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Dans cette situation, comment fait-on de la régulation ? Ça aussi c’est un problème essentiel qui est posé : on a une situation qui se développe, il y a des gens qui profitent des paniques morales, y compris les médias sociaux, pas seulement les médias organisés, comment va-t-on pouvoir les réguler ? Je pense, et je ne suis pas le seul, qu’il faut s'en prendre à leur modèle économique.<br/>
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Au moment du développement des médias sociaux, parce que c'était nouveau, donc la sphère politique a toujours besoin du « hou là, on va regarder ce qui se passe avant de prendre une décision », on a accordé à ces plateformes le statut d'hébergeur, c'est-à-dire qu’ils n'étaient pas considérés comme des éditeurs. Si ça avait été des éditeurs, éditeurs de journal par exemple, il aurait fallu que le rédacteur en chef soit responsable du contenu, or, le contenu est versé par tout un chacun, par tous les gens qui peuvent se connecter. Il y a donc effectivement un risque, pour l'éditeur, de dire : « Je ne peux pas lire les millions de vidéos qui sont téléchargées toutes les minutes, je ne peux pas lire tous les posts qui sont mis sur Twitter, donc je suis l'hébergeur de la parole de quelqu'un d'autre. » C'était assez crédible tant qu'il n'y avait pas les algorithmes. Mais, à partir du moment où il y a les algorithmes qui sélectionnent, ils sélectionnent en promouvant et ils promeuvent donc des contenus dangereux, des contenus d'appel au terrorisme, à la violence, au cyber-harcèlement, je vais en parler tout à l'heure, donc les médias sociaux font la promotion de ces choses-là, on ne peut plus tout à fait penser qu'ils ne sont pas éditeurs. Il y a donc besoin de réfléchir à cette question-là, revenir en arrière, ce qui voudra dire qu'on n’aura plus un média social avec trois milliards d'utilisateurs comme Facebook. Parce que, si on veut se comporter comme un éditeur qui regarde un peu ce qui est publié dans l'édition de son média, il faudra que ce soit des formes plus petites, il faudra créer de l'emploi. C'est un élément important, donc ça veut dire qu'il faudra détruire les monopoles.<br/>
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Il faut quand même se rendre compte que ces grandes plateformes numériques ont une vingtaine d'années et, en 20 ans, elles sont devenues plus riches et plus puissantes que la plupart des États de la planète. Il faut quand même mesurer ce qui s'est passé et se demander si ça peut continuer.
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Une jeune fille, c'est mon héroïne actuelle, qui s'appelle Lina Khan, qui a fait sa thèse sur pourquoi Amazon est un monopole. C'est compliqué parce que, dans la logique traditionnelle des monopoles, celle qui a été élaborée dans les années 20 autour des monopoles du pétrole, on disait « une fois que j'ai une position de monopole, je fais payer plus cher l'utilisateur ; j'augmente les prix, j'ai un surcoût de monopole puisque, de toute façon, les gens sont obligés de passer par moi ». Chez Amazon ce n'est pas vrai puisque, au contraire, leur monopole est acquis en baissant sans arrêt les prix pour leurs usagers, en pressurant, par contre, les collègues qui appartiennent à la Marketplace d'Amazon, qui vendent grâce au système commercial d'Amazon et qui, eux, sont pressurés chaque jour de plus en plus. Mais Amazon fait baisser les prix.<br/>
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Lina Khan démontre qu’il faut tenir compte d'un autre aspect qui est l'impact sur la société : quand un entrepôt Amazon se crée quelque part, s'il crée 500 emplois, il en détruit 1000. C'est donc là qu'il y a cette contradiction : tout le monde parle des 500 qui sont créés et pas des 1000 qui sont détruits.<br/>
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On a donc cette logique-là, rendue obligatoire, de voir quel est l'impact auprès de la société et auprès des concurrents. Si on pressure les gens qui appartiennent à la plateforme du Marketplace, à partir de ce moment-là ils ne vont plus pouvoir faire une concurrence par les prix, donc, au final, c'est Amazon qui va capter l'ensemble de l'argent et imposer, en fait, sa propre loi à ses utilisateurs.<br/>
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Lina Khan a fait sa thèse là-dessus. Maintenant elle a été nommée à la direction de la Federal Trade Commission, la FTC, l'agence qui gère le commerce aux États-Unis et elle est la cible des grandes plateformes de l'Internet, elle est la cible des Google, Amazon, Facebook, etc., qui la considèrent comme leur ennemi numéro 1. Autant dire qu’elle doit bien résister et la semaine dernière, sans se démonter, elle a porté plainte contre Amazon au nom de ces arguments-là. C'est parti pour une rude bataille juridique et, comme c'est mon héroïne, j'espère qu'elle va gagner !
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On a un peu la même chose qui se passe en Europe. On a eu deux règlements qui ont été adoptés l'année dernière et qui entrent en œuvre maintenant, le <em>Digital Markets Act</em> et le <em>Digital Services Act</em>, deux règlements qui concernent principalement les grandes plateformes, donc, grosso modo, ça vise 14 plateformes, mais qui sont les acteurs majeurs du marché et des services numériques sur Internet.<br/>
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La logique est un peu la même, c'est-à-dire qu’il faut que ces acteurs prouvent qu'ils se sont réellement donné les moyens de contrôler ce qui est diffusé, qu'ils protègent bien les données privées des usagers – c'est l'ancien règlement qui s'appelait le RGPD, le Règlement général sur la protection des données. Ça permis à la CNIL en France de demander plus d'un milliard à Meta, à Facebook. Là on n’est plus dans des amendes rigolotes, on est sur de vraies amendes sérieuses, pas si énormes que ça à l'échelle de ces grands opérateurs, mais cela a quand même tendance à avoir un impact énorme.<br/>
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Donc là aussi, bien comprendre que face à ces entreprises la régulation, le rôle du politique, le rôle des choix politiques est quelque chose d'absolument essentiel.
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==Le « devenir merdique »==
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Cory Doctorow, excellent auteur de science-fiction, a utilisé un très beau mot. En anglais, c'est <em>enshittification</em> que j'ai traduit poliment par « devenir merdique », mais ça veut dire emmerdification des plateformes qui est un phénomène en quatre temps : premier temps la plateforme sert ses usagers, donc elle va baisser les prix, elle va rendre service, elle va faire aller beaucoup plus vite la livraison ; elle sert l'usager.<br/>
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Quand elle a beaucoup d'usagers, elle se tourne vers le client, je distingue bien l'usager du client : l'usager c'est celui qui s’en sert, le client c'est celui qui paye et celui qui paye c'est celui qui fait de la publicité, c'est celui qui laisse un pourcentage à chaque fois qu'il dépose ses produits sur un Marketplace qui sera vendu et Amazon va capter à chaque fois 40 à 50 % du marché qui est là. Comme je suis éditeur et que nous avons des livres sur Amazon – dès qu'on ne les a plus sur Amazon c'est parce qu'ils ne sont plus disponibles, c'est embêtant –, à chaque fois qu'on vend un livre Amazon en prend à peu près la moitié, ce qui est bien plus que tous les libraires. Donc il se tourne vers le client et il fait payer le client.<br/>
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Après, comme ils ont beaucoup d'usagers, ils demandent encore plus aux clients, c’est-à-dire que non seulement il faut payer, mais, maintenant, en plus, on a un abonnement à Amazon, sans arrêt ils réclament quelque chose en plus. Donc c'est la dégringolade.<br/>
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Les médias sociaux mettent de plus en plus de publicité puisqu’ils ont besoin que les clients viennent, surtout que les clients commencent à se dire « ça ne marche pas si bien que ça la publicité sur Facebook, sur les médias sociaux ; elle est soi-disant ciblée, mais, en réalité, elle ne l’est pas du tout ; que je n'ai aucun contrôle sur le résultat », donc il y a de plus en plus de publicité. Bilan les usagers disent : « Ça va la publicité ! Je suis noyé, comme c'est inséré au milieu de mon flux je ne sais plus ce qui est de l'ordre de la publicité et de l'ordre de l'échange », et les usagers se désespèrent par rapport aux médias sociaux. Je ne sais pas si c'est votre cas, mais, statistiquement, il semblerait que ça provoque vraiment une espèce de dégoût, d'ennui avec les médias sociaux.
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==Le crétin digital==
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Ça c’est vous, moi ça va, je suis trop vieux, j'ai réussi à m'en sortir. Mais vous vous rendez compte que le QI votre génération sera inférieur au mien, pour la première fois dans le monde, dans la planète, dans l'histoire de l'humanité ! Typiquement, pour moi, ça c'est une panique morale : on a un entrepreneur de morale qui définit ce qui est bien et mal aujourd'hui : c'est le QI qui devient son moteur. Mais, en psychologie, tout le monde dit « hou là, là, le QI ne signifie pas grand-chose », surtout que le QI est adapté à certaines compétences qui étaient peut-être des compétences du passé. Sont-elles toutes les compétences qu'on a aujourd'hui ? Ça se discute sérieusement.<br/>
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En même temps, et c'est ça qui est intéressant, c'est que même si je pense que c'est une panique morale, puisqu’il y avait une vraie étude sociologique qui disait que le niveau monte globalement, pas le niveau des plus compétents, le niveau moyen de la société et c'est important : quand on voit des gens qui disent : « Ils sont tous en train de devenir crétins », c'est parce qu’avant ils ne pensaient qu’à ceux qui allaient déjà à la fac, à ceux qui lisaient beaucoup, ils ne pensaient pas à l'immense majorité qui regardait la télévision plutôt que de lire, enfin !<br/>
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Il y a des réalités en face qui sont la baisse, par exemple, de la lecture imprimée, des choses imprimées. Pour un éditeur de livres, vous comprenez que c'est ennuyeux. Je préférerais que vous lisiez beaucoup plus, je suis que sûr que vous achèteriez mes livres, ils sont tellement bons !
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Le problème c'est qu’on a de plus en plus des activités où on est désinsérés : on se sert de notre téléphone au milieu d'autres activités pour lesquelles on n'aurait pas forcément le temps ou l'énergie pour ouvrir un livre, etc. On a donc beaucoup d'activités qui sont passées sur Internet. On nous dit qu’on est tout le temps devant nos écrans, mais les gens lisent aussi le journal, ils accèdent à des informations. On n'est pas devant l'écran de la même manière quand on s'ennuie et qu’on regarde Instagram, en passant, comme ça, au fur et à mesure, sans même lire, ou quand on est en train de lire quelque chose, de faire une recherche sur Wikipédia ou je ne sais quoi.
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Une autre réalité, c'est la baisse du temps de sommeil qui est effectivement problématique notamment chez les ados occupés, la nuit, à jouer, à échanger, à chatter sur leur téléphone, etc., c'est une baisse du temps de sommeil, c'est une réalité.
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L'autre réalité c'est que le les médias sociaux sont des outils de coordination et, pour les pouvoirs qui pensent que la jeunesse est une classe dangereuse, qu’elle est prête à faire des émeutes, le fait d’avoir un outil de coordination des émeutiers, forcément, et non pas d'information, surtout pas d'information sur les manquements ou les exagérations du pouvoir, mais un outil coordination, à ce moment-là où on va dénoncer l'outil de coordination lui-même.
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C'est vrai aussi qu'il y a des moments familiaux qui sont plus difficiles quand les ados sortent leur téléphone à table, ou les grands-parents !
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==Nouvelles pratiques==
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Face à ça,

Version du 20 novembre 2023 à 11:51


Titre : Culture numérique - Hervé Le Crosnier - Paniques morales - Partie 1

Intervenant : Hervé Le Crosnier

Lieu : Campus 1 - Caen - Amphi Poincaré

Durée : 52 min 12

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À Prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Bonjour. Comme vous n'êtes pas nombreux aujourd'hui, on devrait pouvoir s'entendre comme ça.
Merci pour la présentation. Oui, effectivement, ce petit bouquin a été fait par les étudiants, en édition, ici, de l'université. C'est une conférence j'ai donnée il y a deux ans, mais cela a eu comme conséquence que je ne pouvais pas refaire la même cette année. C’est donc une conférence complètement nouvelle, en fait presque tout est nouveau, comme ça je risque de me planter en direct/live, et ce n'est pas mal.

Elle est intitulée « Paniques morales », mais il y a une deuxième partie sur l'intelligence artificielle où on se demandera, justement, si nous ne sommes pas en train de vivre une panique morale, ou bien s’il y a un réel changement dans la société, un basculement du même ordre et du même type que celui qui a eu lieu il y a maintenant 25 ans autour du passage de l'Internet grand public.

Mods & Rockers

L'idée de « Paniques morales » est née il y a 50 ans quand un sociologue anglais, Stanley Cohen, va faire une étude sur deux groupes de jeunes, deux bandes rivales qui existaient dans les années 60, qu'on appelait les Mods & Rockers, les Rockers étaient tout habillés de cuir et les Mods étaient habillés de vestons italiens et pratiquaient les scooters et non pas la moto, ce qui entraînait entre eux des bagarres, des agressions, des choses comme ça, donc des phénomènes de bandes comme il en existait en France, on appelait ça les blousons noirs, etc. La société anglaise, d'un seul coup, s'est mise à paniquer, a créé une réaction disproportionnée face à ces jeunes qui étaient considérés comme marginaux ou déviants, qui ne se comportaient pas comme la bonne société british. On a donc appelé ça des paniques morales.

Trois éléments

En fait ça se développe avec trois éléments essentiels. Pour qu'il existe une panique morale, il faut : d'abord qu’il y ait un comportement qui menace l'ordre établi, les habitudes, les manières de vivre des gens, de la société traditionnelle ; une forte médiatisation. Il faut que les médias s'en emparent, montent le sujet en mayonnaise, etc., et jamais sur l'ordre des faits, mais sur un modèle associatif : que se passerait-il si, au lieu d'être quelques bandes de jeunes, c'était tous les jeunes qui, d'un seul coup, devenaient soit Mods soit Rockers et que ça soit la guerre mondiale entre groupes à Brighton ? Ce phénomène-là est nécessaire et on va voir plus loin le rôle essentiel des médias ; enfin, il faut qu'il y ait des « entrepreneurs de morale », terme qu'on doit à Howard Becker, un grand sociologue qui vient de disparaître, qui désigne par là les gens qui vont édicter des normes, qui vont se trouver les moyens de dire : la vie correcte ça doit être comme ça. Ce sont les religieux, les politiques, les éditorialistes, toutes ces catégories de gens qui sont des entrepreneurs de morale. Ils y jouent leur carrière aussi, leur raison d'être, ce sont donc bien des entrepreneurs, ils prennent le risque, etc.

Démesure

Un rôle essentiel est celui de la démesure des médias. Il s'agit de présenter une question avec démesure. Là j'ai deux petits exemples autour du jeu auquel vous avez dû jouer, vu votre âge, qui s'appelle Pokémon Go, j’en vois qui rigolent. Dès que Pokémon Go est sorti, sans que jamais il n’y ait eu d'événement, le message a été « les enfants qui jouent à Pokémon Go deviennent des proies pour les prédateurs sexuels qui vont les traquer, les chercher, les faire rentrer chez eux pour découvrir des Pokémons, etc. » Il n'y a jamais eu ni avant ni après.

[Projection d’une partie d’un journal télévisé américain]

La police de Miami fait des vidéos et la télévision ici... j'arrête. Le New York Post traite de Pokémon Go : « Les enfants sont près des maisons des prédateurs sexuels ». À l'époque, il y avait une série télé qui s'appelait The Predator, une espèce de jeu où il fallait dénoncer un prédateur, c'était donc à la mode de parler des prédateurs sexuels vis-à-vis des enfants, ça va servir pour dénoncer les médias sociaux, toute une série de paniques morales autour de ce sujet-là.
L'enjeu, bien sûr, c'est de susciter des peurs, pas tant chez les enfants eux-mêmes qui jouent à Pokémon Go, comme vous, mais chez leurs parents. Bilan : on va revenir à des valeurs, c'est-à-dire que cette nouveauté provoque un bouleversement tel qu'il vaut mieux revenir à des valeurs morales.

Extension du concept

En sciences de l'information et de la communication, on a tendance à élargir cette notion qui a été créée dans un concept sociologique précis, mais les concepts sont faits pour servir, donc on élargit la boîte.
Grosso modo, en sciences d'information, l'idée c’est qu’à chaque fois qu'il y a une nouveauté technique il y a des gens qui veulent revenir en arrière, empêcher cette nouveauté technique. Ça a commencé avec Socrate qui disait que l'écriture allait nous faire perdre la mémoire ; au 19e siècle, quand on a eu un développement des romans, que ça allait, bien sûr, détourner les femmes de leur rôle, les femmes, les enfants, les gens fragiles ! C'est le thème de Madame Bovary que vous connaissez bien : quand le walkman est apparu on a dit « les jeunes vont aller dans la rue avec leur musique dans les oreilles, ça va complètement les isoler, ils ne vont plus être dans le même monde que nous, etc. » ; quand la bande dessinée s'est développée on a écrit une loi, la loi de 49, pour imposer aux revues et aux journaux de bande dessinée d'avoir la moitié de texte écrit, on ne pouvait pas penser que les petits Le journal de Mickey c’était de la littérature ; quand le rock est apparu, vous le savez très bien, surtout le rock psychédélique, que c'est un danger pour la jeunesse ! Voilà ! Je ne veux pas parler des jeux vidéo puisque nous avons eu, très récemment, un avis hautement autorisé de monsieur notre président de la République qui a expliqué que c'était à cause des jeux vidéo qu'il y avait des émeutes dans les quartiers !

Un bon outil

Les paniques morales c'est intéressant parce que c'est un bon outil pour essayer de se poser la question : est-ce que nous sommes face à une vraie nouveauté, à quelque chose qui existe, avec des faits qui viennent le confirmer, ou est-ce que nous sommes face, à nouveau, à une espèce d'immense exagération, une roue qui tourne toute seule et ainsi de suite ?
Le rôle de la presse est, dans ce cadre-là, essentiel. Avec le selfie, vous savez tous que vous êtes le produit d’une déferlante narcissique, ça se voit ! Les journaux ont tendance à créer de la peur.
En revanche, il ne faut pas appeler panique morale tout ce qui ne nous plaît pas, il y a toujours ce danger-là, il faut pas l'oublier.

Le rôle des médias

Le rôle des médias en général.
La fonction des médias, c'est de mettre les choses à l'agenda, c'est-à-dire à l'ordre du jour, faire que tout le monde pense à une chose en même temps, de manière à focaliser l'attention publique et faire en sorte soit que des décisions soient prises, soit des événements qui vont focaliser l'attention et qui vont permettre d'avoir des nouveautés législatives, c'est devenu à la mode depuis une vingtaine d'années : dès qu'il y a un fait divers, on fait une loi. C'est le rôle des médias de mettre les choses à l'agenda, après, secondairement seulement, de donner de l'information. C'est plus la une des médias qui est importante que l'information qui va être donnée, qui est souvent de très bonne qualité, parfois même contraire au titre qui sera donné, parce que le journaliste écrit l'article mais le titre dépend de la rédaction et on sait très bien que les médias sont des entreprises économiques, y compris des entreprises économiques très concentrées et elles ont besoin d'attirer en permanence leur public. Il y a une chose qui marche bien c'est la peur.

Voix off : TF1, 20 heures, avec Roger Gicquel.

Roger Gicquel, voix off :  : Bonsoir. La France a peur. Je crois qu’on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu’hier soir, une vingtaine de minutes après ce journal, on lui a appris cette horreur, un enfant est mort.

Hervé Le Crosnier : « La France a peur ». C'est resté un symbole de la manière dont effectivement les médias participent de la création de cette peur parce qu'on veut savoir pourquoi la France a peur. Moi je n'ai pas peur, comment se fait-il que les autres aient peur ? Il y a une espèce d'intérêt en permanence.

Et des médias sociaux

En est-il de même pour les médias sociaux ?
Moi je pense que l'algorithme des médias sociaux fonctionne de la même manière, c'est-à-dire qu’il va sélectionner parmi la masse d'informations, c’est-à—dire la masse des choses qui aura été déposée par vous, vos voisins, vos amis, celles que vous allez voir, que chacun d'entre vous va voir. C’est donc un processus d'éditorialisation : je sélectionne ce qui va être mis à l'agenda non plus avec les médias sociaux, à l'agenda collectif, ce que leur reproche par exemple les médias qui disent « là ce n’est pas assez collectif », qui par ailleurs, recherchent en permanence dans les groupes des médias sociaux des tendances pour pouvoir les ré-exploitées dans les médias diffusés. Chut !
Donc les médias sociaux mettent des choses en avant, mais au service de qui ? Pas forcément à votre service. On prétend qu’en laissant vos données on va vous montrer ce qui va être le plus intéressant pour vous. En réalité, les médias sociaux montrent ce qui provoque le plus d'engagement, c'est-à-dire où vous allez répondre, vous allez critiquer, vous allez tempêter, vous n'allez pas être content, vous allez faire un like. Quel que soit l'engagement, c'est ça qui fait qu'on reste sur le média social, donc qui permet au média social de vendre sa publicité.
On est donc dans un phénomène d'éditorialisation au service du média social. On n’est plus dans la logique de base d'espace public des médias sociaux.

Qu'est-ce qui marche dans ce cadre-là ? La peur sur internet, directement média social, un peu moins, par contre le complotisme c'est super ! Vous expliquez que des Illuminati dirigent le monde, ça marche à tous les coups. Vous trouvez partout des solutions, des réponses. En fait développer le cynisme, dire « ouais, tout ça c'est pourri » et provoquer des attaques en meute aussi.
L'intérêt qu'ont les médias sociaux à créer de l'engagement, donc à vous faire venir et revenir, exploite en fait des bas instincts chez tout un chacun d'entre nous et c'est pour ça qu’ils deviennent dangereux parce qu'ils vont détourner les gens de la vie collective. Le complotisme, très clairement, c'est le dernier allié des pouvoirs en place : « Vu que c'est un complot, on n'y peut rien parce qu’il y aura un autre complot derrière ». Bref !

13’ 28

Régulation

Dans cette situation, comment fait-on de la régulation ? Ça aussi c’est un problème essentiel qui est posé : on a une situation qui se développe, il y a des gens qui profitent des paniques morales, y compris les médias sociaux, pas seulement les médias organisés, comment va-t-on pouvoir les réguler ? Je pense, et je ne suis pas le seul, qu’il faut s'en prendre à leur modèle économique.
Au moment du développement des médias sociaux, parce que c'était nouveau, donc la sphère politique a toujours besoin du « hou là, on va regarder ce qui se passe avant de prendre une décision », on a accordé à ces plateformes le statut d'hébergeur, c'est-à-dire qu’ils n'étaient pas considérés comme des éditeurs. Si ça avait été des éditeurs, éditeurs de journal par exemple, il aurait fallu que le rédacteur en chef soit responsable du contenu, or, le contenu est versé par tout un chacun, par tous les gens qui peuvent se connecter. Il y a donc effectivement un risque, pour l'éditeur, de dire : « Je ne peux pas lire les millions de vidéos qui sont téléchargées toutes les minutes, je ne peux pas lire tous les posts qui sont mis sur Twitter, donc je suis l'hébergeur de la parole de quelqu'un d'autre. » C'était assez crédible tant qu'il n'y avait pas les algorithmes. Mais, à partir du moment où il y a les algorithmes qui sélectionnent, ils sélectionnent en promouvant et ils promeuvent donc des contenus dangereux, des contenus d'appel au terrorisme, à la violence, au cyber-harcèlement, je vais en parler tout à l'heure, donc les médias sociaux font la promotion de ces choses-là, on ne peut plus tout à fait penser qu'ils ne sont pas éditeurs. Il y a donc besoin de réfléchir à cette question-là, revenir en arrière, ce qui voudra dire qu'on n’aura plus un média social avec trois milliards d'utilisateurs comme Facebook. Parce que, si on veut se comporter comme un éditeur qui regarde un peu ce qui est publié dans l'édition de son média, il faudra que ce soit des formes plus petites, il faudra créer de l'emploi. C'est un élément important, donc ça veut dire qu'il faudra détruire les monopoles.
Il faut quand même se rendre compte que ces grandes plateformes numériques ont une vingtaine d'années et, en 20 ans, elles sont devenues plus riches et plus puissantes que la plupart des États de la planète. Il faut quand même mesurer ce qui s'est passé et se demander si ça peut continuer.

Une jeune fille, c'est mon héroïne actuelle, qui s'appelle Lina Khan, qui a fait sa thèse sur pourquoi Amazon est un monopole. C'est compliqué parce que, dans la logique traditionnelle des monopoles, celle qui a été élaborée dans les années 20 autour des monopoles du pétrole, on disait « une fois que j'ai une position de monopole, je fais payer plus cher l'utilisateur ; j'augmente les prix, j'ai un surcoût de monopole puisque, de toute façon, les gens sont obligés de passer par moi ». Chez Amazon ce n'est pas vrai puisque, au contraire, leur monopole est acquis en baissant sans arrêt les prix pour leurs usagers, en pressurant, par contre, les collègues qui appartiennent à la Marketplace d'Amazon, qui vendent grâce au système commercial d'Amazon et qui, eux, sont pressurés chaque jour de plus en plus. Mais Amazon fait baisser les prix.
Lina Khan démontre qu’il faut tenir compte d'un autre aspect qui est l'impact sur la société : quand un entrepôt Amazon se crée quelque part, s'il crée 500 emplois, il en détruit 1000. C'est donc là qu'il y a cette contradiction : tout le monde parle des 500 qui sont créés et pas des 1000 qui sont détruits.
On a donc cette logique-là, rendue obligatoire, de voir quel est l'impact auprès de la société et auprès des concurrents. Si on pressure les gens qui appartiennent à la plateforme du Marketplace, à partir de ce moment-là ils ne vont plus pouvoir faire une concurrence par les prix, donc, au final, c'est Amazon qui va capter l'ensemble de l'argent et imposer, en fait, sa propre loi à ses utilisateurs.
Lina Khan a fait sa thèse là-dessus. Maintenant elle a été nommée à la direction de la Federal Trade Commission, la FTC, l'agence qui gère le commerce aux États-Unis et elle est la cible des grandes plateformes de l'Internet, elle est la cible des Google, Amazon, Facebook, etc., qui la considèrent comme leur ennemi numéro 1. Autant dire qu’elle doit bien résister et la semaine dernière, sans se démonter, elle a porté plainte contre Amazon au nom de ces arguments-là. C'est parti pour une rude bataille juridique et, comme c'est mon héroïne, j'espère qu'elle va gagner !

On a un peu la même chose qui se passe en Europe. On a eu deux règlements qui ont été adoptés l'année dernière et qui entrent en œuvre maintenant, le Digital Markets Act et le Digital Services Act, deux règlements qui concernent principalement les grandes plateformes, donc, grosso modo, ça vise 14 plateformes, mais qui sont les acteurs majeurs du marché et des services numériques sur Internet.
La logique est un peu la même, c'est-à-dire qu’il faut que ces acteurs prouvent qu'ils se sont réellement donné les moyens de contrôler ce qui est diffusé, qu'ils protègent bien les données privées des usagers – c'est l'ancien règlement qui s'appelait le RGPD, le Règlement général sur la protection des données. Ça permis à la CNIL en France de demander plus d'un milliard à Meta, à Facebook. Là on n’est plus dans des amendes rigolotes, on est sur de vraies amendes sérieuses, pas si énormes que ça à l'échelle de ces grands opérateurs, mais cela a quand même tendance à avoir un impact énorme.
Donc là aussi, bien comprendre que face à ces entreprises la régulation, le rôle du politique, le rôle des choix politiques est quelque chose d'absolument essentiel.

Le « devenir merdique »

Cory Doctorow, excellent auteur de science-fiction, a utilisé un très beau mot. En anglais, c'est enshittification que j'ai traduit poliment par « devenir merdique », mais ça veut dire emmerdification des plateformes qui est un phénomène en quatre temps : premier temps la plateforme sert ses usagers, donc elle va baisser les prix, elle va rendre service, elle va faire aller beaucoup plus vite la livraison ; elle sert l'usager.
Quand elle a beaucoup d'usagers, elle se tourne vers le client, je distingue bien l'usager du client : l'usager c'est celui qui s’en sert, le client c'est celui qui paye et celui qui paye c'est celui qui fait de la publicité, c'est celui qui laisse un pourcentage à chaque fois qu'il dépose ses produits sur un Marketplace qui sera vendu et Amazon va capter à chaque fois 40 à 50 % du marché qui est là. Comme je suis éditeur et que nous avons des livres sur Amazon – dès qu'on ne les a plus sur Amazon c'est parce qu'ils ne sont plus disponibles, c'est embêtant –, à chaque fois qu'on vend un livre Amazon en prend à peu près la moitié, ce qui est bien plus que tous les libraires. Donc il se tourne vers le client et il fait payer le client.
Après, comme ils ont beaucoup d'usagers, ils demandent encore plus aux clients, c’est-à-dire que non seulement il faut payer, mais, maintenant, en plus, on a un abonnement à Amazon, sans arrêt ils réclament quelque chose en plus. Donc c'est la dégringolade.
Les médias sociaux mettent de plus en plus de publicité puisqu’ils ont besoin que les clients viennent, surtout que les clients commencent à se dire « ça ne marche pas si bien que ça la publicité sur Facebook, sur les médias sociaux ; elle est soi-disant ciblée, mais, en réalité, elle ne l’est pas du tout ; que je n'ai aucun contrôle sur le résultat », donc il y a de plus en plus de publicité. Bilan les usagers disent : « Ça va la publicité ! Je suis noyé, comme c'est inséré au milieu de mon flux je ne sais plus ce qui est de l'ordre de la publicité et de l'ordre de l'échange », et les usagers se désespèrent par rapport aux médias sociaux. Je ne sais pas si c'est votre cas, mais, statistiquement, il semblerait que ça provoque vraiment une espèce de dégoût, d'ennui avec les médias sociaux.

Le crétin digital

Ça c’est vous, moi ça va, je suis trop vieux, j'ai réussi à m'en sortir. Mais vous vous rendez compte que le QI votre génération sera inférieur au mien, pour la première fois dans le monde, dans la planète, dans l'histoire de l'humanité ! Typiquement, pour moi, ça c'est une panique morale : on a un entrepreneur de morale qui définit ce qui est bien et mal aujourd'hui : c'est le QI qui devient son moteur. Mais, en psychologie, tout le monde dit « hou là, là, le QI ne signifie pas grand-chose », surtout que le QI est adapté à certaines compétences qui étaient peut-être des compétences du passé. Sont-elles toutes les compétences qu'on a aujourd'hui ? Ça se discute sérieusement.
En même temps, et c'est ça qui est intéressant, c'est que même si je pense que c'est une panique morale, puisqu’il y avait une vraie étude sociologique qui disait que le niveau monte globalement, pas le niveau des plus compétents, le niveau moyen de la société et c'est important : quand on voit des gens qui disent : « Ils sont tous en train de devenir crétins », c'est parce qu’avant ils ne pensaient qu’à ceux qui allaient déjà à la fac, à ceux qui lisaient beaucoup, ils ne pensaient pas à l'immense majorité qui regardait la télévision plutôt que de lire, enfin !
Il y a des réalités en face qui sont la baisse, par exemple, de la lecture imprimée, des choses imprimées. Pour un éditeur de livres, vous comprenez que c'est ennuyeux. Je préférerais que vous lisiez beaucoup plus, je suis que sûr que vous achèteriez mes livres, ils sont tellement bons !

Le problème c'est qu’on a de plus en plus des activités où on est désinsérés : on se sert de notre téléphone au milieu d'autres activités pour lesquelles on n'aurait pas forcément le temps ou l'énergie pour ouvrir un livre, etc. On a donc beaucoup d'activités qui sont passées sur Internet. On nous dit qu’on est tout le temps devant nos écrans, mais les gens lisent aussi le journal, ils accèdent à des informations. On n'est pas devant l'écran de la même manière quand on s'ennuie et qu’on regarde Instagram, en passant, comme ça, au fur et à mesure, sans même lire, ou quand on est en train de lire quelque chose, de faire une recherche sur Wikipédia ou je ne sais quoi.

Une autre réalité, c'est la baisse du temps de sommeil qui est effectivement problématique notamment chez les ados occupés, la nuit, à jouer, à échanger, à chatter sur leur téléphone, etc., c'est une baisse du temps de sommeil, c'est une réalité.

L'autre réalité c'est que le les médias sociaux sont des outils de coordination et, pour les pouvoirs qui pensent que la jeunesse est une classe dangereuse, qu’elle est prête à faire des émeutes, le fait d’avoir un outil de coordination des émeutiers, forcément, et non pas d'information, surtout pas d'information sur les manquements ou les exagérations du pouvoir, mais un outil coordination, à ce moment-là où on va dénoncer l'outil de coordination lui-même.

C'est vrai aussi qu'il y a des moments familiaux qui sont plus difficiles quand les ados sortent leur téléphone à table, ou les grands-parents !

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