Sobriété numérique : le temps de la grande désintoxication

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Titre : Sobriété numérique : le temps de la grande désintoxication ?

Intervenant·es : Guillaume Pitron - Asma Mhalla - Raphaël Guastavi - Julien Pillot - Thibault Lieura

Lieu : Paris - Le printemps de l'économie

Date : 19 octobre 2022

Durée : 59 min 50

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Dire que le numérique a révolutionné notre quotidien est un euphémisme, tant il a contribué - et contribue encore - à modifier en profondeur nos usages ainsi que l'ensemble des techniques de conception, de production et de distribution. Mais, cette société et ce capitalisme du numérique inquiètent au fur et à mesure que progresse notre compréhension de ses impacts structurels sur les plans environnemental et social. Pourvoyeur de solutions concrètes, le numérique fait aussi l'objet d'une exploitation et d'un usage inconsidérés qui se traduit notamment par des tensions alarmantes sur les ressources naturelles et énergétiques que seule une plus grande sobriété des usages pourrait atténuer. Mais des entreprises aux utilisateurs, l'homo numericus est-il prêt à se désintoxiquer ?

Transcription

Thibault Lieurade : Bonjour tout le monde. Bienvenue dans cette session intitulée « Sobriété numérique – Le temps de la grande désintoxication ? », une session qui a été conçue par Omnes Education et Julien Pillot ici présent.
Je suis Thibault Lieurade, chef de rubrique pour la rubrique Économie et entreprises du site The Conversation et je suis ravi d’être associé une nouvelle fois à ce bel évènement qu’est le Printemps de l’économie. Merci Pierre-Pascal.

Pendant cette heure, je vous invite à réfléchir, avec nos intervenants, aux enjeux de l’économie dans les politiques de sobriété qui s’imposent actuellement, qui s’imposent de plus en plus. Je vais simplement rappeler que l’empreinte carbone de la France liée au numérique c’est 2,5 % de l’empreinte carbone totale de la France et c’est en augmentation. Pourtant, on entend beaucoup parler d’efforts nécessaires dans le transport, l’aérien, pensez aux jets privés, l’agriculture, le chauffage avec cette température à 19 degrés qui nous est recommandée, mais beaucoup moins dans le numérique. Est-ce qu’on peut parler d’exception tant les outils digitaux sont devenus absolument incontournables ? On va même en avoir besoin pour cette table ronde puisqu’on a deux intervenants à distance. Est-ce qu’on peut parler d’exception ? Peut-être faut-il aussi parler, pour reprendre le titre de cette table ronde, d’intoxication ? C’est ce que nous allons voir avec nos intervenants. Je précise juste qu’on va essayer de garder dix minutes à la fin pour vos questions, autant que vous participiez, je pense que ça peut être intéressant, évidemment, d’avoir vos réactions.
On va écouter Asma Mhalla qui est maître de conférences, maîtresse de conférences à Science Po, spécialiste des enjeux politiques de l’économie numérique et Julien Pillot, qui a conçu cette session, enseignant-chercheur à l’INSEEC [Institut des hautes études économiques et commerciales], spécialiste des questions de concurrence et de stratégie notamment dans l’économie numérique. Malheureusement, il est excusé ce matin, Raphaël Guastavi, directeur-adjoint de la direction économie circulaire de l’Ademe [Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie], qui peut, néanmoins, être présent avec nous par visioconférence. On va vous passer la parole, mais avant, en introduction de cette table ronde, on va diffuser une courte vidéo de Guillaume Pitron. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler de Guillaume Pitron, c’est un journaliste et réalisateur qui fait un travail essentiel, il faut le dire, je pense. Son premier livre, qui a été publié en 2018, La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique, est vraiment l’un des premiers qui alerte sur cet impact du numérique qu’on voit finalement relativement peu ou qu’on refuse de voir. On va étudier cette question. Guillaume Pitron nous a fait l’amitié de nous enregistrer une brève vidéo que je vous propose de regarder tout de suite.

Guillaume Pitron, en off : Bonjour. Merci de m’avoir invité de au Printemps de l’économie et, en particulier, à cette session dédiée à la pollution numérique et à la question de la sobriété numérique. Malheureusement je ne peux pas être là. Je remercie Julien Pillot de m’avoir invité, je ne peux pas être présent. Néanmoins, à la demande de Julien Pillot, j’enregistre, je préenregistre volontiers ce court message.

Je m’appelle Guillaume Pitron, je suis journaliste, je suis réalisateur de documentaires. Je suis notamment l’auteur d’un livre, qui a été publié l’année dernière, qui est intitulé L’enfer numérique – Voyage au bout d’un like, un livre qui traite précisément de l’impact matériel du numérique, de la pollution numérique.

Je voudrais juste, de façon très courte, vous rappeler que la pollution numérique est de trois ordres.
C’est d’abord une pollution matérielle, surtout une pollution matérielle, il n’y a rien de virtuel dans le matériel ; nos interfaces, c’est-à-dire les téléphones portables, les ordinateurs, les tablettes, les serveurs, les câbles sous-marins, les satellites grâce auxquels transite la donnée, tout cela ce sont des infrastructures bel et bien physiques.
70/75 % de la pollution numérique, c’est d’abord une pollution qui est due aux ressources notamment minérales que nous extrayons du sol et tous les impacts de la mine pour pouvoir ensuite vivre nos vies en ligne.
Il y a une autre pollution, c’est celle qui est générée par la consommation d’électricité pour faire tourner l’infrastructure. En France le numérique représente 10 % de notre consommation d’électricité, 6 % à l’échelle mondiale. C’est une électricité dont la part dans la production et la consommation mondiale augmente et sera probablement multipliée par deux entre 2025 et 2030. C’est une électricité qui doit être produite notamment avec des ressources fossiles.
Le numérique c’est 4 %, à peu près, des émissions de gaz à effet de serre et c’est là aussi une pollution qui a impact sur le réchauffement climatique, qui va croissant, puisque ces 4 % pourraient devenir 8 % d’ici la fin de la décennie.

Comment on prend-on à bras-le-corps ces sujets ? Eh bien, on les traite d’abord à l’échelle individuelle. La première chose à faire pour limiter l’impact environnemental du numérique, il en sera certainement question lors de cette session, c’est d’abord de s’attaquer à l’obsolescence programmée des équipements numériques qui nous entourent. Il faut les garder le plus longtemps possible, réutiliser, réparer, réduire, ce sont des verbes qui sont clés en vue de garder nos interfaces toujours plus longtemps et de réduire ainsi l’impact matériel de nos modes de vie connectés.

Il y a évidemment des sujets autour de notre consommation de données qui se posent. Les fournisseurs d’infrastructures cloud, notamment, sont de plus en plus cornaqués par les autorités pour améliorer leur efficience. Cette limitation de la production de données s’applique également à nous : en tant que consommateurs, nous pouvons faire des gestes très simples tels que réduire la qualité de nos vidéos, éteindre notre modem. Ce sont des gestes qui sont très simples mais qui permettent également de limiter cet impact de la production d’électricité autour de notre activité internet.

Et puis la question de la modération de nos usages numériques et de l’impact écologique du numérique, je pense, n’échappera pas à des débats, ne permettra pas de faire l’économie d’un débat sur les modèles économiques d’Internet qui, aujourd’hui, favorisent la gratuité, qui permettent, qui créent une forme de simili-gratuité qui est, bien évidemment, une fausse gratuité et qui génère une surconsommation de nos outils. Je pense qu’on ne fera pas l’économie d’un débat sur la question de la priorisation de nos usages d’Internet. Aujourd’hui il n’a pas de hiérarchie des usages, ça s’appelle la neutralité du Web, mais je pense que cette question va être ouverte à l’avenir.

Et puis, nous allons peut-être être rattrapés par ces enjeux de « sobriété », entre guillemets, numérique, même si je suis mal à l’aise avec le mot de sobriété quand il est question de numérique, mais nous serons peut-être rattrapés parce sujet parce que notre santé mentale, notre santé physique, la protection de la démocratie, la protection de l’environnement sont des valeurs qui, dans les prochaines années, vont nous paraître plus importantes que le fait de pouvoir surfer toujours davantage sur les réseaux sociaux, être dans le métavers ou encore avoir la dernière version de je ne sais quel iPhone. Ce sont des valeurs qui sont peut-être au-devant de nous comme des facteurs limitants auto-limitants à notre production de données, à notre consommation numérique et qui œuvreront pour un numérique plus responsable, je l’espère en tout cas. Bonne session au ???. Merci de m’avoir écouté. À bientôt.

Thibault Lieurade : Cette vidéo constitue, Julien tu ne vas pas me contredire, une excellente introduction. Elle aborde beaucoup de points qu’on va développer. Il y a tout d’abord cette phrase, je voudrais te faire réagir à cette phrase Julien que dit Guillaume Pitron : « Il n’y a rien de virtuel dans le numérique » .

Julien Pillot : Je vais réagir à la phrase, Thibault, mais, avant toute chose, je voudrais déjà vous remercier d’être présents et présentes aussi nombreux et nombreuses aujourd’hui pour venir nous écouter. Preuve que la question du numérique et de l’économie qu’il génère, mais également, peut-être, le côté sombre ce de cette économie également – le plan de l’impact écologique, énergétique – intéresse de plus en plus de monde. Donc je suis très content d’être de nouveau parmi vous et devant vous aujourd’hui pour aborder cette thématique.

Effectivement, Thibault, il n’y a rien de virtuel dans le numérique. Il y a un terme que je proscris dans l’ensemble des cours que je peux donner, l’ensemble des conférences que je peux donner, c’est le terme de « dématérialisation ». Dématérialisation, c’est un terme pour nous faire croire que, derrière le numérique, tout est dans le nuage, c’est super, c’est génial. Sauf qu’en fait non ! Le numérique repose sur de la re-matérialisation, énormément de matérialisation, pour pouvoir concrétiser tout ce dont on a besoin, pour faire du numérique, c’est-à-dire à la fois des objets connectés, des terminaux, des smartphones, des ordinateurs, des réseaux pour pouvoir les mettre en connexion, qu’ils soient réseaux physiques ou réseaux mobiles, et puis c’est également beaucoup d’énergie pour pouvoir faire tous les usages numériques auxquels nous sommes de plus en plus accoutumés. Il est temps de se désintoxiquer. Si j’ai appelé cette session du jour « Le temps de la de la désintoxication » c’est parce que je n’ignore rien de la face sombre du numérique. Il y a effectivement derrière le numérique énormément de matériel.

Prenez un objet du quotidien, par exemple le smartphone : 25 % de ses composants sont des métaux. On trouve tout un tas de métaux dans les smartphones, on trouve du gallium, du tantale, du nickel, du cobalt, du cuivre, de l’or. Ces métaux sont présents en toutes petites quantités, ce sont des grammes, en fait, mis bout à bout ce sont des grammes, sauf qu’on produit de milliards de smartphones, on produit aussi des milliards d’ordinateurs, peut-être pas des milliards, en tout cas des milliers de serveurs cloud et tout cela est très consommateur en métaux.
C’est là que l’économiste doit faire l’effort de dialoguer avec d’autres disciplines que sa discipline pour pouvoir comprendre un petit peu ce qui se passe au niveau de la géologie. Donc on va écouter des géologues, notamment Aurore Stephant que j’aurais bien voulu avoir aujourd’hui parmi nous, qui aurait expliqué ça beaucoup mieux que moi, pour comprendre, finalement, quel est l’impact de l’extraction des métaux dont on a besoin pour notre numérique. Eh bien ça fait froid dans le dos, croyez-moi !

Déjà, comprenez que les mines c’est 8 à 10 % de la consommation énergétique mondiale et c’est 4 à 7 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Pour aller creuser toujours plus profondément des trous dans le sol pour trouver les métaux dont on a besoin pour nos usages industriels mais aussi numériques, voilà ce qu’il en coûte en matière info-énergétique, mais également en matière de pollution. Mais ce n’est pas tout ! Je vais prendre un métal parmi d’autres pour expliquer un petit peu mon propos et l’illustrer. Prenons l’or. Pour une mine d’or de taille moyenne, l’énergie nécessaire pour extraire l’or c’est environ 30 000 foyers français, on va dire, qui sont déjà très consommateurs d’énergie, par an. La dernière fois que j’ai regardé les chiffres, 2015, il y avait 400 mines d’or officielles. En fait, avec ces 400 mines d’or vous alimentiez en énergie, pendant un an, 12 millions de foyers français. Je ne parle que de l’or. Il faut ajouter, à côté, toutes les autres industries extractives, même au-delà de la mine, parce qu’on pourrait parler du gaz et du pétrole. Ce n’est pas tout. Est-ce que vous savez lorsque l’on extrait, lorsqu’on détruit une tonne de roche quelle est la quantité d’or qu’on arrive à extraire. ? Thibault est-ce que tu sais ça ?

Thibault Lieurade : Aucune idée.

Julien Pillot : Pareil ça va vous donner le vertige. Le rendement énergétique de l’or est absolument catastrophique : pour pouvoir extraire un gramme d’or il faut détruire une tonne de roche ; un gramme d’or, une tonne de roche ! Extraire cette roche a nécessité énormément d’énergie. Je passe évidemment sur les drames humains, mais on pourrait éventuellement en reparler. Il a fallu beaucoup d’énergie. L’énergie qu’on utilise pour pouvoir extraire cet or et ces métaux ce n’est pas de l’énergie renouvelable, c’est de l’énergie carbonée, la plupart du temps c’est du charbon ou du gaz naturel, qui n’a d’ailleurs de naturel que le nom ! Et puis, pour l’instant, cet or est sous forme de paillettes, parfois d’atomes, donc il a besoin d’être amalgamé, c’est le terme technique, donc on va utiliser beaucoup de cyanure, éventuellement du mercure, maintenant c’est beaucoup plus du cyanure. Il va y avoir un gros processus de cyanuration, donc beaucoup de chimie qu’on injecte pour pouvoir faire un usage industriel, pratique, de cet or. Ce cyanure, derrière, peut évidemment causer des dégâts écologiques absolument dramatiques.

C’est donc un petit tout ça la face cachée du numérique, c’est l’énergie et la pollution qui est occasionnée par une extraction de plus en plus intensive de métaux dont on a besoin pour tous nos équipements numériques, mais également pour alimenter en énergie tout ce grand cirque-là.

Voilà ! Il est peut-être temps de se désintoxiquer, parce que le simple fait d’utiliser de façon massive les outils numériques et les services auxquels on nous accoutume a un impact écologique et environnemental très fort sur l’amont de la filière.

Thibault Lieurade : Merci Julien pour ce panorama pas forcément très réjouissant.
Asma, tu avais publié un article sur The Conversation, il y a quelque temps, intitulé « Les services des GAFAM sont devenus une commodité indispensable ». N’est-on pas là dans une impasse avec, d’un côté, tous les impacts décrits par Julien et puis cet aspect demande qui, finalement, ne semble pas vouloir renoncer à tous les services que lui offre le numérique aujourd’hui ?

14’ 20

Asma Mhalla : Merci Thibault.