Wikipédia, chacun sait ce qui lui plait - La méthode scientifique

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Titre : Wikipédia, chacun sait ce qui lui plait

Intervenants : Mélanie Dulong de Rosnay - Lionel Barbe - Nicolas Martin

Lieu : Émission la méthode scientifique - France Culture

Date : septembre 2018

Durée : 58 min

Écouter ou télécharger le podcast

Licence de la transcription : Verbatim

NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Statut : Transcrit MO

Description

La version française de Wikipédia vient de dépasser deux millions d'articles, mais qui sont ses contributeurs et pourquoi y participent-ils ? Qu’est ce que Wikipédia a changé dans notre rapport au savoir ?

Transcription

Nicolas Martin : Au mois de juillet dernier la version française de Wikipédia a dépassé les deux millions d’articles en ligne. Aujourd’hui l’encyclopédie participative est le cinquième site le plus consulté au monde. Elle possède des versions dans près de 300 langues avec un total qui tourne autour de 40 millions d’articles publiés. Bref, Wikipédia est devenu un objet incontournable.
Mais est-ce que le terme d’encyclopédie s’applique encore ? Quelle est la ligne de crête entre la contribution collective et la précision des savoirs ? Wikipédia est-il devenu autre chose, un commun, un espace collectif gratuit et égalitaire ou, au contraire, le lieu de la controverse et de la politisation des connaissances ?
« Wikipédia chacun sait ce qu’il lui plaît », c’est le problème qui va nous occuper dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La méthode scientifique.
Et pour répondre à toutes ces questions nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Mélanie Dulong de Rosnay. Bonjour.

Mélanie Dulong de Rosnay : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes chargée de recherche CNRS, chercheuse en technologies, spécialisée dans l’étude des biens communs numériques. Bonjour Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris Nanterre ; vous avez codirigé cet ouvrage collectif Wikipédia, objet scientifique non identifié avec Louise Merzaeu et Valérie Schafer, c’était aux éditions des Presses de Paris Ouest.
Vous pouvez suivre cette émission comme tous les jours en direct sur France Culture, en podcast sur freanceculture.fr ou sur votre application préférée et, en parallèle, via notre fil Twitter @lamethodeFC. Nous allons, comme chaque jour, poster un certain nombre de liens de références qui seront abordées ou en complément de l’écoute de cette émission d’aujourd’hui.
Nous allons donc parler longuement, abondamment, de la nature exacte de cette nouvelle forme de collecte du savoir qu’est Wikipédia, s’il s’agit à proprement parler d’une encyclopédie ou d’autre chose, d’une nouvelle forme de consignation et de transmission des connaissances. Mais avant de lâcher ce mot maudit de disruption, il nous a semblé bon de replonger dans l’histoire et en l’occurrence dans la façon dont l’encyclopédie première du nom, celle de Diderot et d’Alembert, fut accueillie fraîchement, vous allez l’entendre, au moment de sa publication.

Voix off de Pierre Grosclaude : Lorsque parut en juillet 1751 le premier volume de l’Encyclopédie, de ce grand dictionnaire des arts et des sciences dont Diderot et d’Alembert dirigeaient la publication, les critiques et les pamphlets fusèrent de toutes parts. L’entreprise était immense ; on s’aperçut bientôt qu’elle était audacieuse. La hardiesse de certains articles ne tarda point à inquiéter les esprits hostiles aux idées libérales et au libre examen ; on trouvait inquiétant pour la monarchie absolue l’article « autorité politique », dangereux pour le dogme les articles tels que « âme », « aristotélisme ». Un adversaire redoutable de l’Encyclopédie allait se dresser : Jean-François Boyer, ancien évêque de Mirepoix, ancien précepteur du Dauphin, premier aumônier de la Dauphine, membre de l’Académie française, de l’Académie des sciences et de l’Académie des inscriptions et, par surcroît, détenteur de la feuille des bénéfices. C’est ce haut personnage qui avertit Louis XV des tendances suspectes de l’Encyclopédie. Il en fit part également au chancelier de Lamoignon et au fils de celui-ci, Lamoignon de Malesherbes, qui venait d’être nommé au poste délicat de directeur de la librairie. Malesherbes, tout favorable qu’il fut aux idées nouvelles, ne put refuser de donner satisfaction à Boyer et l’on décida que tous les articles devraient dorénavant recevoir l’imprimatur théologique de trois censeurs désignés par la direction des affaires ecclésiastiques. Désormais l’Encyclopédie allait être étroitement surveillée ! »

Nicolas Martin : Voilà. Extrait de L’heure de culture française par Pierre Grosclaude ; c’est à la radiodiffusion française en 1956. Finalement, quand on entend cette archive qui parle de l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot, on n’est pas très loin de certains reproches, d’une certaine volonté de contrôle qu’on a pu pour connaître dans l’histoire, même plus courte et plus récente de Wikipédia, Lionel Barbe ?

Lionel Barbe : Oui, disons qu’évidemment c’est souvent le cas en matière d’innovation, surtout, le mot que vous avez prononcé entre guillemets « disruptive », en tout cas pour dire un mot à la mode, c’est-à-dire des innovations un peu de rupture. Il faut rajouter que si je cite d’Alembert en 1751 dans l’introduction à l’Encyclopédie, il disait lui-même « j’assume de mon œuvre la qualité variable des articles, la structuration imparfaite, la difficile représentativité des disciplines ». Autrement dit, on y est tout à fait aujourd’hui avec Wikipédia.

Nicolas Martin : C’est ça. C’est intéressant parce que, finalement, toute nouvelle forme de re-collection du savoir est, par nature, un bouleversement intellectuel, social, culturel, Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Et le bouleversement en termes de contrôle de la qualité ou de certification de la connaissance, c’est que, contrairement à ce qui vient d’être dit, il n’y a pas d’imprimatur, il n’y a pas un chercheur ou un professeur qui va valider un contenu. Donc le mode de production et le mode de référence ce sera la source. Il y aura le point de vue, il y a la méthode du point de vue neutre et avoir une source. N’importe quelle personne sans crédit universitaire peut, c’est pour ça que Wikipédia a été appelée la République des sciences démocratisées, par exemple, dans un article.

Nicolas Martin : Il y a évidemment non seulement de l’histoire et des siècles, mais aussi une différence fondamentale dans l’écriture, dans la rédaction, dans la structure même de cette re-collection de savoirs entre l’Encyclopédie savante, l’Encyclopédie d’experts et ce que va être Wikipédia, ce dont on va parler aujourd’hui, Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Oui. Tout à fait. C’est-à-dire qu’on a identifié dans Wikipédia ce qu’on peut appeler des paradoxes, mais qu’on retrouve souvent, encore une fois, dans les innovations de rupture. Plusieurs paradoxes :

  • le premier c’est que tout le monde la critique mais que tout le monde l’utilise, on pourra y revenir ;
  • le deuxième c’est qu’on a dit que c’était finalement une encyclopédie des ignorants ; je crois que l’expression est de Dominique Cardon et donc ça paraît, bien sûr, paradoxal ;
  • le troisième paradoxe : en apparence tout le monde peut participer, mais en fait, il est relativement difficile de contribuer à Wikipédia ; on pourra y revenir également ;
  • et quatrième paradoxe, on a parlé d’un consensus impossible. C’est-à-dire qu’évidemment on ne peut jamais mettre tout le monde d’accord, et donc comment on fait dans ce cadre ?

Nicolas Martin : Vous venez de faire le plan de l’émission ; c’est parfait, on va le suivre, on va le dérouler. J’aimerais qu’on commence peut-être par rappeler un peu les origines de Wikipédia, d’où ça vient, quelle en est l’histoire, comment est-ce que commence cette aventure. Qui veut s’y coller ? Lionel Barbe.

Lionel Barbe : C’est une histoire, justement aussi, assez singulière, puisque ça commence en 1996 ; vous avez Jimmy Wales, avec deux de ses compatriotes américains, qui va fonder un portail qui s’appelait Bomis qui était un portail, en fait, qui proposait notamment des images et, pour ne rien vous cacher, notamment des images érotiques. Et puis bon, ça marche relativement bien et c’est quelqu’un qui était quand même relié aux communautés un petit peu du Libre, de logiciel libre.

Nicolas Martin : On est en 1996 !

Lionel Barbe : En 1996. Et en 1998, si je ne m’abuse, il va avoir cette idée d’encyclopédie, mais au départ une encyclopédie finalement classique en ligne, avec un comité de validation par des experts, Nupedia donc, qui va être lancée.
Et puis, ce qui se passe, pour faire vite bien sûr, c’est qu’au bout de deux-trois ans, donc on est à peu près en 2000, il s’aperçoit que Nupedia n’avance pas ; le processus de validation est très long, et puis il entend parler de ce nouveau logiciel en ligne, le wiki, qui permet l’édition spontanée des articles ; ça l’intéresse et il en discute notamment avec Larry Sanger, le cocréateur de Wikipédia qu’il embauche, qui était donc le rédac chef de Wikipédia. Certains articles de Nupedia vont se retrouver aux débuts de Wikipédia et il dit lui-même, il l’avait dit je crois à une conférence TED en 2005, il dit : « J’ai rassemblé une ragtag band », c’est-à-dire on voit bien, peut-être des informaticiens, peut-être des gens qui étaient un peu plus côté culture hippie, etc., il dit : « Je leur ai donné des outils et ils ont créé Wikipédia. » Donc on voit, en fait, quelque chose qui n’était absolument pas prévu au départ.

Nicolas Martin : Ce qu’il faut bien rappeler pour les gens qui ont connu les origines de Wikipédia et puis l’explosion du wiki au début des années 2000, c’est-à-dire le wiki c’était des pages web que tout le monde pouvait éditer ; c’était un sorte de livre ouvert dans lequel chacun pouvait apporter, corriger, gommer, remplacer. Le wiki c’est bien un outil, en fait, numérique ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Voilà, tout à fait. Et en plus de votre excellente description, on préserve l’historique de toutes les modifications et aussi de toutes les discussions, de tous les débats, ce qui a fait controverse. Donc quand on consulte la page « historique », on voit comment ce fameux point de vue neutre a pu se construire, quelle personne a négocié avec quelle autre, quelles ont été les disputes, les changements. Parfois il y a des guerres pour modifier une page ; il y a de nombreuses règles pour gérer cet espace de liberté, pour notamment gérer les conflits.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est qu’on a donc l’alliance, finalement, d’une volonté d’un contenu démocratisé, participatif, et d’un outil qui va, justement, devenir la structure puisque aujourd’hui il y a certains autres wikis, ça sert beaucoup pour les ???, pour des univers, bref, etc., mais Wikipédia est devenu l’étendard de ce nouvel outil en fait. Il est devenu le synonyme en quelque sorte.

Lionel Barbe : Je pense que Wikipédia c’est même plus que ça, parce que, finalement, Wikipédia c’est la preuve qu’avec des outils numériques ouverts on peut aboutir à un projet de très grande dimension, mondial, créé par des dizaines ou des centaines de milliers de personnes sans qu’il y ait un système de rémunération, en tout cas de rémunération pécuniaire. C’est-à-dire qu’on se rapproche, bien sûr, de la théorie des communs. Si vous voulez, Wikipédia, d’une certaine façon, est la preuve vivante qu’on peut faire participer, travailler même puisque c’est une forme de travail, des gens à une œuvre collective pour le bien commun.

Nicolas Martin : On sait et puis on va y revenir qu’il y a quelque chose autour de la loi des grands nombres qui conduit à une forme d’autorégulation, mais quand on est en 2000-2001, aux tout premiers moments de Wikipédia, eh bien il n’y a pas encore cette loi des grands nombres ; c’est le début, c’est le balbutiement. Comment ça commence ? Comment est-ce que ça prend ? Pourquoi est-ce que ça fonctionne, en fait, Wikipédia au départ Lionel Barbe ?

11’ 02

Lionel Barbe : Moi j’ai identifié les grandes phases de développement de Wikipédia.
La première phase, effectivement, c’est ce qu’on peut appeler l’enfance. C’est une phase de très forte incrémentation quantitative des contenus avec une qualité qui, il faut bien le dire, au départ évidemment est extrêmement variable puisque tout le monde y va de sa petite phrase sur tel et tel sujet. Ça ce sont les premières années, il faut que ça grossisse. Et à partir du moment où effectivement ça prend, il faut dire qu’il y avait quelques autres projets concurrents qui ont été absorbés aussi, au fur et à mesure par Wikipédia.

Nicolas Martin : Par exemple ?

Lionel Barbe : Il y avait GNUPedia et après il y a eu Citizendium, on pourra y revenir, mais dans les années 2000, l’idée d’une encyclopédie en ligne était une idée qui tournait dans les milieux liés au logiciel libre.
Donc il y a eu cette première phase. À partir de 2006-2007, c’est expliqué notamment par Pierre-Carl Langlais dans notre livre, on a eu la phase « références nécessaires ». Cette phase « références nécessaires » c’est celle dont parlait Mélanie tout à l’heure, c’est-à-dire il faut sourcer. Et à partir de là on a eu un très fort virage qualitatif.

Nicolas Martin : Il faut bien marquer effectivement ce basculement parce que dans ses premières années, Wikipédia a un peu une aura, on parle de 2001-2006, dans cette phase d’incrémentation quantitative, on parle d’effet piranha. C’est le succès (???).

Lionel Barbe : L’effet piranha, c’est l’effet, en fait, qui fait que dès que par exemple vous mettez « la pomme est un fruit », c’est l’exemple classique et, à partir de là, une personne va dire « la pomme est un fruit qui comporte tant d’espèces ». Et à partir de là quelqu’un va dire « telle espèce a telles caractéristiques, etc. » C’est l’effet que ça attire de plus en plus de gens qui vont donc participer à cet article, se prendre de passion pour un sujet et puis le développer, le développer, le développer.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est cette première partie est marquée en tout cas par une vraie, et qui va durer longtemps, qui va coller à l’image de Wikipédia, par une vraie ère de suspicion. C’est-à-dire que ce qui est sur Wikipédia, c’est bien mais, en même temps, il faut faire attention. Et cette image-là va coller quand même un bout de temps, Mélanie Dulong de Rosnay, à Wikipédia ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Mais en fait les wikipédiens et les chercheurs qui se sont intéressés au phénomène ont rapidement démontré que le vandalisme ne pouvait pas diminuer la qualité des pages pendant longtemps, puisque dès qu’une modification un peu farfelue était opérée, immédiatement un éditeur ou un administrateur regardait les modifications et c’était corrigé dans un laps de temps très court.

Nicolas Martin : Ça c’est la question du vandalisme, c’est-à-dire la volonté de mettre dans Wikipédia des informations que l’on sait erronées, mais, sur la nature des informations qui étaient recensées, il y avait aussi des soupçons de partialité, des soupçons de volonté de manipulation idéologique ; enfin cette image-là, on en reparlera tout à l’heure notamment auprès de l’enseignement, des chercheurs, même dans le secondaire, elle est quand même restée longtemps assez vivace.

Lionel Barbe : Je pense qu’elle l’est encore parce que, si vous voulez, d’une part que ce que vous avez dit sur les lobbies n’est pas complètement faux : il y a un certain nombre de lobbies qui sont actifs sur Wikipédia et c’est pour ça aussi que le système immunitaire de Wikipédia, comme le disait Mélanie, est extrêmement puissant, extrêmement efficient. Et par ailleurs l’image de Wikipédia, on a un article dans notre livre qui en parle, est encore relativement dégradée dans l’enseignement. Ce qui est intéressant c’est de constater c’est que par exemple moi depuis quelques années, on me demande d’enseigner les pratiques pédagogiques en classe, aux enseignants du secondaire, avec Wikipédia. Par contre au niveau on va dire de l’État, en tout cas des ministères, etc., l’image a changé : il y a eu des partenariats avec le ministère de la culture, il y en a eu d’autres.
Donc en haut l’image a changé, mais au niveau de l’enseignement, c’est variable. Et mes étudiants au départ, parce que j’ai atelier sur Wikipédia depuis des années, souvent, au départ, ont une image encore un peu négative, donc je peux y travailler.

Nicolas Martin : Pour avancer rapidement, pour conclure cette histoire qui est quand même une histoire relativement courte, qui a une vingtaine d’années donc qu’on peut raconter vite. Vous le disiez 2007, il y a ce basculement qualitatif avec l’apparition « références nécessaires », c’est-à-dire aujourd’hui quelque chose qui est constitutif et qui est absolument vraiment l’un des piliers de Wikipédia c’est l’obligation de sourcer. Un article dans Wikipédia sans sources, c’est un article qui disparaît.

Lionel Barbe : Tout à fait. Et qui disparaît très vite !

Nicolas Martin : On reparlera de cette notion, j’aime bien l’idée de système immunitaire. Oui, Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : Peut-être qu’une prochaine phase serait la diversification des contributeurs. Depuis de nombreuses années, Wikimedia, la fondation, remarque que la majorité des contributeurs sont plutôt des hommes, plutôt jeunes, plutôt éduqués, plutôt situés dans les pays du Nord. Donc ça a une influence non seulement sur le contenu, mais aussi sur le choix des pages qui vont être rédigées. Donc un défi est d’élargir…

Nicolas Martin : La base des contributeurs.

Mélanie Dulong de Rosnay : Exactement.

Nicolas Martin : On va revenir sur l’état actuel de Wikipédia, des contributeurs, des articles, etc. J’aimerais qu’on finisse cet historique rapide par une autre date jalon qui là, pour le coup, date jalon symbolique, Lionel Barbe, 2012 : les encyclopédies historiques – Universalis, Britannica – décident d’interrompre leurs versions papier éditées. Est-ce qu’on peut parler de victoire de Wikipédia ? Ou est-ce qu’on est vraiment sur quelque chose de frontal ? Une opposition absolue à ces anciens modèles d’encyclopédies ?

Lionel Barbe : Pas du tout. Objectivement je pense que Wikipédia aurait parfaitement pu cohabiter, d’ailleurs il y a toujours la version en ligne d’Universalis, avec les autres encyclopédies. Évidement il y a eu des discussions, effectivement je me rappelle très bien 2005-2006, il y a même eu une réunion entre des wikipédiens et des gens de chez Universalis et les wikipédiens étaient absolument ouverts, très positifs. Non, je crois simplement que c’est un modèle de structuration des savoirs qui peut-être, effectivement, a pris le relais d’un modèle qui, d’une certaine façon, était peut-être un peu dépassé. Mais c’est tout, il n’y a aucune opposition en la matière.

Nicolas Martin : Ce qui nous fait arriver à l’heure actuelle, en 2018, à cette bascule des deux millions qui est un prétexte qu’on a utilisé pour parler de Wikipédia, ça fait un bout de temps qu’on voulait en parler dans La méthode scientifique et vous écrivez, on peut lire dans votre ouvrage collectif « à l’heure actuelle nous sommes dans une phase où le magma se solidifie : le nombre d’articles a tendance à diminuer dans les Wikipédia les plus avancés ».

Lionel Barbe : Alors la création du nombre d’articles, mais c’est remis en cause. On va dire que ça s’est stabilisé.

Nicolas Martin : On est autour de trente millions au niveau international, toutes langues confondues, c’est ça ?

Lionel Barbe : Sans doute, j’avoue que je n’ai pas le dernier chiffre en tête.

Nicolas Martin : C’est ce qu’on avait compté.

Lionel Barbe : Je vous fais confiance.

Nicolas Martin : 40 millions maintenant.

Lionel Barbe : 40 millions. Ça va relativement vite. Ce qui se passe c’est que, par contre, l’édition sous IP a très fortement diminué, c’est-à-dire qu’aujourd’hui vous avez quand même un grand nombre de contributeurs qui sont des gros contributeurs.

Nicolas Martin : Édition sous IP, précisez en quelques mots ce que c’est !

Lionel Barbe : C’est-à-dire les gens qui vont juste modifier une phrase sans s’identifier, qui n’ont pas de pseudo. Donc la part des éditions sous IP a diminué ; le nombre de nouveaux articles, on va dire, est en stagnation, peut-être légère baisse, à discuter, mais en tout cas, oui, je pense qu’on est dans une phase qui en appelle de plus en plus à ce qu’on pourrait appeler les experts.

[Pause musicale]

Voix off : La méthode scientifique, Nicolas Martin.

Nicolas Martin : Il est 16 heures bientôt 20 minutes sur France Culture, nous parlons de Wikipédia tout au long de cette heure en compagnie de Mélanie Dulong de Rosnay et de Lionel Barbe. Vous venez de prononcer un mot intéressant, Lionel Barbe, c’est : le retour des experts.
On a commencé cette émission en disant finalement la différence entre l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert c’est qu’on est passé d’une encyclopédie d’experts à une encyclopédie du grand public, à une encyclopédie populaire. Aujourd’hui, en 2018, ce problème de taxonomie numérique, en quelque sorte, qu’est-ce que c’est que Wikipédia ? Est-ce que c’est vraiment, à nouveau finalement avec la maturité, au bout d’une vingtaine d’années, une encyclopédie d’experts ? Est-ce que c’est autre chose ? Quelle est la nature des savoirs qui sont dispensés dans Wikipédia ? Est-ce qu’on peut les circonscrire ? Lionel Barbe d’abord puis Mélanie Dulong de Rosnay sur cette question.

Lionel Barbe : Juste un mot. Je voulais quand même préciser que quand je dis « experts » c’est dans un sens relativement large. Par exemple je vais inclure des wikipédiens experts, c’est-à-dire des wikipédiens qui connaissent très bien les règles devenues effectivement très larges, relativement complexes, de Wikipédia. Donc ce ne sont pas forcément des experts d’une discipline mais aussi des experts de Wikipédia.

Nicolas Martin : Ça c’est pour définir la notion d’expert, certes, mais aujourd’hui, du coup, comment définir cet objet de transmission, de collection des savoirs qu’est Wikipédia ?

Lionel Barbe : Ce n’est pas très évident à définir.

Nicolas Martin : On va essayer.

Lionel Barbe : Ça correspond quand même assez bien à la définition d’une encyclopédie et d’ailleurs ça a était mis en exergue par Pierre Lévy qui avait fait un article sur le système épistémologique de Wikipédia et il faisait remarquer très justement que, finalement, la structuration des savoirs sur Wikipédia est relativement classique, c’est-à-dire que vous retrouvez les grandes catégories de savoirs ; vous retrouvez les biais classiques des sociétés occidentales, c’est-à-dire une vision un petit peu occidentalo-centrée ; vous retrouvez, comme l’a dit Mélanie, une très forte proportion d’hommes.

Nicolas Martin : On parle de 80 % de contributeurs masculins.

Lionel Barbe : Oui, c’est ça, on parle de 80 %, donc c’est quand même un déséquilibre qui est un énorme, qui est peut-être lié aussi au fait que les racines de Wikipédia se rapprochent aussi au monde de l’informatique.
Donc vous avez aussi la question, du coup, de la représentation des femmes sur Wikipédia, qui, vous le savez…

Nicolas Martin : Dont on va reparler tout à l’heure dans le reportage sur le gender gap de Wikipédia.

Lionel Barbe : Qui a fait aussi beaucoup de bruit. Mais bon ! L’idée c’est de dire que, bien sûr, il y a un côté rupture dans cette innovation, mais qu’il y a aussi, évidemment, un côté continuité.

Nicolas Martin : Mélanie Dulong de Rosnay, votre opinion sur la nature exacte de cette entité qu’est aujourd’hui Wikipédia ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Je suis d’accord avec ce que tu viens de dire, Lionel, l’expertise aboutit un peu à une spécialisation des tâches et on n’a pas seulement la personne qui va emblématiquement créer un article de A à Z, un nouvel article, on a des contributeurs qui se spécialisent dans l’édition, dans l’administration, dans la définition des règles. Comme tu disais, il y a l’expertise.

Nicolas Martin : Ça c’est l’expertise formelle.

Mélanie Dulong de Rosnay : Voilà, de toutes les règles.

Nicolas Martin : Mais sur le fond on dit souvent « Wikipédia, finalement, c’est un savoir large, mais de surface ». Est-ce que c’est vrai aujourd’hui encore, Mélanie Dulong de Rosnay ?

Mélanie Dulong de Rosnay : C’est difficile à dire ; je pense que ça dépend vraiment des articles. Il y a des articles qui sont créés par des doctorants, par des chercheurs, qui sont de qualité, qui sourcent des articles scientifiques. Je ne pense pas qu’on puisse généraliser ; on trouve vraiment de tout. En plus des articles, on peut aussi trouver différents médias. Il y a spécialisation, peut-être, on n’a pas parlé encore de Wikimedia Commons avec des photos ; les informaticiens aussi peuvent participer à des projets annexes comme Wikidata. Il y aurait une tâche sur la création de taxonomie, de catégories.

Nicolas Martin : On va parler de la galaxie Wikipédia, tout ce que vous venez de définir. Pour le moment je veux bien qu’on se cantonne à ce qu’est l’objet Wikipédia et on verra, justement, tous ses dérivés après. On a souvent dit, mais ce n’est peut-être effectivement plus le cas maintenant, c’est pour ça que je vous interroge Lionel Barbe, que le savoir dispensé par Wikipédia était un savoir assez généraliste qui évitait, dans une certaine mesure, l’expertise. Pour m’en servir comme source aujourd’hui pour préparer l’émission, notamment sur les sujets scientifiques, il y a des articles de physique théorique qui sont extrêmement pointus.

22’ 56

Lionel Barbe : Oui. C’est une vision qui est