Émission Libre à vous ! sur Cause Commune du 7 novembre 2023

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Titre : Émission Libre à vous ! diffusée mardi 7 novembre 2023 sur radio Cause Commune

Intervenant·e·s : Jean-Christophe Becquet - Eva Vocz - Sylvestre Ledru - Bastien Le Querrec - Vincent Calame - Étienne Gonnu - Julie Chaumard à la régie

Lieu : Radio Cause Commune

Date : 7 novembre 2023

Durée : 1 h 30 min

Podcast PROVISOIRE

Page de présentation de l'émission

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Étienne Gonnu : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Sécuriser et réguler l’espace numérique, est-ce vraiment encore nécessaire ? Si la question peut se poser, en tout cas les députés ont bel et bien voté un projet de loi sous ce doux vocable pour un bel acronyme, le projet de loi SREN. Nous en discuterons avec La Quadrature du Net, Mozilla France et Act Up-Paris et ce sera le sujet principal de l’émission du jour.
Également au programme Lichess, le site de jeu d’échecs libre et la troisième partie de la chronique de Vincent Calame sur l’histoire politique des semences.
Nous allons parler de tout cela dans l’émission du jour.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.

Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou à nous poser toute question.

Nous sommes mardi 7 novembre, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.

À la réalisation de l’émission, Julie, pour sa première réalisation en solo, accompagnée d’Élise qui se forme à la régie. Bonjour à vous deux.

ÉliseBonjour.

Julie ChaumardBonjour. Bonne émission.

Étienne Gonnu : Merci. Nous vous souhaitons une excellente écoute.

[Jingle]

Chronique « Pépites libres » de Jean-Christophe Becquet - Lichess, le site de jeu d’échecs libre

Étienne Gonnu : Nous allons commencer par une nouvelle édition de la chronique « Pépites libres ». Jean-Christophe Becquet, vice-président et ancien président de l’April nous présente une ressource sous licence libre. Texte, image, vidéo ou base de données, sélectionnée pour son intérêt artistique, pédagogique, insolite ou utile. Les auteurs et autrices de ces pépites ont choisi de mettre l’accent sur les libertés accordées à leur public, parfois avec la complicité du chroniqueur. Bonjour Jean-Christophe, tu es avec nous ?

Jean-Christophe Becquet : Bonjour à tous. Bonjour à toutes.
C’est à toi, Étienne, que je dois ma pépite du jour. Je te remercie de me l’avoir signalée et j’en profite pour rappeler aux auditeurs et auditrices de Libre à vous ! que je suis toujours preneur de nouvelles idées pour cette chronique sur mon adresse mail : jcb@apitux.com, jcb comme Jean-Christophe Becquet.

Lichess est un site web sous licence libre consacré au jeu d'échecs. Il a été créé en 2010 par un développeur français, Thibault Duplessis. C’est le premier site d’échecs en France et le deuxième le plus fréquenté au monde avec cinq millions de parties jouées par jour.

Lichess est une combinaison de live/light/libre et chess, les échecs.
Le site est gratuit et sans publicité ni pistage, mais Thibault insiste : « La gratuité n'est pas vraiment au cœur du projet. Ce qui est important pour nous, c'est que ce soit du logiciel libre » ou encore « on n’utilise pas les joueurs d’échecs, ce sont eux qui utilisent Lichess ». Cela correspond véritablement au logiciel libre tel que nous le défendons à l’April !

Lichess est sous licence libre GNU Affero General Public License, en raccourci AGPL. « Tout le code est libre et tout le monde peut proposer des modifications, corriger des bugs ou apporter de nouvelles fonctionnalités. »
Lichess recherche aussi de l’aide pour la traduction, le design, la communication… Cette chronique sera ma modeste contribution au projet. Et Lichess ne libère pas que du code. Il partage également une base de données de parties de jeu d’échecs sous licence libre Creative Commons Zero.

Thibault raconte que Lichess a démarré comme un petit projet personnel pour apprendre la programmation. Peu à peu, « toute une communauté de joueurs s’est rassemblée autour de ce projet-là et s’est mise à contribuer et créer le projet de jeu d’échecs dont ils avaient envie ».
De nombreux sites d’échecs s’appuient aujourd’hui sur le code de Lichess. Cela fait un peu penser à l’histoire de Linus Torvalds avec le noyau Linux démarré comme un projet amateur lorsqu’il était étudiant.

Le projet Lichess est porté par une association française et le financement est assuré par des dons. Comme pour une adhésion à l’April, faire un don à Lichess n’apporte pas de contrepartie, il s’agit de soutenir le projet. Les comptes sont publics. L’association supporte une quinzaine de personnes salariées et les coûts liés au fonctionnement des serveurs. Cela représente un dollar par minute, soit environ 500 000 euros par an.

Lichess offre donc un environnement complet pour l’apprentissage et la pratique des échecs.
Le site est traduit dans presque une centaine de langues.
Lichess dénonce aujourd’hui un partenariat signé par la Fédération française des échecs avec la plateforme Immortal Game, une entreprise qui ne partage pas véritablement les valeurs prônées par Lichess.

Étienne Gonnu : Merci Jean-Christophe pour cette nouvelle pépite libre et ravi d’avoir pu t’inspirer cette chronique. Moi-même je ne joue pas aux échecs, c’est via Mastodon que je suis tombé sur cette pépite. J’ai trouvé le site inspirant et je me suis dit que ça pourrait te plaire. Je vois que j’ai eu raison et j’ai bien fait de te le communiquer.
Je vais rappeler que Libre à vous ! est une émission contributive. On appelle vraiment les auditeurs et auditrices à nous proposer des sujets, notamment des pépites libres. Comment ? Vous pouvez écrire directement à Jean-Christophe, il a donné son adresse, on la rappellera, ou nous écrire à bonjour@april.prg et on transmettra à Jean-Christophe.
Grand merci donc. Je te souhaite une bonne fin de journée et au mois prochain pour une nouvelle pépite libre ?

Jean-Christophe Becquet : Absolument. Bonne fin d’émission et merci à la nouvelle équipe à la régie. Coucou Julie.

Étienne Gonnu : Nous allons faire une pause musicale.

[Virgule musicale]

Étienne Gonnu : Après la pause musicale, nous parlerons avec nos invités d’un projet de loi récemment voté à l’Assemblée nationale pour sécuriser et réguler l’espace numérique.
Avant cela nous allons écouter Man of Glass par Lemon Knife. On se retrouve dans environ deux minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Man of Glass par Lemon Knife.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Man of Glass par Lemon Knife, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By.

[Jingle]

Étienne Gonnu : Passons maintenant à notre sujet suivant.

[Virgule musicale]

Projet de loi sécuriser et réguler l’espace numérique, SREN. Discussion suite au vote à l’Assemblée nationale avec La Quadrature du Net, Mozilla France et Act Up-Paris

Étienne Gonnu : Notre sujet principal, sécuriser et réguler l'espace numérique, SREN, un projet de loi adopté en juillet au Sénat avant d'être amendé et adopté le 17 octobre dernier par l'Assemblée nationale. Encore une énième loi pour contrôler les usages en ligne.
J’ai le plaisir de recevoir, en studio avec moi, pour discuter de ce projet loi, des représentants et représentante de trois associations qui se sont mobilisées sur ce texte : Sylvestre Ledru, responsable de la branche française de Mozilla et directeur de l'engineering ; Bastien Le Querrec, juriste à La Quadrature du Net et Eva Vocz, chargée de plaidoyer à Act Up-Paris sur le travail sexuel, qui va nous rejoindre en studio d'ici une ou deux minutes.

N'hésitez pas à participer à notre conversation au 09 72 51 55 46 ou sur le salon web dédié à l'émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat ». N'hésitez pas non plus à réagir sur Mastodon avec le mot clé #libreavous ou par message directement au compte aprilorg@pouet.april.org.
J'entends Eva, que je vais inviter à nous rejoindre tranquillement, tout va bien, on vient tout juste de commencer. Eva va s'installer avec nous et je vais peut-être propose à nos invités de se présenter ainsi que les structures qu’ils représentent. Commençons de manière très simple, par ordre alphabétique. Sylvestre Ledru, tu es responsable de la branche française de Mozilla.

Sylvestre Ledru : Tout à fait. Je suis à Mozilla depuis dix ans, je suis un geek et je contribue au logiciel libre depuis presque 20 ans. Je contribue à des projets comme Debian qui est une version de Linux, une distribution Linux. Je contribue au projet Rust et à de nombreux projets sur mon temps personnel. À Mozilla j'ai deux rôles : le premier, je m'occupe de l'ingénierie pour une partie de Firefox et d'autres projets internes et je suis responsable de la branche française, ce qui m'amène,des fois, à discuter et à échanger avec des législateurs.
Pour rappel, Mozilla est une structure qui a à peu près 1000 personnes salariées sur la planète. Nous sommes dans la plupart des pays occidentaux et notre principal projet, le plus connu, c'est Firefox, mais on fait d'autres projets comme Thunderbird, comme un VPN, comme de la documentation MDN [Mozilla Developer Network] et on intervient, autant que faire se peut et quand c'est nécessaire, dans le débat public sur des projets de loi à la fois en France, à Bruxelles, aux États-Unis, etc.

Étienne Gonnu : Vous ne proposez pas seulement des logiciels, vous ne développez pas seulement des logiciels. Il y a une communauté derrière, une conviction, une défense du logiciel libre de manière générale.

Sylvestre Ledru : Tout à fait. On est piloté par une mission qui a été écrite il y a une vingtaine d'années, qui vise à garder Internet libre, accessible à tous, sans restrictions et ce n'est pas toujours facile.

Étienne Gonnu : Non, il y a beaucoup de travail, sinon on serait pas là !
Bastien Le Querrec, tu es juriste à La Quadrature du Net.

Bastien Le Querrec : Bonjour. Je suis effectivement juriste à La Quadrature du Net, une association de défense des libertés numériques, elle a été créée en 2008. Un de nos premiers combats, qui est encore aujourd'hui un de nos combats, c'est la loi [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet] qui criminalise le partage en ligne.
Dans les premières années de La Quadrature, on s'est beaucoup intéressé aux libertés sur Internet. Notamment en 2014 et 2015, le virage sécuritaire en France a fait qu'on a un peu étendu nos activités pour nous intéresser aux questions de surveillance, de technologie qui va servir cette surveillance, qu'elle vienne des États, qu'elle vienne des grandes entreprises. C'est vrai qu'avec ce projet de loi SREN, on revient un peu à nos premiers amours, on reparle à nouveau de régulation internet, des plateformes. Pour nous, c'est un peu un retour aux sources pour remettre cette question sur la table : quel Internet veut-on, quel Internet émancipateur veut-on ? C’est très intéressant de remettre notre nez là-dedans.

Étienne Gonnu : Et encore beaucoup de travail, effectivement !

Bastien Le Querrec : Beaucoup de travail !

Étienne Gonnu : Eva Vocz, j'espère je ne prononce pas mal ton nom. Tu es chargée de plaidoyer à Act Up-Paris sur le travail sexuel.

Eva Vocz : Act Up-Paris est une association de lutte contre le VIH/Sida depuis 1989. Je suis chargée de plaidoyer sur le travail du sexe et aussi, par ailleurs, actrice pornographique. Je suis donc assez sensible aux questions du numérique et à ses régulations, parce que ça impacte directement le travail du sexe quel qu'il soit, qu'il s'agisse de prostitution ou de pornographie.

Étienne Gonnu : C’est Bastien qui a suggéré qu'on contacte Act Up-Paris. Là on parle d'un projet de loi pour réguler et sécuriser, bref !, pour contrôler les usages en ligne. Contacter Mozilla, contacter La Quadrature du Net ça paraît évident et je trouvais justement très intéressant d'avoir aussi des associations qui participent à ces luttes alors que ce n'est pas leur cœur de métier. Dans le cadre de notre échange, on va regarder plus concrètement ce sur quoi vous êtes engagés. Tu parles de ton intérêt pour la chose. Est-ce que c'est classique pour Act Up-Paris ou Act Up en général de s'intéresser à ces projets de loi ? C'est spécifique à celui-ci ?

Eva Vocz : En fait, on a déjà eu par le passé des liens avec La Quadrature du Net. Régulièrement, quand il y a des lois qui contrôlent les corps et les sexualités, Act Up s’en préoccupe et là il va y avoir, on en discutera tout à l'heure, un impact sur la prévention. Donc oui, c'est assez classique.

Étienne Gonnu : D’accord.
Comme je le disais le projet de loi, dans le cadre de sa navette parlementaire, a été adopté au Sénat puis à l'Assemblée et devrait passer en commission mixte paritaire d'ici la fin de l'année. La commission mixte paritaire est composée pour moitié de membres de l'Assemblée, pour moitié de membres du Sénat ; ils doivent discuter entre elles et eux pour trouver un texte de compromis entre les deux chambres et l'Assemblée nationale aura le dernier mot. À priori, sauf surprise, les deux chambres ont l'air quand même plutôt alignées. C'est souvent le cas sur ces sujets, quoique non, en tout cas sur celui-ci elles sont plutôt alignées. Par contre, la Commission européenne – peut-être qu'on en reparlera si on a le temps, c’est intéressant – n'a pas l'air du tout contente de ce qui a été fait en France, on pourra en discuter.
Pour commencer, je pense qu’il pourrait être intéressant de comprendre la raison d'être de ce projet de loi, quel était l'objectif annoncé par le gouvernement – on rappelle qu'un projet loi vient du gouvernement contrairement aux propositions de lois qui viennent des parlementaires ; que contenait-il initialement, il y a eu des évolutions justement du fait du travail parlementaire, et puis qu’est-ce que ça témoigne, globalement, de la vision politique de l'espace numérique puisque c’est le choix qui a été fait.
J’ai envie de me tourner vers La Quadrature. Bien sûr, tous nos invités auront sans doute des choses à apporter.
Tu l'as dit, à La Quadrature, depuis 2008 vous suivez consciencieusement tous ces sujets. Queue peux-tu nous dire de ce projet de loi en particulier et puis, plus généralement, de ce que ça traduit comme vision ?

Bastien Le Querrec : L'objectif de ce projet de loi c’est de réguler les plateformes. À La Quadrature du Net on le dit depuis plusieurs années : on a besoin de réguler les plateformes, on a besoin d'encadrer tout ça, de mieux encadrer. On n'est pas du tout dans le dans le discours « Internet c'est le Far West, il faut l'encadrer parce que c'est le Far West ». Par contre, on observe que certaines plateformes abusent de leur position, abusent de leur pouvoir, donc on a besoin de mettre un peu d'ordre là-dedans, notamment pour protéger les plus petits acteurs.
Le gouvernement part de ce constat « il faut faire un peu plus de régulation sur Internet » et il s'inscrit dans la continuité de textes européens, le Digital Services Act et le Digital Markets Act, deux textes européens qui voulaient un peu toiletter le droit européen autour des plateformes pour augmenter un peu les obligations, notamment sur ces très grandes plateformes. Mais le gouvernement va plus loin, il va beaucoup plus loin que le DSA et que le DMA avec une vision qui est également différente. Il a une vision très autoritaire de la chose, une vision très verticale où le gouvernement va imposer ses choix à des acteurs, un peu comme ça pourrait fonctionner avec la télé, sauf que là on est sur Internet justement. Avec une vision très autoritaire et verticale, il impose des choix en ignorant totalement les conséquences en matière de droits fondamentaux, les conséquences techniques aussi, comment on met en œuvre ces obligations. C'est pour cela que nous avons écrit que c'était un texte qui avait une vision très autoritaire, mais, également, qui ne comprenait pas ce qu'est Internet ou qui ne veut pas comprendre ce qu'est Internet.
La philosophie de ce projet de loi est très importante à avoir en tête, parce que, finalement, toutes les mesures qui ont été prises dans ce texte et également celles qui n'ont pas été adoptées – on parlera de la question de l'interopérabilité des réseaux sociaux, je crois, plus tard – sont vraiment dans cette ligne très autoritaire de réguler Internet en tapant du poing sur la table et peu importe les conséquences après.

Étienne Gonnu : Ce n'est pas forcément une position nouvelle. J'ai quand même l'impression que c'est souvent la position qui est adoptée, qui sert de philosophie et de fil conducteur à la plupart des lois dès qu'il s'agit de contrôler les usages en ligne. Tu trouves qu’il y a une spécificité de ce projet de loi. Non ?

Bastien Le Querrec : Non, ce n'est effectivement pas surprenant dans la mesure où, depuis de nombreuses années et, particulièrement, depuis le premier mandat d'Emmanuel Macron, on aligne les textes sécuritaires, on aligne les mesures autoritaires, en cela ce n'est pas surprenant. En revanche, ce qui est surprenant c'est d'avoir un texte qui est autant déconnecté de la réalité d'Internet. Autant il y a 15 ans on pouvait, à la limite, se dire que le gouvernement ne comprend pas ce qu'est Internet, ne voit pas vraiment les tenants et aboutissants, autant aujourd'hui, en 2023, avec l'armée de conseillers qu'on retrouve dans les ministères, avec le recul qu'on a, avec les exemples européens et internationaux, malgré tout ça le gouvernement persiste. C'est cela qui nous surprend, on voit qu’il y a vraiment quelque chose qui va à rebours de ce qu'est un Internet libre et décentralisé. En cela c'est une forme de surprise, une forme de nouvel élément, c'est une nouvelle forme d'autoritarisme et ça reste, du coup, une nouvelle forme.

Étienne Gonnu : Vision partagée par nos autres invités ? Sylvestre.

Sylvestre Ledru : Je serai un peu moins catégorique. Ce qui nous intéresse, ce qui nous intéressait dans le texte de loi c’était avant tout le filtre anti-arnaque qui nous impactait directement, on pourra y revenir plus en détail plus tard.
On était aussi intéressés dans le débat pour la vérification de l'âge pour l'accès aux sites pornographiques, parce que ça a introduit des contraintes techniques : qui on est sur Internet, comment peut-on vérifier qu'on n'est pas un chien derrière un clavier ? Ces choses-là sont quand même des problématiques de fond sur Internet, on a vu que ce sont des débats qui reviennent en Angleterre, en Louisiane, en Australie, ce sont des choses qui sont récurrentes. On s'est un peu impliqué dans le débat d'un point de vue médiatique autour de la vérification de l'âge pour l'accès aux sites pornographiques. On est un peu dubitatif : qui va collecter les pièces de données, comment ça va être sécurisé ? C’est une nouvelle boîte de Pandore qu'on ouvre. Les tiers de confiance, qu'est-ce que ça veut dire ? On fait confiance à un tiers, qui est ce tiers ? On a donc suivi ça à la fin du débat ou pendant le débat en fonction de comment on voit ce qui se passe.
La vérification de l'âge pour l'accès aux réseaux sociaux nous inquiète parce que ça voudrait dire que dès qu'on accède au moindre réseau social, les adultes devraient aussi partager leur pièce d'identité avec des acteurs tiers qui sont souvent des boîtes privées et souvent aux États-Unis.

Étienne Gonnu : Ce sont les sujets sur lesquels on va revenir plus en détail. J’ai l'impression qu'à chaque fois il y a une manière de projeter des solutions techniques à des problèmes politiques, sur des problèmes politiques, problèmes politiques qui ne sont pas forcément des problèmes, en tout cas qui sont décrits comme tels notamment dans ce projet loi. Souvent on parle de solutionnisme technologique, cette idée qu’il y aurait des solutions techniques pour répondre à un problème politique. Est-ce que vous trouvez que ce projet de loi incarne un petit peu cette vision ?

Sylvestre Ledru : En tant qu'ingénieur, j'adorerais qu'on puisse solutionner tous les problèmes sociétaux à base de technologie, j’aurais du travail jusqu'à la retraite sans aucun problème. Malheureusement, on voit dans nos sociétés que ça passe par l'éducation, ça passe par des associations comme Act Up, comme La Quadrature pour répéter qu’il n’y a pas toujours des solutions techniques à des problèmes sociétaux. Ça passe par l'éducation : sur l'accès aux sites pornos ou au harcèlement ça passe par l'école, ça passe par les parents.
J'aimerais qu'on puisse tout solutionner dans Firefox ou dans les systèmes d'exploitation, dans les systèmes concurrents. Malheureusement ce n'est pas le cas. On a des problèmes de fond dans nos sociétés qui peuvent être adressés uniquement par l'éducation, par la connaissance et par la bonne volonté.

Étienne Gonnu : Eva.

Eva Vocz : C'est vrai qu'au niveau de la protection des mineurs, parce que c'est ce qui est agité pour venir censurer l'espace numérique, ça fait effectivement quelques années que tous les ans il y a un nouveau projet de loi, une nouvelle proposition de loi qui traite du sujet, mais on n'entend pas beaucoup parler d'éducation aux sexualités. Depuis 2001, une loi impose que les élèves aient trois séances annuelles d'éducation à la vie sexuelle et affective. Cette loi n'est pas appliquée. Ça a fait l'objet d'un recours judiciaire des associations SOS homophobie, Sidaction et le Planning Familial. On aimerait que la classe politique se focalise aussi plus là-dessus. Quand les jeunes se tournent vers Internet et tombent sur des sites pornographiques, dans les trois quarts du temps c'est parce qu’ils cherchent de l'information sur la sexualité, parce que dans leur famille on ne leur en parle pas, à l'école on leur en parle pas et Internet reste un espace de ressources.

Étienne Gonnu : Je trouve que ça fait écho à ce que disait Bastien, cette déconnexion. D'un côté on traite du numérique : il faut trouver des solutions techniques, point, et ça croise, bien sûr, puisque le numérique est en fait imbriqué dans le reste de nos existences, de nos intimités, de nos interactions. Pendant les débats, on entendait parfois des échos par des députés de l'opposition, justement, « il y a des lois qui existent, mettez les ressources là, si vous avez si vous êtes vraiment à cœur d'adresser ces problématiques ». C'est ce que tu nous décris, cette déconnexion. Finalement on invente des solutions là où elles existent déjà, mais elles ne sont pas mises en œuvre, parce que, en plus, des lois existent sans être mises en œuvre.

Eva Vocz : Du coup, ça donne l'impression que l'intention du législateur ce n'est pas forcément de protéger les mineurs, mais de contrôler les plateformes numériques.

Étienne Gonnu : Bastien, tu parlais aussi de ce côté très vertical. Ma sensation, pas que sur ce projet de loi mais de manière générale, c'est qu'on s’adresse aussi à un certain Internet qui existe, construit autour de silos technologiques, de très gros acteurs, Google, Amazon, etc. J’ai l’impression que par ces projets de loi ou, aussi, par des directives ou des règlements qu’il a pu y avoir en Europe, quelque part les gouvernements prennent acte de cette réalité-là, de cet Internet-là qui serait très vertical, plutôt que de chercher à développer, à défendre un Internet qui serait au service de l'intérêt général, pour dire les choses de manière très sobre. Finalement on prend acte de cette réalité, de ces îlots technologiques, et on cherche, à en les régulant, à faire comme s'il n'y avait qu’eux. Je ne suis pas forcément très clair, je vais le redire autrement : on cherche tellement à les réguler qu'en fait parfois on écrase et on empêche peut-être d'autres formes d'Internet d'émerger ; je pense aux réseaux sociaux. On voulait tellement réguler, donc on s'adresse à des énormes plateformes, on fait comme s'il n'y avait que des énormes plateformes et on empêche d'autres initiatives. J’ai l’impression qu'il y a peu cette problématique-là, peut-être, sur le projet de loi.

Bastien Le Querrec : C'est exactement ça et on pourrait même prendre la question dans l'autre sens : du fait de cette régulation, on a effectivement ces grands acteurs dont l'hégémonie est confirmée, mais, également, ces régulations sont mises en place parce que ces grands acteurs existent déjà.
En matière de lutte contre les contenus haineux et à caractère terroriste c'était la fameuse loi Avia qui a été complètement dépouillée à la fin par le Conseil constitutionnel. Cette loi prévoyait des obligations pour les plateformes : retirer les contenus qui avaient été notifiés par les internautes ou par la police en une heure pour les contenus à caractère terroriste identifiés par la police, en 24 heures pour les contenus haineux notifiés par les internautes et le Conseil constitutionnel a dit à la fin : c'est une attente disproportionnée à la liberté d'expression parce qu'on ne peut pas en une heure ou en 24 heures savoir ce qui est vraiment à retirer ou pas. Sauf qu'en fait ce mécanisme-là de notification, de retrait, a été pensé parce que c'est déjà ce que les grandes plateformes, à l'époque Twitter et Facebook, disaient être capables de faire. Ce type de régulation existe aussi parce qu’on a ces grands acteurs qui affirment pouvoir faire plein de choses, ce n'est pas forcément vrai en pratique, mais, ensuite, ces obligations nouvelles vont renforcer leur place dominante.
Je sais pas, Eva, si tu veux parler de tout le lobbying de certains sites pornographiques sur ce projet de loi. Les plateformes qui pourront faire cette vérification d’âge, qui auront les moyens, qui auront développé les outils pourront continuer à exister, les autres hop !, on les mettra dehors. Il y a donc aussi cette manière très verticale de réguler les plateformes qui, tout en s'appuyant sur ces silos, va les renforcer et va faire en sorte qu’on ait encore moins de décentralisation possible, encore moins de petits acteurs qui puissent exister, parce qu’on aura ces choix techniques qui bloqueront absolument tout.

Eva Vocz : Oui, c'est ça. Les gros sites pornographiques ont tout intérêt à mettre en avant les solutions techniques de la carte bancaire pour pouvoir vendre leurs contenus alors même que Visa et Mastercard discriminent, en fait, les travailleurs du sexe et, du coup, le petit site indé de porno artisanale ne pourra pas forcément mettre en place ces mêmes solutions techniques : on ne peut pas envisager les mêmes choses pour les gros du numérique et les tout petits.

Étienne Gonnu : Ça renforce non seulement les gens du numérique, mais ça renforce aussi des industries qui génèrent, finalement des problématiques très justes, notamment des violences qui seraient exercées sur des femmes, qui ressortiraient sur ces sites pornos. Je ne suis pas très clair : les très gros sites pornographiques sont une très grosse industrie du sexe. Dans ces grosses industries, on imagine que ça va générer plus facilement des violences potentielles, qu’il y a aussi moins de contrôle sur consentement des personnes, des travailleurs et travailleuses du sexe, là ou sur des plus petites plateformes ça peut être une autre forme de pornographie. Ce n'est pas forcément le sujet, on pourra peut-être y revenir en détail, on en rediscutera. Je pense que ce sont des sujets pour lesquels il faut être assez précis dans les termes qu'on utilise et je ne le suis pas forcément.
Je vais me tourner vers Sylvestre on parle de gros acteurs. Mozilla est à la fois un gros acteur et, peut-être, pas tant que ça comparé à d'autres. Comment perçois-tu ce débat sur cette question de légifération qui renforce, finalement, des positions dominantes ?

Sylvestre Ledru : Nous sommes convaincus, comme La Quadrature, qu’il y a besoin de réguler Internet. Si on attend que les acteurs s'auto-régulent on n'y arrivera pas. Il y a quelques mois, on a entendu la déclaration d'Eric Schmidt, l'ancien PDG de Google, au sujet des Large Language Models comme ChatGPT qui disait : « Laissez faire les experts du domaine, nous allons nous réguler nous-mêmes ». On sait que ça ne fonctionne pas, il y a donc besoin d'avoir le législateur qui intervient dans nos démocraties pour mettre des barrières ou pour faciliter l'arrivée d'entrants.
On sait qu'il y a besoin de lois. La question c'est : comment ces lois sont-elles conçues ? Avec qui comme experts ? On l'a vu dans les débats sur le texte de loi qui nous a particulièrement intéressés sur le filtre anti-arnaque : il y a des experts, il y a des députés qui savent de quoi ils parlent, il y en a certains pour qui c'est un peu moins le cas. On le voit aussi à Bruxelles, sur certains sujets, où il y a quand même un manque d'implication de certains experts dans le débat ou un manque de consultation des experts dans certains débats.
On peut concevoir des lois pour améliorer Internet, mais c'est quand même mieux quand il y a des experts qui sont impliqués !

Étienne Gonnu : Tu m'offres une super transition sur un autre aspect que je voulais évoque sur ce sujet, vu le contexte dans lequel s'inscrit ce projet de loi. Je vais signaler une remarque sur le webchat. Mmuman nous fait remarquer que la loi Avia est revenue par des lois au niveau de l'Union européenne.
Bastien a évoqué le Digital Services Act et le Digital Markets Act, des règlements européens qui visent à réguler les services numériques et les marchés numériques, je résume très simplement. Ce sont des règlements d'application directe, il n’y a pas besoin de lois de transposition. Finalement, la France a cherché à prendre les devants là où il n'y avait pas forcément lieu de le faire. Sur certaines dispositions on peut se poser la question. Tu as parlé de la loi Avia qui avait des problèmes de constitutionnalité, ici on se retrouve peut-être avec des questions de conventionnalité, il y a peut-être des dispositions du texte qui ne sont pas conformes au droit européen. On a l'impression, malheureusement, que la France est plutôt régulièrement abonnée à ça et aime bien s'imaginer un petit peu locomotive de toute la législation européenne et puis il y a des enjeux politiques, qui va un peu poser les bases de comment on va réguler Internet. Par une lettre apparemment assez enflammée, la Commission européenne a laissé entendre son mécontentement au gouvernement français. Comment recevez-vous ça, comment interprétez-vous ça ? Qu’en faites-vous ?

Bastien Le Querrec : Ce qui est ce qui est assez amusant c'est que nous, à la Quadrature, depuis juillet où nous avons commencé à être actifs sur ce dossier-là, on n'a pas arrêté de dire que cette vérification de l'âge pour les sites à caractère pornographique est contraire au droit européen, elle pose des problèmes en termes de libertés fondamentales, mais elle est également contraire aux règles sur l'intégration européenne. On n'arrête pas de dire que ça va impliquer une surveillance généralisée des contenus. Comment fait-on, sur un réseau social, pour discriminer les contenus pornographiques ou faux du reste ? On n'a pas besoin de faire cette vérification d’âge, c’est tout simplement en analysant tous les contenus automatiquement parce que, humainement, c'est impossible. On a été pris un peu comme des rigolos qui ne savent pas ce qu’ils disent, qui ne maîtrisent pas leur sujet, et finalement la Commission européenne, ces derniers mois, est venue dire exactement la même chose.
Pour l'instant, la position de la Commission européenne est relativement décevante parce qu'elle ne s'intéresse pas aux questions de libertés fondamentales, la Commission européenne n'a pas dit à la France « c'est contraire au droit à la vie privée, c'est contraire à la liberté d'expression ». En revanche, l'avis circonstancié qui est technique, dans ce document qui a été envoyé formellement à la France, cet avis circonstancié dit que cette régulation des plateformes va créer un îlot en France où on aura des obligations supplémentaires qui n'existent pas dans le reste de l'Union européenne alors que ce n'est pas justifié et ça va morceler le marché européen autour des plateformes, une vision très économique. C'est pour cela que nous sommes un peu déçus parce qu’on parle d'économie, de libre marché et pas de libertés fondamentales. Mais, au moins sur ça, la Commission partage cet avis. Ce qui nous intéresse surtout c’est que la Commission est du même avis que nous : techniquement, effectivement, ça va créer une obligation de surveillance des contenus qui est très problématique parce que là, pour le coup, indirectement dans un deuxième temps, ça va avoir des conséquences sur la liberté d'expression, sur la protection des données personnelles, parce que, quand on se sait surveillé, on modifie ses comportements, c'est quelque chose de naturel. C'est pour cela que la Commission, pour l'instant, a mis le holà en menaçant la France si elle persiste dans sa position d'aller plus loin dans les sanctions européennes possible. On voit donc qu'il y a un début de mobilisation de la part de la Commission. Jusqu'où ça ira ? On ne sait pas encore. Il y a plein d'actions possibles de la part de la Commission européenne, à voir lesquelles elle prendra, mais c'est relativement nouveau. Il y a quand même peu de textes pour lesquels la Commission dit aussi frontalement à un État membre, et à la France en particulier, « ce que vous êtes en train de faire c'est à mettre à la poubelle », parce que, globalement, elle ne laisse pas de porte de sortie, à part, « votre vérification de l'âge vous la mettez à la poubelle parce que c'est contraire au droit de l'Union. »

Étienne Gonnu : Donc à suivre effectivement et finalement ce sera peut-être une des portes de sortie qu'on peut envisager par rapport à certaines parties du texte.

Eva Vocz : Je me marre un peu. On peut supposer que le texte va se prendre une « avia » comme on dit dans le jargon. Il y a des dispositions qui sont quand même assez scandaleuses du point de vue de la liberté d'expression, de la liberté aussi de création artistique. Un amendement de Francesca Pasquini, une députée écologiste, est passé. Il propose d'introduire le même modèle d'action que celui qui est utilisé pour le terrorisme, Pharos, pour les images et représentations de viols, de torture, de barbarie. Une bonne partie d'Internet a dit : « Attention, ça va censurer une bonne partie de la littérature, du cinéma, etc. On ne peut pas placer le Marquis de Sade sur le même plan que des contenus terroristes », pourtant ils l’ont votée quand même. Le gouvernement s'y est opposé en disant « tout cela n'est peut-être pas constitutionnel ». On peut supposer que ça va être adopté aussi en commission mixte paritaire, mais ce genre de disposition va probablement se faire censurer derrère. Du coup, j’ai proposé qu’on mange des pop-corns à la Quadrature du Net en regardant.

Étienne Gonnu : Pour l’instant, les commissions mixtes paritaires sont à huis-clos, on ne peut donc pas savoir ce qui s'y passe, ce qui, je trouve, pose pas mal de questions d'un point de vue démocratique. C'est aussi souvent l'occasion de faire le ménage dans ce genre de dispositions qui tombe un peu par surprise, mais ça dit quelque chose. En quelques minutes, tu nous as décrit très simplement ce dispositif qui, effectivement, ne tient pas la route ; il n’y a pas besoin de pousser très loin l’analyse pour le comprendre et ça pose effectivement question sur la façon dont on construit des textes qui se veulent pointus. C’est peut-être la difficulté, c’est un texte tellement fourre-tout ! On va prendre quelques exemples de dispositions qui sont portées, c'est vrai que ça parlait à la fois de filtre anti-arnaque, de contrôle d'âge, de systèmes de vérification d'âge pour accéder à du contenu pornographique, de la question de la lutte contre le cyberharcèlement, de réguler aussi, pas au départ mais c'est rentré, la question de la légifération sur la législation des jeux numériques en ligne. Beaucoup de sujets et sans doute trop.
Je pense qu’on va s'intéresser plus précisément à prendre des exemples et montrer là où vos associations ont pu s'engager.
Avant cela, on va écouter une pause musicale afin de respirer et de souffler. Je vous propose d'écouter Shadows par Shelby Merry. On se retrouve après. Belle journée à l'écoute de Cause Commune, la voix des possibles.

Pause musicale : Shadows par Shelby Merry.

Voix off : Cause Commune, 93.1.

Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Shadows par Shelby Merry, disponible sous licence Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.

[Jingle]

Deuxième partie

Étienne Gonnu : Je suis Étienne