pour eux c’est comme s’échanger des cartes Pokémon ou des cartes Panini de foot ». On est vraiment dans un objectif de ??? la plus complète des filles et, de l’autre côté, quand les filles apprennent qu’elles ont été victimes de cela, ça crée vraiment des impacts traumatiques extrêmement forts, des cas de quasi-dépression voire de dépression, des jeunes filles se sont suicidées à cause ça.<br/>
 
C’est un des trucs qui me terrifie le plus. Il se trouve qu’avec des technos de type intelligence artificielle générative, il n’y a même pas besoin qu’on récupère une des images que vous avez faite dans un cadre privé, même pas besoin de prendre une image à votre insu, on peut prendre votre tête, la mettre sur un corps de quelqu’un d’autre et rendre un truc comme ça, sexuel, sexualisé,
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>C’est ce qui est arrivé à une twitcheuse américaine récemment.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>C’est même arrivé à plusieurs twitcheuses, ça arrive. Des tests ont été faits de publicité, très facilement visibles sur Twitter et Facebook, me semble-t-il, avec ???. C’est malheureux, mais c’est aussi un usage possible de ces technos et ce n’est pas du tout une découverte qu’on aura faite avec Dall-E ou Midjourney, c’est un truc qu’on sait au moins depuis 2018, il me semble que les chiffres que j’avais trouvés.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>C’était notre deuxième épisode de Trench Tech, on l’avait sur le thème des <em>deepfakes</em> et on avait longtemps parlé des <em>deep porns</em>avec Gérald Holubowicz [https://trench-tech.fr/podcast/episode/gerald-holubowicz-deep-fake-l-ombre-d-un-doute/] qui est, depuis, devenu chroniqueur chez nous.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Dans la même veine, on a Louis de Diesbach, un invité précédent qui a une question pour toi, Mathilde.
 
 
 
<b>Louis de Diesbach, voix off : </b>Bonjour Mathilde. On sait qu’une grande partie des biais des algorithmes vient des datasets. Je voulais un peu savoir comment tu pensais trouver l’équilibre entre d’une part l’égalité, qui est quand même une valeur cardinale, égalité en modifiant potentiellement les datasets des algorithmes et, d’autre part, une autre valeur cardinale, la liberté qu’on pourrait espérer trouver en laissant les algorithmes tels qu’ils sont et en laissant, à ce moment-là, les individus naviguer.
 
 
 
<b>Mathilde Saliou : </b>Pour moi, la question de la liberté dans les algorithmes ne doit pas être exactement là. Pour moi l’algorithme c’est la techno. On peut décider de la construire mieux, qu’on l’arrange là à elle fonctionne mal, etc.<br/>
 
Là où je vois un gros enjeu de liberté, notamment liberté d’expression, c’est par exemple quand on parle des discours possibles en ligne. Là il y a des choix à faire et, pour l’instant, des choix ont été faits pour laisser le discours le plus large possible sur la plupart des plateformes versus mettre des outils de modération plus forts pour protéger ceux qui sont victimes de violences mais qui, du coup, restreindraient la liberté.<br/>
 
Après, dans l’autre ??? des algos, très souvent ils sont présentés, par exemple par les entreprises qui les créent, comme des technologies révolutionnaires mais qui ne marchent pas encore parfaitement parce qu’il faut qu’on mette plus d’argent et plus de temps pour développer une version encore mieux des algorithmes.<br/>
 
En fait, on pourrait essayer de penser les choses à l’envers, dans l’autre sens. Dans le milieu médical, par exemple, on attend que les constructeurs aient prouvé que leur médicament fonctionne bien et qu’il ne met personne en danger avant qu’il ne soit mis sur le marché et pas l’inverse.<br/>
 
Je la mettrais la question de la liberté plus du côté des usages et, dans la partie construction, je pense qu’on a une réflexion à avoir tous ensemble, citoyens, constructeurs, journalistes et industriels aussi, sur quand est-ce qu’on est prêt à mettre une nouvelle techno sur le marché, parce qu’on a tendance à la mettre avant.
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Ils ne se posent pas la question comme ça ! Ils ne se posent pas du tout comme ça la question aujourd’hui.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>C’est encore bien biaisé. Merci beaucoup Mathilde<br/>
 
C’est le moment de retrouver la Philo Tech pour essayer de remonter un peu ou de s’aérer un peu les neurones suite à tout ce qu’on vient d’apprendre.
 
 
 
<b>Voix off : </b>De la philo, de la tech, c’est Philo Tech.
 
 
 
==Philo Tech 18’ 00==
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Chez <em>Trench Tech</em>, nous voulons aiguiser notre, mais aussi, votre esprit critique. Encore faut-il savoir ce qu’est l’esprit critique. Emmanuel, comme à ton habitude, tu ne vas pas nous la définir, mais tu vas plutôt nous proposer des pistes de réflexion.
 
 
 
<b>Emmanuel Goffi : </b>Oui, parce que l’esprit critique c’est comme le courage, on ne peut pas être prosélyte sans être pratiquant et c’est exactement, d’ailleurs, le positionnement de <em>Trench Tech</em>. Cela étant dit, c’est vrai qu’il nous manquait cette petite réflexion sur ce qu’est l’esprit critique. Je n’ai pas la prétention de dire ce qu’est l’esprit critique. Je vais me contenter, certainement par paresse, d’évoquer quelques idées.<br/>
 
Pour commencer on fait un petit saut historique pour se retrouver aux côtés d’Isocrate, un rhétoricien contemporain de Socrate, qui, dans son discours contre les sophistes, se lance dans une diatribe virulente contre ceux qu’il appelle, je le cite, « les docteurs de la sagesse, de dispensateurs de la félicité ». À la même époque, le poète Aristophane rédige <em>Les Cavaliers</em>, comédie dans laquelle il fustige les démagogues et donne naissance à l’expression aujourd’hui bien connue de « vendeurs de saucisse ou d’andouille » selon les traductions. Période également durant laquelle Socrate, père de la philosophie, critique assez vertement les sophistes et les oppose d’ailleurs aux philosophes.
 
 
 
Pourquoi est-ce que je mentionne des trois figures antiques Pour deux raisons.<br/>
 
Les sophistes et la démocratie. Les sophistes sont ces sages qui, contre rétribution, forment les jeunes grecs à l’art oratoire, la rhétorique, avec une visée pratique qui inclut la prise de décision, l’argumentation et le gouvernement. C’est justement en pleine naissance de la démocratie, deuxième élément, que ces sophistes vont exprimer leur art pour aider les politiques à convaincre et les avocats à plaider. Ce que Socrate, comme Isocrate leur reproche, c’est le dévoiement de la philosophe, à savoir l’amour désintéressé de la sagesse qui vise la vérité pour lui substituer cet art oratoire qui est l’éristique, c’est-à-dire le débat pour la victoire pure, même au prix de la vérité. C’est l’art des démagogues qui est moqué par Aristophane. Ces deux éléments favorisent l’idée de contrôle des opinions.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>D’accord. Mais qu’en est-il de l’esprit critique dans tout ça ?
 
 
 
<b>Emmanuel Goffi : </b>L’esprit critique, c’est d’abord cette dimension de la pensée critique qui permet de prendre du recul sur ce que l’on nous dit, donc de s’émanciper des vendeurs de saucisse et autres sophistes, donc de rester libre.<br/>
 
De fait, l’esprit critique c’est la voie vers la liberté, celle de penser, de s’autodéterminer, de savoir par soi-même, d’être autonome. Cette autonomie est d’ailleurs considérée par de nombreux philosophes comme une condition à notre humanité. Qu’il s’agisse de Rousseau pour qui, je le cite, « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme », de Kant qui affirme que l’autonomie est le principe suprême de moralité ou de Nietzsche qui promeut l’esprit libre de celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui pour se défaire, nous dit-il, de l’oligarchie de l’esprit. Platon lui-même opérait une distinction de valeur entre la simple doxa, l’opinion, et l’épistémè, la science. Tout comme Kant, plus tard, distinguera l’agir par conformisme, c’est-à-dire par adéquation aux normes, et l’agir par devoir, c’est-à-dire par une conviction raisonnée.
 
 
 
En bref, l’esprit critique c’est notre bouclier contre la servitude volontaire de La Boétie, servitude qu’il conviendrait de liker pour reprendre le titre du livre de Louis De Diesbach [<em>Liker sa servitude</em>] qui appelle, quant à lui, à l’émancipation volontaire. L’idée générale, en fait, c‘est d’échapper à cette servitude qui conduit inexorablement à la banalité du mal dénoncé par Hannah Arendt.
 
 
 
<b>Cyrille Chaudoit : </b>Oui. Comment associe-t-on esprit critique et technologie ?
 
 
 
<b>Emmanuel Goffi : </b>La technologie pourrait, par absence d’esprit critique, par exemple, contribuer à ce que Luciano Floridi appelle « l’enveloppement » dont une des dimensions consiste à transformer notre environnement en une infosphère favorable à l’IA. Dans cette infosphère, les humains pourraient devenir une partie du mécanisme, des fournisseurs de service, voire, pour les plus influençables, des intermédiaires entre d’autres humains et les machines. Les humains pourraient alors être utilisés comme des interfaces par d’autres humains, devenir des esclaves potentiels à la fois de celles et ceux qui utilisent la technologie pour nous rendre serviles et des machines elles-mêmes.<br/>
 
Heidegger affirmait déjà en 1958 que nous sommes enchaînés à la technique. Inquiétude de l’aliénation partagée par Jacques Ellul ou Théodore Adorno et à laquelle Gilbert Simondon, qui rejette l’opposition entre technophobe et technophile, répond par une voie médiane reposant sur la connaissance des machines. Et là, la boucle est bouclée. Sans esprit de critique point de connaissance ni de capacité de compréhension de notre univers technique et c‘est la servitude qui nous guette.<br/>
 
On finit avec Arendt qui nous rappelle qui, je la cite, « l’être humain ne doit jamais cesser de penser, c’est le seul rempart contre la barbarie ». Et c’est là tout l’enjeu de l’esprit critique : éviter que la barbarie ne revienne frapper à notre porte, même par la voie technologique.
 
 
 
<b>Voix off :</b><em>Trench Tech</em>. Esprits Critiques pour Tech Éthique.
 
 
 
==22’ 58==
 
 
 
<b>Mick Levy : </b>Encore une belle une elle Philo Tech
 

Dernière version du 24 septembre 2023 à 15:55


Publié ici - Septembre 2023