« Quand le numérique colonise la ville africaine » : différence entre les versions

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<b>Xavier de La Porte : </b>J’ai un problème dans la vie, les idées l’excitent. Même quand elles sont déprimantes. J’ai encore une fois ressenti ça quand il a rencontré Sénamé Koffi Agbodjinou. C’était à la fin de l’été, à la Manufacture d’idées, le festival intello qui se déroule près de Mâcon où je vais chaque année.<br/>
Je devais le rencontrer pour discuter des villes africaines, de leur bétonisation et des éventuelles alternatives, dont on dispose, au tout ciment. Parce que Sénamé est togolais, architecte et urbaniste, et qu’il réfléchit notamment à ça, à ce qu’on pourrait proposer pour que les villes africaines soient autre chose que des océans de béton en quadrilatère, ce qui pose plein de problèmes environnementaux, économiques et même sociaux.
Tout ça, à priori, n’a pas grand-chose à voir avec le numérique. Sauf qu’au fil de la discussion, des liens sont apparus et Sénamé s’est mis à me raconter une histoire. Une histoire qui n’est pas celle d’une réussite flamboyante comme les aime le monde de la techno. Ce serait plutôt l’histoire d’un échec, en tout cas d’une désillusion. Une histoire triste.<br/>
Mais cette histoire, j’ai envie de la raconter quand même, parce qu’au milieu se glissent plein d’idées. À sa manière, Sénamé est un penseur et les histoires tristes, quand elles sont dites par les penseurs, font réfléchir, parfois même peuvent être enthousiasmantes.
On va partir du début. Sénamé est venu à Paris pour faire des études d’architecture dans les années 2000. En parallèle, il était inscrit à l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales et un jour, la technologie s’est invitée dans tout ça.
<b> Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>C’est une coïncidence un peu bizarre. Je m’étais inscrit en cours d’anthropologie. On nous demandait de choisir une matière un peu plus loin de nos centres d’intérêt et j’ai lu, sur la plaquette de l’ École des hautes études en sciences, un cours qui s’appelle « Discours et pratiques du futur ». Je me suis dit « il ne peut pas avoir plus éloigné du sujet des sociétés sauvages que ça ». Je suis allé à ce séminaire et quand je suis arrivé, ils étaient en train de visiter la Blackbox qui était un <em>hackerspace</em> à Paris, qui a fermé depuis. J’ai suivi le groupe et je suis arrivé dans cet espace où je voyais des gens dans le noir, en train de bricoler, mais surtout fascinés par quelque chose qui venait d’arriver, une imprimante 3D, une RepRap. Il m’a semblé, parce que je connaissais un peu l’épopée du micro-ordinateur, qu’il se passait, autour de cette machine, quelque chose qui ressemblait à ce qui s’est passé au Homebrew Computer Club quand ils ont fait rentrer, je crois que ça s’appelle Altair 8800 qui était le tout premier ordinateur qui tenait sur une table. Ça a rendu fous ces jeunes hackers à l’époque et ça a déclenché toute l’épopée de l’ordinateur portable avec des duos : Steve Jobs,/Steve Wozniak et Bill Gates/Paul Allen. Je me suis diT « il se passe quelque chose d’intéressant » , je me suis penché dessus et tout de suite, pratiquement en quittant cette visite, j’avais un projet pour l’Afrique autour des technologies avec lesquelles je venais de me réconcilier.
<b>Xavier de La Porte : </b>Là, j’aurais du demander à Sénamé pourquoi il parlait de réconciliation avec les technologies, mais je n’ai pas eu le réflexe. Je me suis dit que sans doute je comprendrai plus tard, je voulais avancer parce que ce que disait Sénamé m’a intrigué.<br/>
Quand moi j’ai vu apparaître la Rep-Rap je me suis aussi qu’il se passait quelque chose de dingue. On était environ au milieu des années 2000, cette imprimante 3D, entièrement libre, promettait en effet un nouveau rapport à la technologie, notamment parce qu’elle était capable de produire elle-même une partie des pièces qui la constituaient. Elle annonçait une ère où chacun allait être capable de produire des objets dont les modèles étaient entièrement libres aussi, en passant outre les circuits de production traditionnels. On allait pouvoir construire tout seul une semelle de chaussure, une poignée de porte, la pièce manquante d’une voiture pourquoi pas. C’était une promesse incroyable, une alliance de la technologie numérique et de la matière. Que ça provoque chez Sénamé l’idée immédiate d’un projet pour l’Afrique, c’est ça qui m’a intrigué et c’est donc ça que je lui ai demandé de m’expliquer.
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>L’idée c’était de se dire que la technologie était suffisamment démocratisée pour qu’on puisse imaginer une <em>smart city</em> <em>buttom-up</em>. La mode des <em>smart cities</em> commençait à s’installer, il commençait à y avoir des projets de <em>smart cities</em> africaines et j’avais commencé à alerter sur le fait que ça avait le potentiel d’une nouvelle forme d’impérialisme qui pourrait même être un impérialisme terminal qui passerait par l’Afrique. Je voyais qu’en fait là il n’y avait pas que la technologie avec la façade de la Silicon Valley, mais qu’il y avait une sorte de niche incarnée par l’éthique hacker et les gens qui faisaient des choses très ouvertes, démocratisées, avec les nouvelles technologies. J’ai conçu ce projet que j’ai appelé rêve city ???. L’idée c’était de créer des petits labos sur le modèle de la Blackbox, dans pratiquement tous les quartiers d’une ville et d’investir chacun de ces laboratoires de la fonction de développer toutes les technologies qui rendraient smart dans le rayon de un kilomètre autour. De sorte que si tu as un lab à tous les deux kilomètres, tu as une petite <em>smart city</em> qui se bricole de façon <em>grassroots</em>.
<b>Xavier de La Porte : </b>Je me souviens aussi de cette époque-là, quand est apparue l’idée de la <em>smart city</em>, la ville connectée. D’ailleurs, en fouillant, je suis retombé sur une émission que j’avais faite en 2014 sur les <em>smart cities</em> ; il y avait deux invités, Nathalie Leboucher qui dirigeait le projet <em>Orange Smart Cities</em> et Antoine Picon, architecte, professeur aux Ponts et Chaussées et à Harvard et je leur avais demandé ce qu’était une <em>smart city</em> pour eux.
<b>Antoine Picon, voix off : </b>C’est une ville où on a suffisamment des capteurs, de puces, etc., pour savoir ce qui se passe. Depuis des micro-occurences, les consommations de compteurs, les problèmes d’embouteillage, l’État dans les différents réseaux techniques, on a tout ça et on est capable de faire remonter cette information. Ça va des systèmes techniques, mais on sait bien qu’avec la géolocalisation, on peut aussi savoir en temps réel où sont les gens. C’est une ville qui devient, en quelque sorte, sensible, c’est-à-dire que là où on avait un tissu de pierres, de béton et d’êtres vivants, là on a cette couche informationnelle qui pénètre partout et envoie des messages.
<b>Nathalie Leboucher, voix off : </b>L’autre étape c’est de traiter ces données, éventuellement de regarder entre les secteurs comment ces données peuvent utilisées, comment on peut faire ce qu’on appelle du <em>data mining</em> et surtout, après, de restituer cette information. C’est pour ça que le smartphone est clef parce que c’est l’outil du citoyen. Par exemple lorsque vous avez, en temps réel, l’arrivée des bus, ça veut bien dire que derrière tout ça il y a tout un système d’information sur l’arrivée du prochain bus.
<b>Antoine Picon, voix off : </b>Je crois que cette quantité énorme d’informations est devenue, finalement, le nerf de la guerre ou le sang, c’est ce dont tout le monde veut s’emparer. Le citoyen, bien sûr, le veut, les entreprises le veulent – on sait bien que Facebook et autres grandes entreprises sont quand même des choses pour ratisser de l’information ; les administrations sont intéressées par ça, les politiques, etc. Donc la question du traitement devient immédiatement une question sociale et politique : qui a accès à quelles informations et sous quelle forme ?
<b>Xavier de La Porte : </b>C’est sûr que quand Sénamé parle d’une <em>smart city</em> <em>grassroots</em>, c’est-à-dire qui vienne du bas, de la base, constituée de <em>hackerspaces</em> éparpillés et reliés entre eux, eh bien c’est à peu près l’inverse de la définition qu’on vient d’entendre. Mais Sénamé a aussi dit quelque chose sur lequel il faut revenir. Il a dit que dans les <em>smart cities</em> telles qu’on les rêvait à l’époque, il voyait, lui, un impérialisme. C’est quand même assez fort comme critique. Je suis curieux de savoir ce qu’il reprochait à cette idée de <em>smart city</em>.
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Je pensais, jusqu’à ce moment-là, que ce concept nous entraînerait fatalement vers une sorte d’extrémisme logicien, en tout cas, pour sûr, en colonialisme tel qu’il se proposait en Afrique et j’ai vu le potentiel d’en faire quelque chose de non monopolistique, si on restituait aux populations la capacité de développer elles-mêmes les technologies, de les posséder, etc. le meilleur moyen, selon moi, de faire cela, c’était de démocratiser des lieux de production de la technologie.
<b>Xavier de La Porte : </b>OK. Donc là de très gros mots ont été prononcés : extrémisme logicien, colonialisme. Avant que Sénamé ne me raconte plus avant son projet de réappropriation démocratique, j’ai besoin qu’il m’explique pourquoi il emploie des expressions aussi dures.
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Pour être très schématique, j’ai identifié dans les technologies deux prétentions et une intuition.<br/>
La première prétention c’est que les technologies avaient l’air de divorcer de quelque chose qui jusque-là allait de soi qui est que les outils étaient au service du social. Avec les technologies du digital, la technè semble glisser de son socle social et ambitionner de devenir du social en soi, c’est-à-dire que la technologie abandonne la logique de service et se fait un monde autonome que les humains peuvent explorer.
<b>Xavier de La Porte : </b>Ouais ! Là Sénamé est tellement schématique, c’est lui qui le dit, que je ne suis pas sûr de bien comprendre, enfin !, je comprends l’assemblage des mots : la technologie numérique se serait comme autonomisée et ne servirait plus le social comme les précédentes technologies l’avaient toujours fait. Elle se serait constituée comme monde en soi. Je vois bien en quoi l’industrie automobile est moins holistique, c’est-à-dire que ça se propose moins comme un monde en soi que l’industrie numérique. Je comprends bien, quand il dit ça, que Sénamé ne pense pas seulement au métavers, il pense à une expérience beaucoup plus large de la technologie qui vient comme imposer sa logique au monde. Mais pourquoi est-ce un problème ?
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Parce qu’on a déjà connu ça. Il y a déjà eu une logique de service qui s’est émancipée du service. Si tu penses à l’économie : cette logique de service s’est abstraite du social lui-même pour devenir un monde en soi, qui prend ses lois en elle-même, donc qui fonctionne désormais sur des lois complètement magiques et qui en impose maintenant aux sociétés humaines. Cette même abstraction pourrait s’opérer demain dans les nouvelles technologies.
<b>Xavier de La Porte : </b>Ça y est, je saisis ce que Sénamé dit et il faut reconnaître que c’est assez fort. Si je comprends bien, il m’explique qu’un outil créé par l’humain peut s’abstraire des raisons pour lesquelles il a été créé et finir par imposer ses propres lois. L’analogie avec l’économie est lumineuse. C’est vrai que l’économie impose ses lois comme si elles étaient des lois de la nature, alors qu’on sait bien que ça n’est pas le cas. Je me souviens d’ailleurs avoir lu des textes d’économistes hétérodoxes, pas libéraux, expliquant par exemple que la loi de l’offre et de la demande, considérée en général comme une vérité économique déduite de l’observation du réel, était, en fait, une pure construction. Il n’y a pas de loi de l’offre et de la demande dans la société, il y a juste des modèles économiques qui imposent ce rapport entre l’offre et la demande.<br/>
Appliqué aux technologies numériques , ça voudrait dire qu’elles pourraient finir par nous imposer leurs lois, leur propre logique. Mais je me demande quelles pourraient être ces lois. Je pense à une parmi d’autres, la loi selon laquelle, pour qu’un service fonctionne mieux, qu’il serve mieux, il faudrait qu’il me connaisse donc qu’il ait accès à mes données personnelles. C’est une logique qu’on finit par incorporer, c’est une loi à laquelle nous nous sommes soumis avec plein de conséquences terribles. Avant le numérique, aucune technologie n’imposait cette loi. Ma bagnole me servait très bien sans rien savoir sur moi ; mon walkman me servait très bien sans rien savoir sur moi ; ma télé me servait très bien en croyant savoir des trucs sur moi, mais, en fait, elle ne savait rien. Le numérique a imposé une autre loi comme si elle était naturelle. Résultat, nous filons nos données ne pensant que c’est normal et c’est tout un monde qui s’élabore comme ça, celui dans lequel on entre quand on est sur nos smartphones, quand on est sur nos ordinateurs, maintenant dans nos bagnoles, dans le métro, etc. Ce monde c’est aussi notre monde.
OK. Maintenant je comprends ce que Sénamé annonçait comme la première prétention du technologique. Il a dit qu’il y en avait une deuxième, je serais curieux de savoir laquelle.
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>La deuxième c’est le pouvoir qu’ont de plus en plus les groupes technologiques et qui pourrait amener le capitalisme à se dire qu’au lieu de forcer des États à fonctionner comme des entreprises, il aura plus vite atteint son objectif en créant des entreprises qui deviennent des États. C’est facile à montrer puisqu’on a eu de gros signaux essentiellement de Facebook ces dernières années, tentative de battre monnaie, de créer son propre système de jugement, etc.
<b>Xavier de La Porte : </b>Intéressant ça. La logique capitaliste a d’abord poussé les États à se comporter comme des entreprises, ça on le sait, on le voit tous les jours ; nous sommes quand même dirigés par un président qui a théorisé la <em>Start-up Nation</em>, mais Sénamé ajoute une autre étape. La logique capitaliste pousse aujourd’hui les entreprises, dit-il, à se substituer aux États ; ça c’est autre chose. L’exemple de Facebook, que donne Sénamé, est assez évident, mais ça me rappelle aussi un bouquin que l’ex-patron de Google, Eric Schmidt, avait écrit en 2013 avec Jared Cohen. Ce bouquin s’appelait <em<The new digital age </em>, rien que ça, et, parmi mille autres conneries, Eric Schmidt et Jared Cohen expliquaient que les États étaient vraiment un truc du 20e siècle voire d’avant, des énormes structures bien lourdes, bien empêchantes, bien peu mobiles et qu’il était temps de les réduire à leur portion congrue pour les remplacer par ces organisations merveilleusement agiles et innovantes que sont donc les entreprises de la tech.
Qu’Eric Schmidt pense ça ce n’est pas dingue, il était le patron de Google à cette époque, mais  Jared Cohen, lui, avant de devenir un businessman, il avait le conseiller de deux ministres des Affaires étrangères américaines, Condoleezza Rice et Hillary Clinton, une républicaine et une démocrate, ce qui dit quelque s chose de la colonne vertébrale politique du mec. Bref !, ce que Sénamé appelle la deuxième prétention du technologique, c’est-à-dire constituer des entreprises en États, eh bien elle est tout à fait réelle et pas seulement dans l’esprit des patrons de la tech, des femmes et des hommes politiques le pensent aussi.<br/>
En plus de ces deux prétentions, Sénamé parlait aussi d’une intuition.
==14 ‘ 03==
<b>Sénamé Koffi Agbodjinou : </b>Cette intuition

Version du 26 novembre 2022 à 16:30


Titre : Quand le numérique colonise la ville africaine

Intervenants : Sénamé Koffi Agbodjinou - Xavier de La Porte

Lieu : Émission Le code a changé

Date : 25 octobre 2022

Durée : 43 min

Podcast

Page de présentation du podcast

Licence de la transcription : Verbatim

Illustration : Déjà prévue

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.


Transcription

Xavier de La Porte : J’ai un problème dans la vie, les idées l’excitent. Même quand elles sont déprimantes. J’ai encore une fois ressenti ça quand il a rencontré Sénamé Koffi Agbodjinou. C’était à la fin de l’été, à la Manufacture d’idées, le festival intello qui se déroule près de Mâcon où je vais chaque année.
Je devais le rencontrer pour discuter des villes africaines, de leur bétonisation et des éventuelles alternatives, dont on dispose, au tout ciment. Parce que Sénamé est togolais, architecte et urbaniste, et qu’il réfléchit notamment à ça, à ce qu’on pourrait proposer pour que les villes africaines soient autre chose que des océans de béton en quadrilatère, ce qui pose plein de problèmes environnementaux, économiques et même sociaux. Tout ça, à priori, n’a pas grand-chose à voir avec le numérique. Sauf qu’au fil de la discussion, des liens sont apparus et Sénamé s’est mis à me raconter une histoire. Une histoire qui n’est pas celle d’une réussite flamboyante comme les aime le monde de la techno. Ce serait plutôt l’histoire d’un échec, en tout cas d’une désillusion. Une histoire triste.
Mais cette histoire, j’ai envie de la raconter quand même, parce qu’au milieu se glissent plein d’idées. À sa manière, Sénamé est un penseur et les histoires tristes, quand elles sont dites par les penseurs, font réfléchir, parfois même peuvent être enthousiasmantes. On va partir du début. Sénamé est venu à Paris pour faire des études d’architecture dans les années 2000. En parallèle, il était inscrit à l’EHESS, l’École des hautes études en sciences sociales et un jour, la technologie s’est invitée dans tout ça.

Sénamé Koffi Agbodjinou : C’est une coïncidence un peu bizarre. Je m’étais inscrit en cours d’anthropologie. On nous demandait de choisir une matière un peu plus loin de nos centres d’intérêt et j’ai lu, sur la plaquette de l’ École des hautes études en sciences, un cours qui s’appelle « Discours et pratiques du futur ». Je me suis dit « il ne peut pas avoir plus éloigné du sujet des sociétés sauvages que ça ». Je suis allé à ce séminaire et quand je suis arrivé, ils étaient en train de visiter la Blackbox qui était un hackerspace à Paris, qui a fermé depuis. J’ai suivi le groupe et je suis arrivé dans cet espace où je voyais des gens dans le noir, en train de bricoler, mais surtout fascinés par quelque chose qui venait d’arriver, une imprimante 3D, une RepRap. Il m’a semblé, parce que je connaissais un peu l’épopée du micro-ordinateur, qu’il se passait, autour de cette machine, quelque chose qui ressemblait à ce qui s’est passé au Homebrew Computer Club quand ils ont fait rentrer, je crois que ça s’appelle Altair 8800 qui était le tout premier ordinateur qui tenait sur une table. Ça a rendu fous ces jeunes hackers à l’époque et ça a déclenché toute l’épopée de l’ordinateur portable avec des duos : Steve Jobs,/Steve Wozniak et Bill Gates/Paul Allen. Je me suis diT « il se passe quelque chose d’intéressant » , je me suis penché dessus et tout de suite, pratiquement en quittant cette visite, j’avais un projet pour l’Afrique autour des technologies avec lesquelles je venais de me réconcilier.

Xavier de La Porte : Là, j’aurais du demander à Sénamé pourquoi il parlait de réconciliation avec les technologies, mais je n’ai pas eu le réflexe. Je me suis dit que sans doute je comprendrai plus tard, je voulais avancer parce que ce que disait Sénamé m’a intrigué.
Quand moi j’ai vu apparaître la Rep-Rap je me suis aussi qu’il se passait quelque chose de dingue. On était environ au milieu des années 2000, cette imprimante 3D, entièrement libre, promettait en effet un nouveau rapport à la technologie, notamment parce qu’elle était capable de produire elle-même une partie des pièces qui la constituaient. Elle annonçait une ère où chacun allait être capable de produire des objets dont les modèles étaient entièrement libres aussi, en passant outre les circuits de production traditionnels. On allait pouvoir construire tout seul une semelle de chaussure, une poignée de porte, la pièce manquante d’une voiture pourquoi pas. C’était une promesse incroyable, une alliance de la technologie numérique et de la matière. Que ça provoque chez Sénamé l’idée immédiate d’un projet pour l’Afrique, c’est ça qui m’a intrigué et c’est donc ça que je lui ai demandé de m’expliquer.

Sénamé Koffi Agbodjinou : L’idée c’était de se dire que la technologie était suffisamment démocratisée pour qu’on puisse imaginer une smart city buttom-up. La mode des smart cities commençait à s’installer, il commençait à y avoir des projets de smart cities africaines et j’avais commencé à alerter sur le fait que ça avait le potentiel d’une nouvelle forme d’impérialisme qui pourrait même être un impérialisme terminal qui passerait par l’Afrique. Je voyais qu’en fait là il n’y avait pas que la technologie avec la façade de la Silicon Valley, mais qu’il y avait une sorte de niche incarnée par l’éthique hacker et les gens qui faisaient des choses très ouvertes, démocratisées, avec les nouvelles technologies. J’ai conçu ce projet que j’ai appelé rêve city ???. L’idée c’était de créer des petits labos sur le modèle de la Blackbox, dans pratiquement tous les quartiers d’une ville et d’investir chacun de ces laboratoires de la fonction de développer toutes les technologies qui rendraient smart dans le rayon de un kilomètre autour. De sorte que si tu as un lab à tous les deux kilomètres, tu as une petite smart city qui se bricole de façon grassroots.

Xavier de La Porte : Je me souviens aussi de cette époque-là, quand est apparue l’idée de la smart city, la ville connectée. D’ailleurs, en fouillant, je suis retombé sur une émission que j’avais faite en 2014 sur les smart cities ; il y avait deux invités, Nathalie Leboucher qui dirigeait le projet Orange Smart Cities et Antoine Picon, architecte, professeur aux Ponts et Chaussées et à Harvard et je leur avais demandé ce qu’était une smart city pour eux.

Antoine Picon, voix off : C’est une ville où on a suffisamment des capteurs, de puces, etc., pour savoir ce qui se passe. Depuis des micro-occurences, les consommations de compteurs, les problèmes d’embouteillage, l’État dans les différents réseaux techniques, on a tout ça et on est capable de faire remonter cette information. Ça va des systèmes techniques, mais on sait bien qu’avec la géolocalisation, on peut aussi savoir en temps réel où sont les gens. C’est une ville qui devient, en quelque sorte, sensible, c’est-à-dire que là où on avait un tissu de pierres, de béton et d’êtres vivants, là on a cette couche informationnelle qui pénètre partout et envoie des messages.

Nathalie Leboucher, voix off : L’autre étape c’est de traiter ces données, éventuellement de regarder entre les secteurs comment ces données peuvent utilisées, comment on peut faire ce qu’on appelle du data mining et surtout, après, de restituer cette information. C’est pour ça que le smartphone est clef parce que c’est l’outil du citoyen. Par exemple lorsque vous avez, en temps réel, l’arrivée des bus, ça veut bien dire que derrière tout ça il y a tout un système d’information sur l’arrivée du prochain bus.

Antoine Picon, voix off : Je crois que cette quantité énorme d’informations est devenue, finalement, le nerf de la guerre ou le sang, c’est ce dont tout le monde veut s’emparer. Le citoyen, bien sûr, le veut, les entreprises le veulent – on sait bien que Facebook et autres grandes entreprises sont quand même des choses pour ratisser de l’information ; les administrations sont intéressées par ça, les politiques, etc. Donc la question du traitement devient immédiatement une question sociale et politique : qui a accès à quelles informations et sous quelle forme ?

Xavier de La Porte : C’est sûr que quand Sénamé parle d’une smart city grassroots, c’est-à-dire qui vienne du bas, de la base, constituée de hackerspaces éparpillés et reliés entre eux, eh bien c’est à peu près l’inverse de la définition qu’on vient d’entendre. Mais Sénamé a aussi dit quelque chose sur lequel il faut revenir. Il a dit que dans les smart cities telles qu’on les rêvait à l’époque, il voyait, lui, un impérialisme. C’est quand même assez fort comme critique. Je suis curieux de savoir ce qu’il reprochait à cette idée de smart city.

Sénamé Koffi Agbodjinou : Je pensais, jusqu’à ce moment-là, que ce concept nous entraînerait fatalement vers une sorte d’extrémisme logicien, en tout cas, pour sûr, en colonialisme tel qu’il se proposait en Afrique et j’ai vu le potentiel d’en faire quelque chose de non monopolistique, si on restituait aux populations la capacité de développer elles-mêmes les technologies, de les posséder, etc. le meilleur moyen, selon moi, de faire cela, c’était de démocratiser des lieux de production de la technologie.

Xavier de La Porte : OK. Donc là de très gros mots ont été prononcés : extrémisme logicien, colonialisme. Avant que Sénamé ne me raconte plus avant son projet de réappropriation démocratique, j’ai besoin qu’il m’explique pourquoi il emploie des expressions aussi dures.

Sénamé Koffi Agbodjinou : Pour être très schématique, j’ai identifié dans les technologies deux prétentions et une intuition.
La première prétention c’est que les technologies avaient l’air de divorcer de quelque chose qui jusque-là allait de soi qui est que les outils étaient au service du social. Avec les technologies du digital, la technè semble glisser de son socle social et ambitionner de devenir du social en soi, c’est-à-dire que la technologie abandonne la logique de service et se fait un monde autonome que les humains peuvent explorer.

Xavier de La Porte : Ouais ! Là Sénamé est tellement schématique, c’est lui qui le dit, que je ne suis pas sûr de bien comprendre, enfin !, je comprends l’assemblage des mots : la technologie numérique se serait comme autonomisée et ne servirait plus le social comme les précédentes technologies l’avaient toujours fait. Elle se serait constituée comme monde en soi. Je vois bien en quoi l’industrie automobile est moins holistique, c’est-à-dire que ça se propose moins comme un monde en soi que l’industrie numérique. Je comprends bien, quand il dit ça, que Sénamé ne pense pas seulement au métavers, il pense à une expérience beaucoup plus large de la technologie qui vient comme imposer sa logique au monde. Mais pourquoi est-ce un problème ?

Sénamé Koffi Agbodjinou : Parce qu’on a déjà connu ça. Il y a déjà eu une logique de service qui s’est émancipée du service. Si tu penses à l’économie : cette logique de service s’est abstraite du social lui-même pour devenir un monde en soi, qui prend ses lois en elle-même, donc qui fonctionne désormais sur des lois complètement magiques et qui en impose maintenant aux sociétés humaines. Cette même abstraction pourrait s’opérer demain dans les nouvelles technologies.

Xavier de La Porte : Ça y est, je saisis ce que Sénamé dit et il faut reconnaître que c’est assez fort. Si je comprends bien, il m’explique qu’un outil créé par l’humain peut s’abstraire des raisons pour lesquelles il a été créé et finir par imposer ses propres lois. L’analogie avec l’économie est lumineuse. C’est vrai que l’économie impose ses lois comme si elles étaient des lois de la nature, alors qu’on sait bien que ça n’est pas le cas. Je me souviens d’ailleurs avoir lu des textes d’économistes hétérodoxes, pas libéraux, expliquant par exemple que la loi de l’offre et de la demande, considérée en général comme une vérité économique déduite de l’observation du réel, était, en fait, une pure construction. Il n’y a pas de loi de l’offre et de la demande dans la société, il y a juste des modèles économiques qui imposent ce rapport entre l’offre et la demande.
Appliqué aux technologies numériques , ça voudrait dire qu’elles pourraient finir par nous imposer leurs lois, leur propre logique. Mais je me demande quelles pourraient être ces lois. Je pense à une parmi d’autres, la loi selon laquelle, pour qu’un service fonctionne mieux, qu’il serve mieux, il faudrait qu’il me connaisse donc qu’il ait accès à mes données personnelles. C’est une logique qu’on finit par incorporer, c’est une loi à laquelle nous nous sommes soumis avec plein de conséquences terribles. Avant le numérique, aucune technologie n’imposait cette loi. Ma bagnole me servait très bien sans rien savoir sur moi ; mon walkman me servait très bien sans rien savoir sur moi ; ma télé me servait très bien en croyant savoir des trucs sur moi, mais, en fait, elle ne savait rien. Le numérique a imposé une autre loi comme si elle était naturelle. Résultat, nous filons nos données ne pensant que c’est normal et c’est tout un monde qui s’élabore comme ça, celui dans lequel on entre quand on est sur nos smartphones, quand on est sur nos ordinateurs, maintenant dans nos bagnoles, dans le métro, etc. Ce monde c’est aussi notre monde.

OK. Maintenant je comprends ce que Sénamé annonçait comme la première prétention du technologique. Il a dit qu’il y en avait une deuxième, je serais curieux de savoir laquelle.

Sénamé Koffi Agbodjinou : La deuxième c’est le pouvoir qu’ont de plus en plus les groupes technologiques et qui pourrait amener le capitalisme à se dire qu’au lieu de forcer des États à fonctionner comme des entreprises, il aura plus vite atteint son objectif en créant des entreprises qui deviennent des États. C’est facile à montrer puisqu’on a eu de gros signaux essentiellement de Facebook ces dernières années, tentative de battre monnaie, de créer son propre système de jugement, etc.

Xavier de La Porte : Intéressant ça. La logique capitaliste a d’abord poussé les États à se comporter comme des entreprises, ça on le sait, on le voit tous les jours ; nous sommes quand même dirigés par un président qui a théorisé la Start-up Nation, mais Sénamé ajoute une autre étape. La logique capitaliste pousse aujourd’hui les entreprises, dit-il, à se substituer aux États ; ça c’est autre chose. L’exemple de Facebook, que donne Sénamé, est assez évident, mais ça me rappelle aussi un bouquin que l’ex-patron de Google, Eric Schmidt, avait écrit en 2013 avec Jared Cohen. Ce bouquin s’appelait <em<The new digital age , rien que ça, et, parmi mille autres conneries, Eric Schmidt et Jared Cohen expliquaient que les États étaient vraiment un truc du 20e siècle voire d’avant, des énormes structures bien lourdes, bien empêchantes, bien peu mobiles et qu’il était temps de les réduire à leur portion congrue pour les remplacer par ces organisations merveilleusement agiles et innovantes que sont donc les entreprises de la tech.

Qu’Eric Schmidt pense ça ce n’est pas dingue, il était le patron de Google à cette époque, mais  Jared Cohen, lui, avant de devenir un businessman, il avait le conseiller de deux ministres des Affaires étrangères américaines, Condoleezza Rice et Hillary Clinton, une républicaine et une démocrate, ce qui dit quelque s chose de la colonne vertébrale politique du mec. Bref !, ce que Sénamé appelle la deuxième prétention du technologique, c’est-à-dire constituer des entreprises en États, eh bien elle est tout à fait réelle et pas seulement dans l’esprit des patrons de la tech, des femmes et des hommes politiques le pensent aussi.
En plus de ces deux prétentions, Sénamé parlait aussi d’une intuition.

14 ‘ 03

Sénamé Koffi Agbodjinou : Cette intuition