Informatique libre - Philosophie GNU - V.Bonnet

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Titre : Informatique libre - Philosophie GNU

Intervenant : Véronique Bonnet

Lieu : Ubuntu Party - Paris

Date : Novembre 2016

Durée : 1 h 28 min 57

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Licence de la transcription : Verbatim

Statut : Transcrit MO

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Bien. Alors je vous remercie aussi beaucoup de votre présence. Mon propos, aujourd’hui, était de faire le lien entre l’informatique libre et ce qu’on appelle la philosophie GNU. Philosophie GNU qui fait écho à ce projet GNU que Richard Matthew Stallman a commencé à lancer en 1983, dont il a fait un bilan trente ans après. L’April, dont le suis administratrice, va bientôt fêter ses 20 ans. 20 ans d’attention à une certaine montée en puissance du copyright qui a des effets assez délétères sur l’ouverture du savoir, sur l’invitation à étudier, interroger, distribuer, compéter, améliorer.

Il se trouve que le 11 octobre dernier, Richard Stallman qui donc est cet initiateur du projet GNU a été honoré, c’était dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne et c’était l’UPMC, donc l’université Pierre et Maris Curie, qui, dans ce lieu qui rejoignait sa première vocation humaniste d’être à la fois un lieu pour la littérature et la science, là il y a eu donc une remise du diplôme honoris causa, qui montre à quel point, pour beaucoup de chercheurs et beaucoup d’universitaires, et pour un public de plus en plus important, l’informatique libre est une notion dont on peut très mal se passer.

Si j’avais à ouvrir cette conférence par une citation de Richard Stallman, je dirais : « La vie sans liberté est une oppression et ceci est vrai aussi bien de notre pratique de l’informatique que de toutes les autres activités de la vie quotidienne ». Cette proposition est extraite d’un texte qui fait partie de la philosophie GNU, un texte qui s’appelle Pourquoi le logiciel libre est plus important que jamais et donc je vais essayer de faire le point sur ce qui peut pousser un programmeur, apparemment un mathématicien, apparemment un technicien extrêmement brillant, qui est en colère, qui s’aperçoit qu’il ne peut même pas utiliser ce de quoi il se sert, il ne peut même pas dépanner ce de quoi il se sert. Et donc je vais commencer par vous proposer de voyager au milieu du XVIe siècle, parce qu’il se trouve que dans l’histoire de l’humanité il y a eu des formes d’oppression régulièrement de plus en plus insidieuses, régulièrement de plus en plus rusées, et un lanceur d’alerte – lien avec Snowden dont il a été question tout à l’heure – il se trouve qu’au milieu de la Renaissance, il y a un lanceur d’alerte qui s’appelle Étienne de La Boétie, qui s’aperçoit que dans cette montée des périls, juste avant les guerres de religion, il y a, de la part du pouvoir, des formes d’oppression qui sont de plus en plus subtiles, qui passent de plus en plus inaperçues, et qu’il va essayer de dénoncer dans un texte qui s’appelle Le discours sur la servitude volontaire.

Il se trouve que tout à l’heure Genma a cité un ouvrage récent qui s’appelle La nouvelle servitude volontaire, alors c’est très bizarre de parler de servitude volontaire, tout simplement parce que ceux qui servent, ceux qui sont asservis, alors aussi bien dans les nouvelles technologiques, aussi bien au moment de la Grèce antique, aussi bien à Rome, à la Renaissance, au moment des Lumières, il se trouve que ceux qui servent n’ont pas idée qu’ils le font et la Boétie est stupéfait. Pourquoi ? Parce qu’il s’aperçoit que la plupart du temps il y a un tyran, il y a un tyran qui opprime beaucoup parfois tout un peuple – alors on pourrait peut-être parler aujourd’hui d’un tyran technologique, de forme assez monstrueuse de captation qui, après tout, passe inaperçu. On n’est pas toujours en train, lorsqu’on envoie un mail, de se représenter le caractère très violent de cette intrusion. Et déjà, donc au moment de la Renaissance Étienne de La Boétie s’inquiète parce qu’il voit bien que tous ceux qui servent, sans même savoir qu’ils servent, se liguaient contre celui qui les opprime, nécessairement, il n’y aurait pas photo, ils auraient le rapport de force en leur faveur. Et donc il se demande pourquoi ceux qui servent volontairement ne se révoltent pas – là c’est Étienne de La Boétie, un ami de Montaigne – pourquoi ceux qui vont même à l’encontre des caprices et des désirs de ceux qui les oppressent n’ont pas idée à un moment, même de renoncer à des activités et cette absence d’activité pourrait éventuellement faire tomber directement le tyran sans qu’ils en aient à s’en prendre physiquement à lui.

Je vais essayer de retracer l’argumentaire de La Boétie. Il va mourir très jeune, La Boétie, il va mourir à 32 ans. Montaigne son ami, va veiller sur ses derniers instants. On fait l’hypothèse que Le discours de la servitude volontaire est écrit comme premier jet par La Boétie lorsqu’il a une vingtaine d’années, il y revient un petit peu après, et c’est un texte qui est devenu un manifeste. Au début La Boétie ne l’a pas publié. Montaigne, étant donné le contexte religieux et politique très dur n’a pas publié, lui qui était légataire des papiers de son ami, n’a pas non plus publié ce texte. Progressivement, il se trouve que ce texte a été publié à des titres tout à fait divers, par des militants tout à fait divers, à chaque fois pour dire qu’il en faudrait peu pour que la pyramide de la tyrannie s’effondre. Et La Boétie appelle pyramide de la tyrannie le fait que, en fait, un tyran s’entoure de tyranneaux, de petits tyrans, qui servent le tyran mais qui, en même temps se font servir par d’autres qu’eux, puis par d’autres qu’eux, jusqu’à ce qu’une pyramide de l’effroi, une pyramide de la terreur se trouve installée.

J’ai choisi de développer dans Le discours de la servitude volontaire d’abord un principe qu’on va retrouver dans la philosophie GNU, à savoir que la nature, donc cette bonne mère qui n’est pas une marâtre là, mais qui est une instance sage, c’est bien sûr une métaphore, vous avez chez La Boétie l’hypothèse que, par nature, les êtres humains ont une terre commune, un habitat qui est commun et non seulement ils ont un habitat commun, mais ils ont, parce qu’ils sont semblables les uns aux autres, la possibilité de se reconnaître, de se voir chacun dans chacun, du moins s’il n’y a pas l’irruption, la confiscation par telle ou telle instance politique ou religieuse de cette proximité qui est la leur. Naturellement, ça on va le retrouver beaucoup dans la philosophie GNU, par principe l’être humain a vocation à une liberté, liberté qui fait d’eux des compagnons, qui fait d’eux des êtres semblables qui non seulement peuvent se reconnaître, mais peuvent se parler.

Alors parole, elle va nous donner cette nature la voix, elle nous donne la parole qui nous permet de nous accointer, alors ça c’est un terme de l’époque, s’accointer ça veut dire trouver dans la conversation les uns avec les autres des synergies. La possibilité d’aller dans le même sens pour serrer, étreindre le nœud de cette alliance.

J’attire votre attention sur la conclusion assez exceptionnelle, magnifique de cet extrait, à savoir la nature nous a mis en compagnie, elle ne nous a pas mis en servitude, mais en compagnie, ce qui veut dire que quiconque va briser ce lien va tout faire pour que les hommes ne se parlent pas, ne s’accointent pas, ne soient pas dans une fraternité constructive, il se trouve que cette oppression-là est dénoncée en termes rigoureux, et je vais essayer de le montrer, subtiles, et ensuite je ferai des analogies avec la philosophie GNU, par La Boétie bien sûr, qui va parler d’une ruse de ceux qui oppressent et qui ne vont surtout pas manifester d’une façon lourde qu’ils sont oppresseurs. Bien au contraire, ils vont s’y prendre par la séduction, ils s’y prennent par la ruse.

L’illustration qui est d’abord celle de La Boétie, beaucoup de références à Rome, et à Rome, alors vous avez notamment Néron, Vespasien, vous avez donc différents, vous allez dire c’est souvent la République à Rome mais il y a aussi des dictateurs, des chefs d’armée qui essaient de minorer la fonction du Sénat et qui essaient de tourner à leur avantage le peuple, faire en sorte que le peuple acquiesce, en tout cas ne dise mot. Vous avez ici hypothèse que c’est du pain et des jeux, la formule est connue panem et circenses, par des images, par des belles images, par des festins, par toute une série extrêmement agile de dispositifs de séduction, l’oppresseur s’arrange pour ne pas apparaître tel.

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Voyons les termes qu’utilise par exemple La Boétie : comme la bouche est occupée à manger, après il va dire comme les yeux sont occupés à regarder les combats de gladiateurs, les combats de fauves, alors pendant ce temps-là la bouche ne va pas parler, elle sera trop occupée, tout fait bouche, elle ne pourra pas tenir une forme de langage, elle sera simplement occupée à se sustenter à dévorer. C’est-à-dire que le tyran tient le peuple par l’appétit et même par une certaine survie, c’est-à-dire qu’on donne des festins à ceux qui alors ne vont pas prendre la parole pour dénoncer le contexte qui est le leur.

Je fais intervenir une dernière référence à la Boétie, donc les Tibère, les Néron, ceux qui font du peuple absolument ce qu’ils veulent, vont donc donner des sesterces, vont donc payer un certain silence alors que, en réalité, si les opprimés regardaient bien ce qu’il en est du sort qu’on leur impose : en réalité, il abandonne tout, il abandonne ses enfants, il donne son sang, alors qu’il est devenu comme une souche, il ne parle pas il ne se plaint pas, séduit par de belles images, séduit par des formes qui miroitent à ses yeux, œil qui n’a plus les moyens de se défendre, de fixer les ressorts de la tyrannie.

Enfin, on a parlé tout à l’heure de festin, on a parlé tout à l’heure de manière dont les Tibère et les Néron achètent le silence, vous avez même chez La Boétie l’hypothèse que le peuple donne son œil et donne sa bouche à celui qui l’occupe d’une façon tellement habile qu’il ne voit pas qu’en réalité tous ses droits naturels à parler, à agir, à inventer, sont par avance neutralisés.

Il y a dans la philosophie GNU, très tôt, une métaphore ; alors la philosophie GNU c’est donc la philosophie que Richard Stallman, une fois le projet GNU lancé, il faut écrire du code, il faut faire en sorte qu’il ne puisse plus y avoir de labellisation qu’on ne puisse pas mettre sous copyright les lignes de code qui permettent de continuer à échanger, de continuer à mettre au pot commun des hypothèses et des savoirs. Très tôt vous avez de la part de Richard Stallman la décision de chercher des moyens pédagogiques, d’expliquer à ceux qui sont spoliés sans avoir une idée nette qu’ils le sont – et là vous voyez donc l’analogie avec ce Discours sur la servitude volontaire. Il va essayer donc de concevoir des moyens très simples pour expliquer ce qui se passe lorsque quelqu’un qui avait un logiciel, qui pensait pouvoir s’en servir longtemps, qui pensait pouvoir l’améliorer, le dépanner, continuer à lancer tel driver ou telle imprimante, il propose d’imaginer ce qu’il en serait de la stupéfaction d’une cuisinière, que se passerait-il si on expliquait à une cuisinière qui jusque-là a réalisé des tourtes, ceci est une tourte lorraine, qui se passerait-il si elle s’apercevait que elle qui a réalisé, qui a amélioré, qui a affiné sa manière de procéder pour faire plaisir à ses amis, si elle s’apercevait que c’en est fini, la recette est sous copyright, que c’est terminé : cette recette-là on ne peut plus s’en servir puisque quelqu’un vas prétendre avoir eu l’idée de cette manière de procéder et va, d’une façon affective et d’une façon économique, revendiquer une appropriation qui exproprie les autres.

Alors effectivement imaginons la surprise qui serait celle de ceux qui utilisent des recettes, parce que c’est vrai qu’un logiciel est très proche d’une recette, que se passe-t-il si ce plat-là, qu’on a progressivement appris à ne pas trop rater, auquel on a pensé, qu’on a essayé d’améliorer, peut-être en élargissant telle cheminée qui permet l’évacuation de la fumée, peut être en relevant par cette épice un petit peu autrement cette réalisation-là, que se passerait-il si brusquement il était interdit de faire usage ce cette recette tout simplement parce que quelqu’un a mis son nom dessus. ? Alors est-ce qu’on va ne rien dire ? Est-ce qu’on va devenir une souche, pour reprendre les termes de La Boétie ? Es-ce qu’on va se laisser dépasse , intimider par cette mainmise ? Peut-être va-t-on devoir inventer la tourte aprilienne si la tourte lorraine est interdite, est-ce qu’on va essayer de se faire à l’idée que ce plat-là on ne pourra plus jamais le réaliser ? Est-ce qu’on va se mettre à plusieurs comme l’ont fait les hackers au moment du projet GNU pour essayer d’optimiser assez vite quelque chose qui n’est pas encore labellisé, qui n’est pas encore sous copyright et donc sous expropriation. Pourquoi cette image est-elle extrêmement forte ? Et là, il y a dans les propos de Richard Stallman une manière de rendre compte de la colère qui a été la sienne.

Donc supposons [je lis ce qui manque] « Supposons qu’il en soit des recettes de cuisine comme des logiciels, que se passerait-il si les deux étaient logés à la même enseigne ? » Alors effectivement, on pourrait se demander comment faire pour enlever tel ingrédient, comment faire pour améliorer, comment faire pour distribuer des copies améliorées ? Ironie, dans ce cas-là il faudrait s’adresser à celui qui détient la recette. De même que Richard Stallman a essayé de s’adresser à celui qui était détenteur de la licence du driver de l’imprimante Xerox et que répondrait le médecin ? Il dirait « Non », il dirait que sans doute il aurait mieux à faire qu’à ôter le sel. « Je serais heureux de le faire. Mes honoraires ne sont que de cinquante mille dollars et, de toutes façons, je n’ai pas le temps ! » Voilà ce que répondrait le détenteur de la recette. Analogie entre des brevets logiciels et des brevets culinaires qui feraient qu’on serait obligé de s’adresser à qui de droit pour exécuter ce que, d’une façon très innocente et très habituelle, on avait jusque-là l’habitude de faire.

Alors pourquoi cette image et que faire de cette image ? La philosophie GNU est effectivement une philosophie au sens où elle raisonne, au sens où elle analyse les raisons prétendues de celui qui dit non, donc de celui qui va dire que c’est tant et que de toutes façons il a autre chose à faire que ça. Entre temps il faut qu’il exécute telle commande du ministère de la Marine. Il y a dans les propositions de Richard Stallman quelque chose de plus qu’une habileté à écrire du code, une habileté à lancer de lignes de commande, il y a une rigueur dans la manière dont ces raisonnements fallacieux sont interprétés.

C’est pourquoi je me suis permis de proposer ce détour par La Boétie, parce que de même que dans Le discours de la servitude volontaire de La Boétie vous avez un argumentaire, vous avez une décomposition de ce qui prétendument est un propos tenu de droit par quelqu’un qui ne veut surtout pas partager et vous avez chez Richard Stallman aussi la décomposition de ce type de réaction en deux grands registres : ce qu’on appelle le registre affectif et ce qu’on appelle le registre économique. Autrement dit que se passe-t-il lorsqu’une firme répond que non, cet accès au code source on ne peut pas le donner parce qu’on a besoin de monnaie sonnante et trébuchante, et parce que cette forme-là c’est sa chose et on y tient. Et donc vous avez dans la philosophie GNU une recherche de la question qu’il faut poser. C’est exactement comme lorsqu’en philosophie on essaie de problématiser une situation : quel est exactement l’axe d’interrogation qui est à tenter et pour quelle raison ?

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Ici Richard Stallman