« Sobriété numérique : le temps de la grande désintoxication » : différence entre les versions

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<b>Asma Mhalla : </b>Merci Thibault.<br/>
<b>Asma Mhalla : </b>Merci Thibault.<br/>
Pour répondre, j’aimerais simplement vous réexpliquer très brièvement, puisqu’on a un public de jeunes – étudiants, lycéens – et que ce sont des notions qui ne sont pas forcément très connues.
Oui, l’économie numérique est tout sauf virtuelle, ça c’est une vérité, mais c’est un tout petit peu plus compliqué que ça. Pour vous expliquer cette chose qui est fondamentale, il faut que je refasse un petit détour par la définition de ce qu’est le cyberespace ; en réalité c’est ce dont il s’agit et ça va me permettre de répondre à ta question. <br/>
Le cyberespace, vraiment la structure, l’architecture globale de ce qu’on appelle l’Internet mondialisé, réseau global, interconnecté, etc., en tout cas c’était l’utopie initiale, l’architecture initiale de cette infrastructure aujourd’hui absolument essentielle et qui est le socle de l’économie du 21e siècle. Et c’est là où on va avoir une petite contradiction, un petit paradoxe à dépasser.
Le cyberespace a une première couche qui, elle, est fondamentalement physique et ce ne sont pas que vos <em>devices</em>, ce ne sont pas que les smartphones qui sont extrêmement consommateurs, ce sont aussi les câbles sous-marins, ce sont aussi les satellites, ce sont aussi les <em>datacenters</em>, c’est aussi tout ce qui va servir construire ça, et aujourd’hui on a une bataille géopolitique énorme autour de ça. Vous avez sans doute entendu parler des semi-conducteurs qui donnent lieu à une espèce de guerre géopolitique ou de techno-guerre entre les États-unis et la Chine notamment.<br/>
Tout ça est très compliqué parce que, à la fois, vous avez cette première couche physique qui est l’objet d’enjeux géopolitiques et d’une politisation de l’économie, c’est de la géoéconomie, et vous avez ensuite, je vous épargne tous les détails, la couche finale du cyberespace, celle que vous, vous voyez, c’est-à-dire vos usages, les applications, les applicatifs, les réseaux sociaux, vos achats en ligne, les nôtres, etc. Et tout ça, en réalité, est interdépendant et imbriqué et l’un ne peut pas aller sans l’autre.
Quand je parlais d’accoutumance des usages, c’était aussi un tout petit peu dans les prémisses de cette réflexion-là, c’est-à-dire qu’au-delà de la question des Big Tech ou des GAFAM, l’économie mondiale est basée aujourd’hui sur l’économie de la donnée parce que c’est là où se crée la valeur économique, et non seulement la valeur économique, mais une valeur économique qui est militarisée dans un champ géopolitique où la tech est un enjeu.<br/>
Et là on a un petit problème. On a cette schizophrénie du système où, à la fois, on a une injonction écologique réelle et, en même temps, les États se livrent une guerre d’hégémonie parce que la technologie ou la maîtrise, le contrôle de la technologie c’est en réalité le contrôle demain du monde, parce que vous y incorporez de la norme, donc de l’idéologie, donc votre vision du monde et, à partir de là, on a une inflation disons techniciste du sujet. Et c'est là où on a une réflexion fondamentale globale et j’en finirai peut-être là.<br/>
Tout à l’heure je vous ai expliqué le cyberespace, réseau interconnecté mondial. On observe depuis quelque temps, en réalité depuis des années mais qui subit une accélération depuis quelques mois, c’est la fragmentation de ce cyberespace en autant de blocs idéologiques géopolitiques. On a la Russie qui se déconnecte progressivement, la Chine qui s’était déjà déconnectée, l’Iran, et puis le camp occidental. Les régimes autoritaires, dans leurs stratégies technologiques, préemptent assez peu le sujet de la sobriété, les enjeux, pour eux, sont ailleurs, hormis un petit peu la Chine qui, lors du dernier Congrès, a développé un début de réflexion sur la question, et puis vous avez, nous, le camp occidental. La question, pour nous démocraties, qui parlons d’État de droit et de démocratie, est que fait-on ?, parce que j’ai l’impression qu’on en parle beaucoup, mais j’ai l’impression qu’on fait encore assez peu. Et ça peut être une ligne de clivage et de démarcation idéologique justement.
<b>Thibault Lieurade : </b>Merci Asma.<br/>
Raphaël Guastavi, vous nous rejoignez en visioconférence. Je voudrais vous faire réagir à un point de la vidéo de Guillaume Pitron. Il disait qu’il est mal à l’aise avec le terme de sobriété. Qu’est-ce que vous en pensez ? Comment définiriez-vous la sobriété ?
<b>Raphaël Guastavi : </b>Bonjour à tous. Désolé de ne pas pouvoir être présent avec vous ce matin pour des raisons de difficultés de transport.<br/>
Il ne faut pas être mal à l’aise avec le sujet de la sobriété. Je pense qu’aujourd’hui c’est quelque chose qui commence à être compris et qui ne doit pas être un sujet qui fait peur. La sobriété est aujourd’hui obligatoire pour pouvoir continuer à vivre correctement, notamment vis-à-vis des limites planétaires.
Pour nous, le sujet de la sobriété, déjà de façon générale, est une réflexion qui doit être individuelle et collective, basée sur l’expression des besoins et questionner les besoins réels par rapport à différents sujets et à différents sujets autour de l’usage des produits et des services, en l’occurrence des services numériques, avec un objectif d’équité, un objectif d’intérêt général, qui doit permettre de développer des démarches qui permettront de concevoir différemment, de fabriquer différemment, d’utiliser des équipements et des services de façon plus réfléchie, donc répondre à un besoin qui doit être dicté à la fois par des besoins sociaux, fondamentaux évidemment, et ce sujet des limites planétaires. Pour cela, il est important de connaître – c’est ce que Guillaume Pitron met en avant dans ses différents ouvrages, c’est ce que nous mettons en avant dans nos différentes études – les impacts des systèmes pour pouvoir aller, après, sur cette réflexion de sobriété et de conception différente des différents produits et services.
<b>Thibault Lieurade : </b>Justement, est-ce que vous nous dire deux mots sur les études de l’Ademe qui montrent que le numérique est le domaine où le consommateur refuse de regarder la réalité en face, quelque part, son impact, du moins il le réalise moins ?
<b>Raphaël Guastavi : </b>C’est ça, c’est surtout qu’il le réalise moins, ça a été dit, c’est éviter le terme « dématérialisation » là où, justement, tous les services reposent avant tout sur du matériel. Rappeler que tout ce qui est service sur des <em>datacenters</em>, des <em>clouds</em>, c’est très poétique, on a effectivement l’impression qu’on est sur un nuage très vaporeux et qui n’a que très peu d’impact alors qu’en réalité tout repose sur du matériel qui se multiplie ; là, effectivement, le problème ce n’est pas seulement l’empreinte actuelle, mais c’est l’empreinte future si ce sujet de la sobriété et de la plus grande efficacité n’est pas mis en œuvre.<br/>
Aujourd’hui, ça a été dit, l’empreinte carbone liée aux services numériques, en France, représente 2,5 % de l’empreinte carbone, ce sont 17 millions de tonnes de CO<sub>2</sub> équivalent, avec, comme principal impact, celui lié à tout ce qui est équipement, donc les terminaux utilisateurs, que ce soit les téléviseurs qui sont finalement aujourd’hui des objets connectés, les smartphones ou les ordinateurs, c’est 80 % de la partie émissions de gaz à effet de serre ; les centres de données ça représente à peu près 15 % et la partie réseau qui est activée, soit des réseaux mobiles soit des réseaux fixes, représente à peu près 5 % de la partie carbonée des services numériques ; 10 % de la consommation électrique française, ça a aussi été dit, et ce qu’on ne voit pas, encore moins, lié justement à toute cette partie extraction, là aussi ça a été évoqué, toute cette partie matérielle représente finalement à peu près une tonne par an et par habitant en France, donc une tonne par an et par habitant liée à nos usages numériques. Si on le met en chiffres en ressources ce sont 62 millions de tonnes de ressources qui sont déplacées annuellement juste pour pouvoir finalement accéder à tous nos services et à tous nos équipements.
Ce sont des impacts qui sont réels, qui sont invisibles, évidemment, mais qui ont des impacts partout sur la planète et sur l’ensemble du cycle de vie de l’ensemble des équipements nécessaires.
<b>Thibault Lieurade : </b>Et tous ces chiffres sont sur une tendance à la hausse.<br/>
Asma, tu voulais réagir, peut-être sur ce problème de langage. On s’aperçoit qu’on est, quelque part, trompés par le langage.
<b>Asma Mhalla : </b>Je veux réagir parce que, pardon, je sens où est-ce qu’on est en train d’emmener la discussion, qui est très juste et qui est fondamental, mais j’aimerais simplement apporter quelques éléments d’équilibre.
La première chose c’est que oui, évidemment, il y a une responsabilité individuelle sans doute, certes, sur l’obsolescence, aller sur Back Market, etc., c'est bien ! Mais ce que j’essaie de pointer depuis tout à l’heure c’est que c’est une question systémique, politique fondamentalement. Donc ce n’est pas simplement à faire porter sur la responsabilité individuelle dans une espèce de logique néolibérale supplémentaire d’injonctions où on va, tout d’un coup, avoir des pailles en bambou ; ce n’est pas le sujet, je pense qu’on se tromperait de débat. Le débat est de se demander quel est le nouveau contrat social, quel est le nouveau mécanisme, quel est le nouveau modèle politique qu’on va construire non pas contre la technologie, mais avec la technologie. Et c’est là où j’aimerais équilibrer les choses. Deux éléments très rapides.<br/>
Le premier c’est que les technos, oui les GAFAM, les usages, la captation de la donnée parce que ça crée de la valeur, parce que ça participe aussi à la surveillance globale, massive, etc., qui est aussi un enjeu sécuritaire. Donc attention à remettre à plat les enjeux politiques et idéologiques sous-jacents à ce qui est en train de se jouer. Et si on n’a pas détricoté, si on n’a pas visibilisé ces mécanismes, on pourra parler d’obsolescence et de la techno qui pollue, on ne résoudra, on ne crackera pas le problème. C’est la première chose. Il y a donc une prise de conscience générale de l’ensemble du système qui est derrière, du système politique qui est derrière. C’est le premier élément.
Le deuxième élément, qui est beaucoup plus positif, c’est que la techno est un peu un <em>pharmakon</em> comme dirait Bernard Stiegler, c’est-à-dire que c’est à la fois le poison et le remède. On a beaucoup parlé du poison, ça peut être aussi un remède. Typiquement, aujourd’hui, on a des indicateurs de mesure, on a des algorithmes, on a des plateformes qui permettent de capter, de mesurer pour ajuster les usages, la consommation énergétique, etc. Et j’en veux pour preuve qu’en France, dans certains territoires qui sont en train de travailler leur feuille de route de territoire intelligent, en gros les <em>smart cities</em>, on assiste à une éclosion, à une émergence aujourd’hui de territoires, d’agglomérations, qui veulent développer leur stratégie de territoire zéro carbone, de décarbonation, avec la techno, c’est-à-dire la mesure en temps réel des usages pour les réajuster en fonction de leur territoire, etc. Donc la techno, en fait, en fonction du projet politique dans lequel on va la mettre, au service duquel on va la mettre, pourra à la fois servir le pire comme elle pourra servir aussi, non pas le meilleur, en tout cas une forme de correction des dérives.
<b>Thibault Lieurade : </b>Merci Asma.<br/>
Julien, on a parlé du consommateur, on a parlé du politique. Il y a un autre ensemble dont on n’a pas parlé dans tout ce système imbriqué, interdépendant, comme l’a dit Asma, c’est l’entreprise, très simplement. Quelle est sa part de responsabilité dans les difficultés à basculer dans cette désintoxication numérique ?
<b>Julien Pillot : </b>C’est là que je vais reprendre ma casquette d’économiste, que j’avais un petit peu laissé tomber tout à l’heure, pour parler de ce qui se passe sur l’amont de la filière et faire état de l’état de l’art de e qui se passe en géologie.<br/>
Puisque tu abordes le cas de l’entreprise et pour rebondir sur ce que vient de dire très justement Asma, il faut comprendre que l’entreprise est un lieu de transformation qui consiste, finalement, à créer quelque chose, un bien ou un service qui réponde à un besoin. Il faut essayer de voir si, finalement, les besoins auxquels les entreprises répondent sont des besoins qui sont proportionnés par rapport à l’impact que ces entreprises peuvent dans l’activité de transformation sur l’environnement et sur la société. Je voudrais prendre trois exemples très rapides pour essayer de faire une espèce de petit bilan et essayer d’en tirer quelques grandes règles.
Je vais prendre un premier exemple qui est AlphaGo. Vous n’en avez peut-être pas entendu parler, c’est une intelligence artificielle qui est, aujourd’hui, capable de battre tout simplement le meilleur joueur de go du monde qui s’appelle Ke Jie. AlphaGo est une intelligence artificielle très performante, mais, pour ne faire qu’une seule chose, elle ne sait faire qu’une seule chose, jouer au go. C’est peut-être super génial de jouer au go, je ne dis pas le contraire, mais c’est quand même assez limité comme usage. Pour pouvoir alimenter AlphaGo en énergie, on a besoin de 440 kilowatts-heure. Ke Jie, qui est le meilleur joueur humain – qui est peut-être un petit moins fort qu’ AlphaGo pour jouer au go, mais qui joue quand même très bien – a juste besoin son cerveau et son cerveau c’est à peu près 20 watts-heure ; 20 watts-heure versus 440 kilowatts-heure.<br/>
Je ne suis pas en train de dire qu’il faut débrancher AlphaGo, ce n’est pas ça, AlphaGo peut avoir, dans ses déclinaisons, tout un tas d’inputs dans la recherche fondamentale qui peuvent répondre à des besoins qui sont réellement intéressants dans le cas d’un projet de société qui va vers la modération de celle-ci. Il y a aura peut-être des déclinaisons dans la santé, par exemple dans la thérapie génique, ce genre de choses. Il ne s’agit pas du tout d’avoir un principe de précaution qui consisterait à arrêter ce genre de chose là-dessus. Par contre, regardez le nombre d’entreprises qui, aujourd’hui, pour pouvoir juste pousser à un renouvellement d’équipements qui ne sont pas arrivés en bout de course, qui, en fait, connectent ces éléments : la brosse à dents connectée, la machine à café connectée, le frigo connecté, on en a vraiment besoin ? La connectivité que l’on met derrière ces outils est une connectivité qui n’est là que pour pousser à de la consommation excédentaire. Est-ce que le besoin lié est proportionnel à l’impact écologique et social du numérique ?
Un deuxième exemple, que j’aime beaucoup, ce sont les mails, j’en parlais avec Asma juste avant que la session commence. Les mails c’est super, ça a effectivement permis d’empêcher le transit de tas de courriers en mode papier, qui passent, en plus, par des véhicules, parfois par avions qui sont très émetteurs de gaz à effet de serre ; c’est super, c’est génial. Le problème c’est qu’on envoie des mails pour tout et n’importe quoi et, en plus, on ne sait pas gérer ces mails individuellement comme collectivement. Du coup ils s’entassent, ce sont des milliards et des milliards de mails qui, souvent en plus de ça, ont des pièces jointes incorporées, qui sont stockés dans des serveurs un petit peu partout dans le monde, qui sont absolument énergivores. Plutôt que de prendre le temps pour essayer de comprendre comment on peut modifier nos comportements pour qu’on émette moins de mails et surtout qu’on les trie mieux, eh bien non ! On a demandé à d’autres entreprises de technologie de venir calquer de la technologie par-dessus de la technologie qu’on maîtrise déjà très mal. On a demandé à des boîtes comme IBM de faire des solutions d’intelligence artificielle comme Watson, qui sont aussi très consommatrices d’énergie, pour nous aider à gérer une technologie qu’on utilise de façon complètement disproportionnée, sans prendre en compte tous les impacts écologiques en amont.
Un troisième exemple que j’aime beaucoup c’est Netflix. Beaucoup de personnes ici, je pense, sont des consommateurs de vidéos <em>streamées</em>, ça peut être par Nextflix, Dysney+, Amazon Prime Vidéo ; les <em>reals</em> ou les <em>stories</em> que vous faites sur Insta, c’est la même en fait.<br/>
Le streaming a permis effectivement une dématérialisation – j’emploie ce terme que je déteste – de choses que l’on pressait initialement sur des choses qu’on appelait des VHS, des DVD et des Blu-ray. Des études plus qu’économiques, pluridisciplinaires, ont démontré qu’un film en version numérique émet effectivement moins de pollution que le film en format dématérialisé, en tout cas numérisé. Le problème c’est qu’on a créé des systèmes d’incitation économique, dans des business modèles, qui poussent à la surconsommation à la fois de films, de séries, mais également de vidéos très courtes qu’on a sur TikTok, Instagram, etc. C’est cette surconsommation, en fait, qui est corrélée à un business modèle qui permet, derrière, de surconsommer, parce qu’on vend de l’illimité, parce que, ce qui compte, c’est de capter votre attention le plus longtemps possible sur ce service-là, parce que, pendant que vous consommez ce service-là, non seulement vous générez de la donnée, Asma en a parlé tout à l’heure, la donnée qui est le kérosène de l’économie de ces entreprises numériques aujourd’hui, mais, en plus, pendant que vous êtes sur ces services-là vous n’êtes pas sur les services concurrents, vous n’êtes pas en train de faire autre chose ; vous consommez du contenu et vous générez de la donnée, donc de la valeur pour ces entreprises-là.<br/>
C’est cette surconsommation qui fait que, <em>in fine</em>, le streaming émet infiniment plus d’externalités négatives que ce soit en matière de consommation énergétique, mais en amont aussi, j’y reviens toujours, de métaux, que l’industrie physique qui, dans le temps, remplaçait d’une certaine façon.
Donc on a vraiment un problème d’adéquation entre les objectifs d’entreprises qui ont des choses à vendre et des consommateurs qui, parfois, ne connaissent pas l’impact réel de leurs usages auxquels ils sont très fortement incités par les entreprises qui ont des choses à vendre. Et, au milieu de tout ça, un impact global de ces solutions à la fois sur le plan économique, certes, parce que ça crée de l’emploi, ça crée de la valeur, mais également sur le plan environnemental et humain.
==33’ 00==
<b>Thibault Lieurade : </b>Asma

Version du 13 janvier 2023 à 07:35


Titre : Sobriété numérique : le temps de la grande désintoxication ?

Intervenant·es : Guillaume Pitron - Asma Mhalla - Raphaël Guastavi - Julien Pillot - Thibault Lieura

Lieu : Paris - Le printemps de l'économie - Session OMNES Education

Date : 19 octobre 2022

Durée : 59 min 50

Vidéo

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : À prévoir

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Dire que le numérique a révolutionné notre quotidien est un euphémisme, tant il a contribué - et contribue encore - à modifier en profondeur nos usages ainsi que l'ensemble des techniques de conception, de production et de distribution. Mais, cette société et ce capitalisme du numérique inquiètent au fur et à mesure que progresse notre compréhension de ses impacts structurels sur les plans environnemental et social. Pourvoyeur de solutions concrètes, le numérique fait aussi l'objet d'une exploitation et d'un usage inconsidérés qui se traduit notamment par des tensions alarmantes sur les ressources naturelles et énergétiques que seule une plus grande sobriété des usages pourrait atténuer. Mais des entreprises aux utilisateurs, l'homo numericus est-il prêt à se désintoxiquer ?

Transcription

Thibault Lieurade : Bonjour tout le monde. Bienvenue dans cette session intitulée « Sobriété numérique – Le temps de la grande désintoxication ? », une session qui a été conçue par Omnes Education et Julien Pillot ici présent.
Je suis Thibault Lieurade, chef de rubrique pour la rubrique Économie et entreprises du site The Conversation et je suis ravi d’être associé une nouvelle fois à ce bel évènement qu’est le Printemps de l’économie. Merci Pierre-Pascal.

Pendant cette heure, je vous invite à réfléchir, avec nos intervenants, aux enjeux de l’économie dans les politiques de sobriété qui s’imposent actuellement, qui s’imposent de plus en plus. Je vais simplement rappeler que l’empreinte carbone de la France liée au numérique c’est 2,5 % de l’empreinte carbone totale de la France et c’est en augmentation. Pourtant, on entend beaucoup parler d’efforts nécessaires dans le transport, l’aérien, pensez aux jets privés, l’agriculture, le chauffage avec cette température à 19 degrés qui nous est recommandée, mais beaucoup moins dans le numérique. Est-ce qu’on peut parler d’exception tant les outils digitaux sont devenus absolument incontournables ? On va même en avoir besoin pour cette table ronde puisqu’on a deux intervenants à distance. Est-ce qu’on peut parler d’exception ? Peut-être faut-il aussi parler, pour reprendre le titre de cette table ronde, d’intoxication ? C’est ce que nous allons voir avec nos intervenants. Je précise juste qu’on va essayer de garder dix minutes à la fin pour vos questions, autant que vous participiez, je pense que ça peut être intéressant, évidemment, d’avoir vos réactions.
On va écouter Asma Mhalla qui est maître de conférences, maîtresse de conférences à Science Po, spécialiste des enjeux politiques de l’économie numérique et Julien Pillot, qui a conçu cette session, enseignant-chercheur à l’INSEEC [Institut des hautes études économiques et commerciales], spécialiste des questions de concurrence et de stratégie notamment dans l’économie numérique. Malheureusement, il est excusé ce matin, Raphaël Guastavi, directeur-adjoint de la direction économie circulaire de l’Ademe [Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie], qui peut, néanmoins, être présent avec nous par visioconférence. On va vous passer la parole, mais avant, en introduction de cette table ronde, on va diffuser une courte vidéo de Guillaume Pitron. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler de Guillaume Pitron, c’est un journaliste et réalisateur qui fait un travail essentiel, il faut le dire, je pense. Son premier livre, qui a été publié en 2018, La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique, est vraiment l’un des premiers qui alerte sur cet impact du numérique qu’on voit finalement relativement peu ou qu’on refuse de voir. On va étudier cette question. Guillaume Pitron nous a fait l’amitié de nous enregistrer une brève vidéo que je vous propose de regarder tout de suite.

Guillaume Pitron, en off : Bonjour. Merci de m’avoir invité de au Printemps de l’économie et, en particulier, à cette session dédiée à la pollution numérique et à la question de la sobriété numérique. Malheureusement je ne peux pas être là. Je remercie Julien Pillot de m’avoir invité, je ne peux pas être présent. Néanmoins, à la demande de Julien Pillot, j’enregistre, je préenregistre volontiers ce court message.

Je m’appelle Guillaume Pitron, je suis journaliste, je suis réalisateur de documentaires. Je suis notamment l’auteur d’un livre, qui a été publié l’année dernière, qui est intitulé L’enfer numérique – Voyage au bout d’un like, un livre qui traite précisément de l’impact matériel du numérique, de la pollution numérique.

Je voudrais juste, de façon très courte, vous rappeler que la pollution numérique est de trois ordres.
C’est d’abord une pollution matérielle, surtout une pollution matérielle, il n’y a rien de virtuel dans le matériel ; nos interfaces, c’est-à-dire les téléphones portables, les ordinateurs, les tablettes, les serveurs, les câbles sous-marins, les satellites grâce auxquels transite la donnée, tout cela ce sont des infrastructures bel et bien physiques.
70/75 % de la pollution numérique, c’est d’abord une pollution qui est due aux ressources notamment minérales que nous extrayons du sol et tous les impacts de la mine pour pouvoir ensuite vivre nos vies en ligne.
Il y a une autre pollution, c’est celle qui est générée par la consommation d’électricité pour faire tourner l’infrastructure. En France le numérique représente 10 % de notre consommation d’électricité, 6 % à l’échelle mondiale. C’est une électricité dont la part dans la production et la consommation mondiale augmente et sera probablement multipliée par deux entre 2025 et 2030. C’est une électricité qui doit être produite notamment avec des ressources fossiles.
Le numérique c’est 4 %, à peu près, des émissions de gaz à effet de serre et c’est là aussi une pollution qui a impact sur le réchauffement climatique, qui va croissant, puisque ces 4 % pourraient devenir 8 % d’ici la fin de la décennie.

Comment on prend-on à bras-le-corps ces sujets ? Eh bien, on les traite d’abord à l’échelle individuelle. La première chose à faire pour limiter l’impact environnemental du numérique, il en sera certainement question lors de cette session, c’est d’abord de s’attaquer à l’obsolescence programmée des équipements numériques qui nous entourent. Il faut les garder le plus longtemps possible, réutiliser, réparer, réduire, ce sont des verbes qui sont clés en vue de garder nos interfaces toujours plus longtemps et de réduire ainsi l’impact matériel de nos modes de vie connectés.

Il y a évidemment des sujets autour de notre consommation de données qui se posent. Les fournisseurs d’infrastructures cloud, notamment, sont de plus en plus cornaqués par les autorités pour améliorer leur efficience. Cette limitation de la production de données s’applique également à nous : en tant que consommateurs, nous pouvons faire des gestes très simples tels que réduire la qualité de nos vidéos, éteindre notre modem. Ce sont des gestes qui sont très simples mais qui permettent également de limiter cet impact de la production d’électricité autour de notre activité internet.

Et puis la question de la modération de nos usages numériques et de l’impact écologique du numérique, je pense, n’échappera pas à des débats, ne permettra pas de faire l’économie d’un débat sur les modèles économiques d’Internet qui, aujourd’hui, favorisent la gratuité, qui permettent, qui créent une forme de simili-gratuité qui est, bien évidemment, une fausse gratuité et qui génère une surconsommation de nos outils. Je pense qu’on ne fera pas l’économie d’un débat sur la question de la priorisation de nos usages d’Internet. Aujourd’hui il n’a pas de hiérarchie des usages, ça s’appelle la neutralité du Web, mais je pense que cette question va être ouverte à l’avenir.

Et puis, nous allons peut-être être rattrapés par ces enjeux de « sobriété », entre guillemets, numérique, même si je suis mal à l’aise avec le mot de sobriété quand il est question de numérique, mais nous serons peut-être rattrapés parce sujet parce que notre santé mentale, notre santé physique, la protection de la démocratie, la protection de l’environnement sont des valeurs qui, dans les prochaines années, vont nous paraître plus importantes que le fait de pouvoir surfer toujours davantage sur les réseaux sociaux, être dans le métavers ou encore avoir la dernière version de je ne sais quel iPhone. Ce sont des valeurs qui sont peut-être au-devant de nous comme des facteurs limitants auto-limitants à notre production de données, à notre consommation numérique et qui œuvreront pour un numérique plus responsable, je l’espère en tout cas. Bonne session au ???. Merci de m’avoir écouté. À bientôt.

Thibault Lieurade : Cette vidéo constitue, Julien tu ne vas pas me contredire, une excellente introduction. Elle aborde beaucoup de points qu’on va développer. Il y a tout d’abord cette phrase, je voudrais te faire réagir à cette phrase Julien que dit Guillaume Pitron : « Il n’y a rien de virtuel dans le numérique » .

Julien Pillot : Je vais réagir à la phrase, Thibault, mais, avant toute chose, je voudrais déjà vous remercier d’être présents et présentes aussi nombreux et nombreuses aujourd’hui pour venir nous écouter. Preuve que la question du numérique et de l’économie qu’il génère, mais également, peut-être, le côté sombre ce de cette économie également – le plan de l’impact écologique, énergétique – intéresse de plus en plus de monde. Donc je suis très content d’être de nouveau parmi vous et devant vous aujourd’hui pour aborder cette thématique.

Effectivement, Thibault, il n’y a rien de virtuel dans le numérique. Il y a un terme que je proscris dans l’ensemble des cours que je peux donner, l’ensemble des conférences que je peux donner, c’est le terme de « dématérialisation ». Dématérialisation, c’est un terme pour nous faire croire que, derrière le numérique, tout est dans le nuage, c’est super, c’est génial. Sauf qu’en fait non ! Le numérique repose sur de la re-matérialisation, énormément de matérialisation, pour pouvoir concrétiser tout ce dont on a besoin, pour faire du numérique, c’est-à-dire à la fois des objets connectés, des terminaux, des smartphones, des ordinateurs, des réseaux pour pouvoir les mettre en connexion, qu’ils soient réseaux physiques ou réseaux mobiles, et puis c’est également beaucoup d’énergie pour pouvoir faire tous les usages numériques auxquels nous sommes de plus en plus accoutumés. Il est temps de se désintoxiquer. Si j’ai appelé cette session du jour « Le temps de la de la désintoxication » c’est parce que je n’ignore rien de la face sombre du numérique. Il y a effectivement derrière le numérique énormément de matériel.

Prenez un objet du quotidien, par exemple le smartphone : 25 % de ses composants sont des métaux. On trouve tout un tas de métaux dans les smartphones, on trouve du gallium, du tantale, du nickel, du cobalt, du cuivre, de l’or. Ces métaux sont présents en toutes petites quantités, ce sont des grammes, en fait, mis bout à bout ce sont des grammes, sauf qu’on produit de milliards de smartphones, on produit aussi des milliards d’ordinateurs, peut-être pas des milliards, en tout cas des milliers de serveurs cloud et tout cela est très consommateur en métaux.
C’est là que l’économiste doit faire l’effort de dialoguer avec d’autres disciplines que sa discipline pour pouvoir comprendre un petit peu ce qui se passe au niveau de la géologie. Donc on va écouter des géologues, notamment Aurore Stephant que j’aurais bien voulu avoir aujourd’hui parmi nous, qui aurait expliqué ça beaucoup mieux que moi, pour comprendre, finalement, quel est l’impact de l’extraction des métaux dont on a besoin pour notre numérique. Eh bien ça fait froid dans le dos, croyez-moi !

Déjà, comprenez que les mines c’est 8 à 10 % de la consommation énergétique mondiale et c’est 4 à 7 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Pour aller creuser toujours plus profondément des trous dans le sol pour trouver les métaux dont on a besoin pour nos usages industriels mais aussi numériques, voilà ce qu’il en coûte en matière info-énergétique, mais également en matière de pollution. Mais ce n’est pas tout ! Je vais prendre un métal parmi d’autres pour expliquer un petit peu mon propos et l’illustrer. Prenons l’or. Pour une mine d’or de taille moyenne, l’énergie nécessaire pour extraire l’or c’est environ 30 000 foyers français, on va dire, qui sont déjà très consommateurs d’énergie, par an. La dernière fois que j’ai regardé les chiffres, 2015, il y avait 400 mines d’or officielles. En fait, avec ces 400 mines d’or vous alimentiez en énergie, pendant un an, 12 millions de foyers français. Je ne parle que de l’or. Il faut ajouter, à côté, toutes les autres industries extractives, même au-delà de la mine, parce qu’on pourrait parler du gaz et du pétrole. Ce n’est pas tout. Est-ce que vous savez lorsque l’on extrait, lorsqu’on détruit une tonne de roche quelle est la quantité d’or qu’on arrive à extraire. ? Thibault est-ce que tu sais ça ?

Thibault Lieurade : Aucune idée.

Julien Pillot : Pareil ça va vous donner le vertige. Le rendement énergétique de l’or est absolument catastrophique : pour pouvoir extraire un gramme d’or il faut détruire une tonne de roche ; un gramme d’or, une tonne de roche ! Extraire cette roche a nécessité énormément d’énergie. Je passe évidemment sur les drames humains, mais on pourrait éventuellement en reparler. Il a fallu beaucoup d’énergie. L’énergie qu’on utilise pour pouvoir extraire cet or et ces métaux ce n’est pas de l’énergie renouvelable, c’est de l’énergie carbonée, la plupart du temps c’est du charbon ou du gaz naturel, qui n’a d’ailleurs de naturel que le nom ! Et puis, pour l’instant, cet or est sous forme de paillettes, parfois d’atomes, donc il a besoin d’être amalgamé, c’est le terme technique, donc on va utiliser beaucoup de cyanure, éventuellement du mercure, maintenant c’est beaucoup plus du cyanure. Il va y avoir un gros processus de cyanuration, donc beaucoup de chimie qu’on injecte pour pouvoir faire un usage industriel, pratique, de cet or. Ce cyanure, derrière, peut évidemment causer des dégâts écologiques absolument dramatiques.

C’est donc un petit tout ça la face cachée du numérique, c’est l’énergie et la pollution qui est occasionnée par une extraction de plus en plus intensive de métaux dont on a besoin pour tous nos équipements numériques, mais également pour alimenter en énergie tout ce grand cirque-là.

Voilà ! Il est peut-être temps de se désintoxiquer, parce que le simple fait d’utiliser de façon massive les outils numériques et les services auxquels on nous accoutume a un impact écologique et environnemental très fort sur l’amont de la filière.

Thibault Lieurade : Merci Julien pour ce panorama pas forcément très réjouissant.
Asma, tu avais publié un article sur The Conversation, il y a quelque temps, intitulé « Les services des GAFAM sont devenus une commodité indispensable ». N’est-on pas là dans une impasse avec, d’un côté, tous les impacts décrits par Julien et puis cet aspect demande qui, finalement, ne semble pas vouloir renoncer à tous les services que lui offre le numérique aujourd’hui ?

14’ 20

Asma Mhalla : Merci Thibault.
Pour répondre, j’aimerais simplement vous réexpliquer très brièvement, puisqu’on a un public de jeunes – étudiants, lycéens – et que ce sont des notions qui ne sont pas forcément très connues.

Oui, l’économie numérique est tout sauf virtuelle, ça c’est une vérité, mais c’est un tout petit peu plus compliqué que ça. Pour vous expliquer cette chose qui est fondamentale, il faut que je refasse un petit détour par la définition de ce qu’est le cyberespace ; en réalité c’est ce dont il s’agit et ça va me permettre de répondre à ta question.
Le cyberespace, vraiment la structure, l’architecture globale de ce qu’on appelle l’Internet mondialisé, réseau global, interconnecté, etc., en tout cas c’était l’utopie initiale, l’architecture initiale de cette infrastructure aujourd’hui absolument essentielle et qui est le socle de l’économie du 21e siècle. Et c’est là où on va avoir une petite contradiction, un petit paradoxe à dépasser.

Le cyberespace a une première couche qui, elle, est fondamentalement physique et ce ne sont pas que vos devices, ce ne sont pas que les smartphones qui sont extrêmement consommateurs, ce sont aussi les câbles sous-marins, ce sont aussi les satellites, ce sont aussi les datacenters, c’est aussi tout ce qui va servir construire ça, et aujourd’hui on a une bataille géopolitique énorme autour de ça. Vous avez sans doute entendu parler des semi-conducteurs qui donnent lieu à une espèce de guerre géopolitique ou de techno-guerre entre les États-unis et la Chine notamment.
Tout ça est très compliqué parce que, à la fois, vous avez cette première couche physique qui est l’objet d’enjeux géopolitiques et d’une politisation de l’économie, c’est de la géoéconomie, et vous avez ensuite, je vous épargne tous les détails, la couche finale du cyberespace, celle que vous, vous voyez, c’est-à-dire vos usages, les applications, les applicatifs, les réseaux sociaux, vos achats en ligne, les nôtres, etc. Et tout ça, en réalité, est interdépendant et imbriqué et l’un ne peut pas aller sans l’autre.

Quand je parlais d’accoutumance des usages, c’était aussi un tout petit peu dans les prémisses de cette réflexion-là, c’est-à-dire qu’au-delà de la question des Big Tech ou des GAFAM, l’économie mondiale est basée aujourd’hui sur l’économie de la donnée parce que c’est là où se crée la valeur économique, et non seulement la valeur économique, mais une valeur économique qui est militarisée dans un champ géopolitique où la tech est un enjeu.
Et là on a un petit problème. On a cette schizophrénie du système où, à la fois, on a une injonction écologique réelle et, en même temps, les États se livrent une guerre d’hégémonie parce que la technologie ou la maîtrise, le contrôle de la technologie c’est en réalité le contrôle demain du monde, parce que vous y incorporez de la norme, donc de l’idéologie, donc votre vision du monde et, à partir de là, on a une inflation disons techniciste du sujet. Et c'est là où on a une réflexion fondamentale globale et j’en finirai peut-être là.
Tout à l’heure je vous ai expliqué le cyberespace, réseau interconnecté mondial. On observe depuis quelque temps, en réalité depuis des années mais qui subit une accélération depuis quelques mois, c’est la fragmentation de ce cyberespace en autant de blocs idéologiques géopolitiques. On a la Russie qui se déconnecte progressivement, la Chine qui s’était déjà déconnectée, l’Iran, et puis le camp occidental. Les régimes autoritaires, dans leurs stratégies technologiques, préemptent assez peu le sujet de la sobriété, les enjeux, pour eux, sont ailleurs, hormis un petit peu la Chine qui, lors du dernier Congrès, a développé un début de réflexion sur la question, et puis vous avez, nous, le camp occidental. La question, pour nous démocraties, qui parlons d’État de droit et de démocratie, est que fait-on ?, parce que j’ai l’impression qu’on en parle beaucoup, mais j’ai l’impression qu’on fait encore assez peu. Et ça peut être une ligne de clivage et de démarcation idéologique justement.

Thibault Lieurade : Merci Asma.
Raphaël Guastavi, vous nous rejoignez en visioconférence. Je voudrais vous faire réagir à un point de la vidéo de Guillaume Pitron. Il disait qu’il est mal à l’aise avec le terme de sobriété. Qu’est-ce que vous en pensez ? Comment définiriez-vous la sobriété ?

Raphaël Guastavi : Bonjour à tous. Désolé de ne pas pouvoir être présent avec vous ce matin pour des raisons de difficultés de transport.
Il ne faut pas être mal à l’aise avec le sujet de la sobriété. Je pense qu’aujourd’hui c’est quelque chose qui commence à être compris et qui ne doit pas être un sujet qui fait peur. La sobriété est aujourd’hui obligatoire pour pouvoir continuer à vivre correctement, notamment vis-à-vis des limites planétaires.

Pour nous, le sujet de la sobriété, déjà de façon générale, est une réflexion qui doit être individuelle et collective, basée sur l’expression des besoins et questionner les besoins réels par rapport à différents sujets et à différents sujets autour de l’usage des produits et des services, en l’occurrence des services numériques, avec un objectif d’équité, un objectif d’intérêt général, qui doit permettre de développer des démarches qui permettront de concevoir différemment, de fabriquer différemment, d’utiliser des équipements et des services de façon plus réfléchie, donc répondre à un besoin qui doit être dicté à la fois par des besoins sociaux, fondamentaux évidemment, et ce sujet des limites planétaires. Pour cela, il est important de connaître – c’est ce que Guillaume Pitron met en avant dans ses différents ouvrages, c’est ce que nous mettons en avant dans nos différentes études – les impacts des systèmes pour pouvoir aller, après, sur cette réflexion de sobriété et de conception différente des différents produits et services.

Thibault Lieurade : Justement, est-ce que vous nous dire deux mots sur les études de l’Ademe qui montrent que le numérique est le domaine où le consommateur refuse de regarder la réalité en face, quelque part, son impact, du moins il le réalise moins ?

Raphaël Guastavi : C’est ça, c’est surtout qu’il le réalise moins, ça a été dit, c’est éviter le terme « dématérialisation » là où, justement, tous les services reposent avant tout sur du matériel. Rappeler que tout ce qui est service sur des datacenters, des clouds, c’est très poétique, on a effectivement l’impression qu’on est sur un nuage très vaporeux et qui n’a que très peu d’impact alors qu’en réalité tout repose sur du matériel qui se multiplie ; là, effectivement, le problème ce n’est pas seulement l’empreinte actuelle, mais c’est l’empreinte future si ce sujet de la sobriété et de la plus grande efficacité n’est pas mis en œuvre.
Aujourd’hui, ça a été dit, l’empreinte carbone liée aux services numériques, en France, représente 2,5 % de l’empreinte carbone, ce sont 17 millions de tonnes de CO2 équivalent, avec, comme principal impact, celui lié à tout ce qui est équipement, donc les terminaux utilisateurs, que ce soit les téléviseurs qui sont finalement aujourd’hui des objets connectés, les smartphones ou les ordinateurs, c’est 80 % de la partie émissions de gaz à effet de serre ; les centres de données ça représente à peu près 15 % et la partie réseau qui est activée, soit des réseaux mobiles soit des réseaux fixes, représente à peu près 5 % de la partie carbonée des services numériques ; 10 % de la consommation électrique française, ça a aussi été dit, et ce qu’on ne voit pas, encore moins, lié justement à toute cette partie extraction, là aussi ça a été évoqué, toute cette partie matérielle représente finalement à peu près une tonne par an et par habitant en France, donc une tonne par an et par habitant liée à nos usages numériques. Si on le met en chiffres en ressources ce sont 62 millions de tonnes de ressources qui sont déplacées annuellement juste pour pouvoir finalement accéder à tous nos services et à tous nos équipements.

Ce sont des impacts qui sont réels, qui sont invisibles, évidemment, mais qui ont des impacts partout sur la planète et sur l’ensemble du cycle de vie de l’ensemble des équipements nécessaires.

Thibault Lieurade : Et tous ces chiffres sont sur une tendance à la hausse.
Asma, tu voulais réagir, peut-être sur ce problème de langage. On s’aperçoit qu’on est, quelque part, trompés par le langage.

Asma Mhalla : Je veux réagir parce que, pardon, je sens où est-ce qu’on est en train d’emmener la discussion, qui est très juste et qui est fondamental, mais j’aimerais simplement apporter quelques éléments d’équilibre.

La première chose c’est que oui, évidemment, il y a une responsabilité individuelle sans doute, certes, sur l’obsolescence, aller sur Back Market, etc., c'est bien ! Mais ce que j’essaie de pointer depuis tout à l’heure c’est que c’est une question systémique, politique fondamentalement. Donc ce n’est pas simplement à faire porter sur la responsabilité individuelle dans une espèce de logique néolibérale supplémentaire d’injonctions où on va, tout d’un coup, avoir des pailles en bambou ; ce n’est pas le sujet, je pense qu’on se tromperait de débat. Le débat est de se demander quel est le nouveau contrat social, quel est le nouveau mécanisme, quel est le nouveau modèle politique qu’on va construire non pas contre la technologie, mais avec la technologie. Et c’est là où j’aimerais équilibrer les choses. Deux éléments très rapides.
Le premier c’est que les technos, oui les GAFAM, les usages, la captation de la donnée parce que ça crée de la valeur, parce que ça participe aussi à la surveillance globale, massive, etc., qui est aussi un enjeu sécuritaire. Donc attention à remettre à plat les enjeux politiques et idéologiques sous-jacents à ce qui est en train de se jouer. Et si on n’a pas détricoté, si on n’a pas visibilisé ces mécanismes, on pourra parler d’obsolescence et de la techno qui pollue, on ne résoudra, on ne crackera pas le problème. C’est la première chose. Il y a donc une prise de conscience générale de l’ensemble du système qui est derrière, du système politique qui est derrière. C’est le premier élément.

Le deuxième élément, qui est beaucoup plus positif, c’est que la techno est un peu un pharmakon comme dirait Bernard Stiegler, c’est-à-dire que c’est à la fois le poison et le remède. On a beaucoup parlé du poison, ça peut être aussi un remède. Typiquement, aujourd’hui, on a des indicateurs de mesure, on a des algorithmes, on a des plateformes qui permettent de capter, de mesurer pour ajuster les usages, la consommation énergétique, etc. Et j’en veux pour preuve qu’en France, dans certains territoires qui sont en train de travailler leur feuille de route de territoire intelligent, en gros les smart cities, on assiste à une éclosion, à une émergence aujourd’hui de territoires, d’agglomérations, qui veulent développer leur stratégie de territoire zéro carbone, de décarbonation, avec la techno, c’est-à-dire la mesure en temps réel des usages pour les réajuster en fonction de leur territoire, etc. Donc la techno, en fait, en fonction du projet politique dans lequel on va la mettre, au service duquel on va la mettre, pourra à la fois servir le pire comme elle pourra servir aussi, non pas le meilleur, en tout cas une forme de correction des dérives.

Thibault Lieurade : Merci Asma.
Julien, on a parlé du consommateur, on a parlé du politique. Il y a un autre ensemble dont on n’a pas parlé dans tout ce système imbriqué, interdépendant, comme l’a dit Asma, c’est l’entreprise, très simplement. Quelle est sa part de responsabilité dans les difficultés à basculer dans cette désintoxication numérique ?

Julien Pillot : C’est là que je vais reprendre ma casquette d’économiste, que j’avais un petit peu laissé tomber tout à l’heure, pour parler de ce qui se passe sur l’amont de la filière et faire état de l’état de l’art de e qui se passe en géologie.
Puisque tu abordes le cas de l’entreprise et pour rebondir sur ce que vient de dire très justement Asma, il faut comprendre que l’entreprise est un lieu de transformation qui consiste, finalement, à créer quelque chose, un bien ou un service qui réponde à un besoin. Il faut essayer de voir si, finalement, les besoins auxquels les entreprises répondent sont des besoins qui sont proportionnés par rapport à l’impact que ces entreprises peuvent dans l’activité de transformation sur l’environnement et sur la société. Je voudrais prendre trois exemples très rapides pour essayer de faire une espèce de petit bilan et essayer d’en tirer quelques grandes règles.

Je vais prendre un premier exemple qui est AlphaGo. Vous n’en avez peut-être pas entendu parler, c’est une intelligence artificielle qui est, aujourd’hui, capable de battre tout simplement le meilleur joueur de go du monde qui s’appelle Ke Jie. AlphaGo est une intelligence artificielle très performante, mais, pour ne faire qu’une seule chose, elle ne sait faire qu’une seule chose, jouer au go. C’est peut-être super génial de jouer au go, je ne dis pas le contraire, mais c’est quand même assez limité comme usage. Pour pouvoir alimenter AlphaGo en énergie, on a besoin de 440 kilowatts-heure. Ke Jie, qui est le meilleur joueur humain – qui est peut-être un petit moins fort qu’ AlphaGo pour jouer au go, mais qui joue quand même très bien – a juste besoin son cerveau et son cerveau c’est à peu près 20 watts-heure ; 20 watts-heure versus 440 kilowatts-heure.
Je ne suis pas en train de dire qu’il faut débrancher AlphaGo, ce n’est pas ça, AlphaGo peut avoir, dans ses déclinaisons, tout un tas d’inputs dans la recherche fondamentale qui peuvent répondre à des besoins qui sont réellement intéressants dans le cas d’un projet de société qui va vers la modération de celle-ci. Il y a aura peut-être des déclinaisons dans la santé, par exemple dans la thérapie génique, ce genre de choses. Il ne s’agit pas du tout d’avoir un principe de précaution qui consisterait à arrêter ce genre de chose là-dessus. Par contre, regardez le nombre d’entreprises qui, aujourd’hui, pour pouvoir juste pousser à un renouvellement d’équipements qui ne sont pas arrivés en bout de course, qui, en fait, connectent ces éléments : la brosse à dents connectée, la machine à café connectée, le frigo connecté, on en a vraiment besoin ? La connectivité que l’on met derrière ces outils est une connectivité qui n’est là que pour pousser à de la consommation excédentaire. Est-ce que le besoin lié est proportionnel à l’impact écologique et social du numérique ?

Un deuxième exemple, que j’aime beaucoup, ce sont les mails, j’en parlais avec Asma juste avant que la session commence. Les mails c’est super, ça a effectivement permis d’empêcher le transit de tas de courriers en mode papier, qui passent, en plus, par des véhicules, parfois par avions qui sont très émetteurs de gaz à effet de serre ; c’est super, c’est génial. Le problème c’est qu’on envoie des mails pour tout et n’importe quoi et, en plus, on ne sait pas gérer ces mails individuellement comme collectivement. Du coup ils s’entassent, ce sont des milliards et des milliards de mails qui, souvent en plus de ça, ont des pièces jointes incorporées, qui sont stockés dans des serveurs un petit peu partout dans le monde, qui sont absolument énergivores. Plutôt que de prendre le temps pour essayer de comprendre comment on peut modifier nos comportements pour qu’on émette moins de mails et surtout qu’on les trie mieux, eh bien non ! On a demandé à d’autres entreprises de technologie de venir calquer de la technologie par-dessus de la technologie qu’on maîtrise déjà très mal. On a demandé à des boîtes comme IBM de faire des solutions d’intelligence artificielle comme Watson, qui sont aussi très consommatrices d’énergie, pour nous aider à gérer une technologie qu’on utilise de façon complètement disproportionnée, sans prendre en compte tous les impacts écologiques en amont.

Un troisième exemple que j’aime beaucoup c’est Netflix. Beaucoup de personnes ici, je pense, sont des consommateurs de vidéos streamées, ça peut être par Nextflix, Dysney+, Amazon Prime Vidéo ; les reals ou les stories que vous faites sur Insta, c’est la même en fait.
Le streaming a permis effectivement une dématérialisation – j’emploie ce terme que je déteste – de choses que l’on pressait initialement sur des choses qu’on appelait des VHS, des DVD et des Blu-ray. Des études plus qu’économiques, pluridisciplinaires, ont démontré qu’un film en version numérique émet effectivement moins de pollution que le film en format dématérialisé, en tout cas numérisé. Le problème c’est qu’on a créé des systèmes d’incitation économique, dans des business modèles, qui poussent à la surconsommation à la fois de films, de séries, mais également de vidéos très courtes qu’on a sur TikTok, Instagram, etc. C’est cette surconsommation, en fait, qui est corrélée à un business modèle qui permet, derrière, de surconsommer, parce qu’on vend de l’illimité, parce que, ce qui compte, c’est de capter votre attention le plus longtemps possible sur ce service-là, parce que, pendant que vous consommez ce service-là, non seulement vous générez de la donnée, Asma en a parlé tout à l’heure, la donnée qui est le kérosène de l’économie de ces entreprises numériques aujourd’hui, mais, en plus, pendant que vous êtes sur ces services-là vous n’êtes pas sur les services concurrents, vous n’êtes pas en train de faire autre chose ; vous consommez du contenu et vous générez de la donnée, donc de la valeur pour ces entreprises-là.
C’est cette surconsommation qui fait que, in fine, le streaming émet infiniment plus d’externalités négatives que ce soit en matière de consommation énergétique, mais en amont aussi, j’y reviens toujours, de métaux, que l’industrie physique qui, dans le temps, remplaçait d’une certaine façon.

Donc on a vraiment un problème d’adéquation entre les objectifs d’entreprises qui ont des choses à vendre et des consommateurs qui, parfois, ne connaissent pas l’impact réel de leurs usages auxquels ils sont très fortement incités par les entreprises qui ont des choses à vendre. Et, au milieu de tout ça, un impact global de ces solutions à la fois sur le plan économique, certes, parce que ça crée de l’emploi, ça crée de la valeur, mais également sur le plan environnemental et humain.

33’ 00

Thibault Lieurade : Asma